Abby gardait les yeux rivés sur le balayage vert de l’écran radar. Le Marea traçait poussivement sa route à travers l’épais brouillard, à cinq nœuds par heure. Sur les fenêtres de la cabine, la buée ruisselait à grosses gouttes.
— Ma pauvre tête, gémit Jackie. Ne m’oblige pas à faire ça.
— On y est presque.
— Pas de doute, tu ferais un bon capitaine Bligh, toi.
La jeune fille déboucha un tube d’aspirine et en sortit deux comprimés, qu’elle avala avec de la bière. Elle tendit la bouteille à Abby.
— Allez ! C’est par le mal qu’on soigne le mal.
Abby fit non de la tête, sans décoller les yeux du radar.
— C’est encore ce bateau…
— Quel bateau ?
— Ici.
Elle pointa un gros point vert à l’écran, à environ un demi-mille marin derrière elles.
— Quel genre de bateau ?
— Je n’en sais rien. Du genre pas bien gros. Je crois qu’il nous suit.
— Comment est-ce que tu peux être sûre que ce n’est pas un pêcheur ?
— Qui viendrait pêcher dans un tel brouillard ? répondit-elle en trifouillant les boutons. On n’y voit que dalle !
— Coupe le moteur.
Elle obéit, et le bateau se mit à dériver. Les deux jeunes femmes tendirent l’oreille.
— Tu entends ça ?
— Ouais, souffla Jackie.
— Ce bateau nous colle aux fesses depuis deux heures, maintenant.
— Pourquoi quelqu’un voudrait-il nous suivre ?
— Pour nous piquer notre trésor ? suggéra Abby en redémarrant le moteur.
Elle accéléra, l’œil toujours fixé sur le point vert, qu’elle s’attendait à voir bouger d’un moment à l’autre. Il se contenta pourtant de rester là où il était.
Elle mit le cap à vitesse réduite sur la façade la plus abritée de Shark Island. Elles en auraient vite fait le tour : ce n’était guère qu’un tas de rochers sans arbres perdu au milieu de l’océan, avec d’un côté une pente douce et de l’autre une falaise abrupte qui, de loin, lui donnait l’apparence d’un aileron de requin. Abby n’y avait jamais mis les pieds, pas plus que quiconque dans son entourage.
— Abby, tu crois vraiment qu’on va la trouver, cette météorite ?
Celle-ci haussa les épaules en silence.
— Rien de mieux qu’un bédo pour apaiser les doutes, déclara Jackie.
Et, sans plus attendre, elle se roula un joint.
— On a du boulot, fit remarquer Abby avec irritation. Tu ne peux pas attendre ?
— Trop de travail et pas de plaisir font de Jackie une fille bien triste.
Abby soupira et regarda la jeune femme faire tourner la molette de son briquet qui, du fait de l’humidité ambiante, refusa de s’allumer.
— Je descends.
Elles étaient à présent à moins d’un kilomètre de Shark. Abby réduisit les gaz, toujours attentive aux indications du chartplotter et du sonar. Il y avait tout autour de l’île des bancs rocheux que la marée descendante rendait particulièrement traîtres. Elle mit le bateau à l’arrêt.
— Jackie, jette l’ancre.
Celle-ci remonta, le joint à la main, et regarda autour d’elle.
— Sacrée brouasse, comme dirait mon grand-père.
Elle glissa le reste de son pétard dans une petite boîte prévue à cet effet, s’avança vers l’ancre et ouvrit la manille.
— Prête ? s’enquit-elle.
— Tu peux y aller !
L’ancre glissa par-dessus bord. Abby renversa le sens de la marche tandis que Jackie s’occupait de dérouler la ligne pour assurer la bonne prise de la pelle et sécuriser le mouillage.
— Alors, elle est où cette île ? lança-t-elle en retournant dans la cabine.
— À environ deux cents mètres au sud. Je n’ai pas osé me rapprocher plus.
— Deux cents mètres ? C’est pas moi qui rame !
— Je m’en charge.
Abby jeta tout le nécessaire dans le canot pneumatique : corde, pioche, pelle, seau, sac à dos avec soda et sandwichs, ainsi que la boîte d’allumettes, la bombe lacrymogène, la gourde d’eau et les lampes torches dont elles ne se séparaient jamais.
— C’est pour quoi, la pelle et la pioche ? demanda son amie.
— La météorite est forcément ici, expliqua-t-elle avec une conviction un peu forcée.
Au fond d’elle-même, elle n’était pas dupe. De qui se moquait-elle ? Cela dit, cette réponse résumait assez bien sa vie : elle passait son temps à enchaîner les idées à deux balles.
