Les bras ballants, Harry Burr prenait soin d’adopter l’air abruti du chaland de base en arpentant ce centre commercial miteux et populo, dont un bon quart des devantures était inoccupées. Un plan à codes couleur lui indiqua l’endroit où il devait se rendre. L’air conditionné tournait à fond : une température sibérienne était sans doute indispensable si l’on voulait garder l’autochtone au frais. Il ne s’agissait surtout pas que ces gros lards fassent une attaque avant d’avoir craché leurs dollars.
Il trouva finalement ce qu’il cherchait : une porte dose marquée de l’inscription « Sécurité ». Il frappa, attendit, actionna la poignée. Sans succès. Il regarda autour de lui : pas le moindre agent de sécurité en vue.
Voilà qui était prodigieusement agaçant Burr sentit la bile lui enflammer la gorge. Tout semblait partir en couille. Il n’était tout de même pas en train de perdre la main ? Ses recherches lui avaient révélé que Ford était un ancien de la CIA, et cet enfoiré avait trouvé le moyen de lui filer entre les doigts au moment où l’autre Japonais sur ressorts lui avait jailli à la figure avec son flingue. Dieu merci, il n’était pas fichu de tirer correctement : il n’avait probablement jamais utilisé de .45 de toute sa vie. Et puis, au motel, le type lui avait encore échappé. Pour le coup, Burr n’aurait pas volé son salaire.
Il s’efforça d’étouffer sa colère. Il se targuait d’être d’un naturel enjoué, et pas du genre à se morfondre ou à sombrer dans la rancune. C’était l’une de ses forces : ne pas s’impliquer émotionnellement dans ce qui ne consistait au fond qu’à tuer des gens pour de l’argent. Du moins, c’était ce qu’il aimait à penser. Cette fois-ci non plus, il ne s’agissait pas d’en faire une affaire personnelle.
Il balaya du regard le centre commercial. Les clients matinaux commençaient à affluer. Mais toujours pas de gars de la sécurité en vue. Plutôt que de gaspiller son temps à les chercher, il décida de les attirer à lui. Faire venir la montagne à Mahomet, en quelque sorte. Du coin de l’œil, il aperçut un magasin de disques. Il entra et repéra un bon pigeon au rayon heavy métal ; immédiatement, il fit mine de s’intéresser aux CD. On ne pouvait pas rêver meilleure cible : un gothique boutonneux aux cheveux violets qui puait le shit et trimbalait avec lui un grand cabas. Après avoir choisi un album du groupe Spineshank, Burr marcha vers lui et le bouscula légèrement en passant.
— Excusez-moi.
Le gothique grommela quelque chose d’inintelligible avant de se remettre à fouiller dans les bacs, tandis que Burr se dirigeait vers les caisses, où il attendit son pigeon. Aussitôt que celui-ci franchit le portail magnétique, le système d’alarme se mit en branle et le pauvre type resta pétrifié sur place, comme un cerf sous les phares d’une voiture, avec sur ses yeux cerclés de khôl une expression de totale incrédulité.
Et c’est alors que la montagne vint à Mahomet, deux montagnes pour être plus précis, bruyantes et menaçantes. Bien vite, le gothique se trouva solidement entouré. Ils fouillèrent son sac, pour y trouver le disque de Spineshank. Passant outre à ses protestations aussi inefficaces que peu plausibles – le CD avait dû tomber là par accident, expliquait-il –, les deux vigiles lui infligèrent un véritable interrogatoire policier.
Burr en profita pour s’approcher d’eux, équipé de l’insigne de police qu’il avait subtilisé à un flic de Washington suffisamment négligent pour se laisser faire les poches lors d’un contrôle routier.
— Agent Wilson ? demanda-t-il à celui des deux qui semblait diriger, après avoir lu son nom sur sa poitrine.
— Oui ?
— On m’a dit que vous étiez la personne à qui m’adresser.
— Ah bon ?
— C’est à propos du vol de voiture, ce matin. Je suis l’agent de liaison entre Washington et la Virginie, de la brigade d’infiltration. Je suis chargé des enquêtes sur les véhicules motorisés. Lieutenant Moore.
Il lui tendit la main ; Wilson la serra.
— On peut se parler en privé ?
— Bien entendu.
Il entraîna le vigile loin des cris de plus en plus stridents du gamin, à qui l’on venait de passer les menottes, sortit un petit calepin, se lécha le doigt et commença à en feuilleter les pages.
— Ça ne prendra pas plus de quelques minutes. Juste le temps de mettre deux ou trois détails au clair.
— Le fichier a été classé. Nous avons déjà transmis toutes les informations que nous avions à la police d’État.
Burr roula des yeux pour signifier son dégoût de la bureaucratie.
— On est un peu débordés, ces jours-ci. Ça peut prendre une semaine d’ici à ce que le fichier refasse surface. Mais vous pouvez me simplifier la vie, expliqua-t-il avec un petit clin d’œil. Qu’est-ce que vous en dites ?
— Bien sûr, lieutenant. Heureux de pouvoir vous aider.
L’agent de sécurité correspondait exactement à l’idée que Burr se faisait des gens de son espèce : sa personnalité ressemblait à une petite cellule sans fenêtres qui puait l’après-rasage. Wilson, flatté de son importance, se rendit à son bureau, s’y assit, ouvrit un tiroir et en sortit un dossier.
— J’aurais besoin du numéro d’immatriculation, nom du modèle, témoins éventuels… Tout ce que vous avez, quoi. La routine.
— Pas de témoins, lieutenant, répondit Wilson avec toute la sévérité qu’exigeaient des faits d’une telle gravité. Le véhicule, un pick-up King Cab Ford F150 de couleur blanche, modèle de 1985, immatriculé en Virginie…
D’une voix claire et sonore, il débita tous les détails dans un langage typiquement policier, que Burr prit dûment en note.
— On finira par le retrouver, assura Wilson. Ce ne sont très certainement que des gamins en virée. Aucun atelier de démontage ne serait intéressé par un vieux modèle comme celui-ci.
— Je suis persuadé que vous résoudrez cette affaire.
Burr griffonna encore un moment sur son calepin avant de ranger son stylo en or et de reprendre :
— Ne vous fatiguez pas à m’appeler. Je vous contacterai moi-même par téléphone. Lorsque ce pick-up refait surface, je tiens à être mis au courant. Vous avez une carte ?
Wilson acquiesça.
— Je vous remercie pour votre aide, conclut Burr. Il vaudrait mieux – par pur souci de diplomatie, vous comprenez –, ne pas mentionner ma venue ici aux commissariats centraux de Washington et de Virginie. Ils n’apprécient pas beaucoup lorsque quelqu’un de la brigade d’infiltration se permet de contourner leur muraille de bureaucratie pour remonter directement à la source.
Il adressa à Wilson un nouveau clin d’œil de connivence.
— Vous pouvez compter sur moi, assura celui-ci avec le sourire.
Le tueur prit congé et retourna à sa Coccinelle. Nom de Dieu, ce qu’il faisait chaud, surtout après avoir goûté à l’air réfrigéré du centre commercial. Ford et la fille s’étaient très certainement trouvé une planque quelque part. Il ne lui restait rien d’autre à faire que de se mettre au frais en attendant que la police retrouve le véhicule. Cognant sur son volant de frustration, il marmonna un juron. C’était une situation bien merdique. Peut-être ferait-il une exception, cette fois-ci. Peut-être prendrait-il plaisir à les descendre.