Prenant appui sur le plat-bord, elle se positionna tant bien que mal à bord du canot pneumatique et glissa les rames dans les dames de nage. Jackie prit place à l’arrière.
— Toi, tu prends la boussole et tu maintiens le cap, ordonna la chef d’équipage.
Jackie poussa le bateau et Abby commença à pagayer. Derrière elles, le Marea disparut dans la brume. Elles dépassèrent bientôt un rocher qui pointait hors de l’eau telle une dent noire dévorée par les algues. Il n’y avait pas un souffle de vent, et la houle ondoyait paresseusement ; récif après récif, les deux jeunes filles se rapprochèrent progressivement de leur destination. Abby sentait le brouillard dégouliner dans ses cheveux, sur son visage et à l’intérieur de ses vêtements.
— Je comprends mieux pourquoi tu ne voulais pas qu’on s’approche d’ici avec le Marea, déclara Jackie tout en balayant du regard les rochers, dont certains, hauts de deux mètres, se profilaient dans la brume à la manière de silhouettes humaines jaillissant de l’eau.
Imperturbable, Abby continua de ramer.
— N’empêche, ça fout les jetons, s’esclaffa son amie. Faudrait planter un drapeau. Après tout, on est peut-être les premières à mettre les pieds ici.
La rameuse s’activait toujours, mais un profond découragement s’était emparé d’elle. C’en était presque fini. Il n’y aurait pas de météore.
— Hé, je suis désolée pour mon sale caractère, tout à l’heure. Même si on ne trouve pas la météorite, on aura quand même vécu une sacrée aventure.
— C’est juste que je ne peux pas m’empêcher de repenser à ce que tu as dit, expliqua Abby en hochant la tête. Comment j’ai foutu ma vie en l’air en laissant tomber l’université. Mon père a économisé pendant des années pour me payer mes frais de scolarité. Résultat, j’ai vingt ans, j’habite toujours chez lui et je gâche ma vie comme serveuse à Damariscotta. Je suis vraiment une pauvre fille.
— Arrête avec ça, Abby.
— J’ai huit mille dollars de dettes que mon père n’a même pas fini de payer.
— Huit mille ? La vache ! Je n’étais pas au courant.
— Il se lève à 3 h 30 pour installer ses pièges. Il bosse comme un damné, il m’a élevée tout seul après la mort de maman, et moi, qu’est-ce que je fais ? Je lui pique son bateau. Pourquoi suis-je aussi ingrate ?
— C’est leur boulot, à nos parents, de trimer pour nous, plaisanta Jackie avec un manque évident d’entrain. C’est comme ça, c’est la vie. Ah ! On arrive.
Abby tourna la tête pour regarder par-dessus son épaule. Derrière elle se découpait la silhouette de l’île, sombre et diffuse. Pas de plage en vue : juste des rochers couverts d’algues.
— Prépare-toi à te mouiller, avertit-elle.
Le bateau heurta un rocher plat, autour duquel Abby manœuvra avant de descendre, munie de la corde d’amarrage. La mer en se retirant lui lécha les mollets ; les pieds dans l’eau, elle se prépara. Son amie lança à terre la pioche, la pelle et le sac à dos, descendit à son tour, et les deux filles tirèrent le bateau à terre. Elles purent alors contempler l’île.
Un spectacle de désolation s’ouvrait devant elles. Des morceaux de granit s’élevaient en amas gigantesques, parsemés de troncs d’arbres abattus et de toutes sortes de déchets maritimes : matériel de pêche à moitié détruit, bouées cassées, cordes effilochées. Les rochers étaient blancs de fiente d’oiseaux ; au-dessus de leur tête, un millier de volatiles invisibles tournoyaient et braillaient comme pour protester contre cette présence humaine.
Abby enfila le sac à dos et les deux filles enjambèrent les éboulis et autres déchets pour attaquer la pente rocheuse. Son sommet était constitué d’une prairie de marisques ; derrière celle-ci s’élevait une pente abrupte, jusqu’à la falaise où se dressait une gigantesque excroissance de granit fendu, semblable à un dolmen, et que les glaciers avaient laissée derrière eux. Les marisques cédaient alors la place à des groseilliers auxquels se mêlaient des buissons de piment royal courbés par les intempéries. Elles se dirigèrent vers le rebord de la falaise, au-delà de la stèle de granit.
De l’autre côté, Abby s’arrêta avec stupéfaction.
— Bon sang !
Devant elle se trouvait un cratère très récent, d’environ un mètre cinquante de diamètre.