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Mark Corso pénétra à l’intérieur de l’appartement de son ami, un petit studio en sous-sol dans l’Upper West Side. Il déposa le courrier sur la table et s’affala dans un fauteuil. La tête calée contre le coussin, il ferma les yeux, laissant la gueule de bois s’installer peu à peu. Cela faisait trois jours que, de 13 heures à 1 heure du matin, il enchaînait les doubles services à Moto, un bar de Brooklyn où il tenait le coup grâce aux vodkas orange qu’il sirotait à très petites gorgées sous le comptoir. Mais même avec toutes ces heures supplémentaires, il n’avait toujours pas de quoi s’acquitter de son loyer impayé. Il lui fallait absolument son chèque d’indemnités du NPF, et vite. Son peu de temps libre, il le consacrait à chercher du travail ou à affiner et optimiser les photos du disque dur avec un souci du détail qui virait à l’obsession. Il ne dormait presque pas. Et, pour couronner le tout, Marjory Leung lui manquait terriblement. Nuit et jour, il fantasmait sur son long corps souple, parfaitement nu. Il l’avait eue au téléphone une demi-douzaine de fois déjà, mais il semblait assez évident que leur relation arrivait à son terme. Ils resteraient bons amis malgré tout.

Luttant contre le sommeil, il se força à se lever pour vérifier le courrier : les réponses à ses innombrables candidatures formaient un petit tas d’une minceur démoralisante. Il puisa en lui le peu de volonté qu’il lui restait pour ouvrir la première lettre. Il arrêta sa lecture à la première ligne, écrabouilla le papier dans sa main et le jeta par terre. Il enchaîna sur la seconde lettre, puis sur la troisième et la quatrième.

Les boules de papier tombèrent à ses pieds.

À la sixième et dernière, il s’arrêta tout net. Elle venait du bureau du personnel de Cal Tech, la société qui gérait le NPF. Il crut dans un premier temps qu’il s’agissait de son chèque d’indemnités, mais il ne trouva rien d’autre dans l’enveloppe qu’une simple feuille de papier qu’il parcourut avec incrédulité. Ses yeux s’attardèrent sur le premier paragraphe.

« Après un examen attentif de votre relevé d’emploi et de l’avis de licenciement motivé émis par votre supérieur hiérarchique au NPF, nous avons le regret de vous informer que vous n’êtes pas éligible aux indemnités de cessation d’emploi et au crédit de congé non utilisé tels que les définit votre contrat de travail. Nous vous renvoyons aux articles 4.5.1 à 6 du Manuel des employés… »

Il relut la lettre dans son intégralité avant de la balancer sur la table. Ce n’était pas possible, ça ne pouvait pas lui arriver. Ces salauds lui devaient deux semaines d’indemnités et deux semaines de congés non utilisés : plus de huit mille dollars. Après six ans d’université et quatre-vingt mille dollars de prêt pour financer ses études, le voilà qui squattait l’appartement en sous-sol d’un ami avec moins de cinq cents dollars sur son compte en banque, pas de travail et aucune perspective d’emploi. Son portefeuille parvenait à peine à contenir son stock de cartes de crédit arrivées à la limite de leur capacité de paiement. Et voilà maintenant qu’il n’avait même plus de quoi payer son loyer en retard.

Lentement, inexorablement, il se laissa envahir par une rage incontrôlable. Ces enfoirés du NPF lui donneraient les huit mille dollars qu’ils lui devaient. Cet argent, il le récupérerait, d’une façon ou d’une autre. Il devait sûrement exister un moyen de les coincer.

La porte s’ouvrit et son colocataire entra.

— Hé Mark, je suis désolé d’insister lourdement mais il va vraiment falloir que tu me paies. Du genre maintenant.

 

Ses valises à la main, Mark Corso s’approcha de la vieille maison en grès de sa mère, à Greenpoint. Sa gueule de bois avait désormais pris des proportions épiques. La bouche pâteuse et les yeux comme englués dans leurs orbites, il sonna. Il aurait voulu la prévenir de son arrivée, mais n’avait pu s’y résoudre. Derrière la porte, il entendit le frottement des petits pas contre le parquet et le cliquetis des serrures que l’on déverrouillait.

— Qui est-ce ? demanda une voix chevrotante, mal assurée.

— C’est moi. Mark.

Le dernier verrou tourna. Sa mère se tenait devant lui : petite, rondelette, les cheveux argentés. Son visage s’illumina.

— Mark !

Elle le prit dans ses bras et le serra très fort contre elle, une fois, deux fois. Elle sentait les pâtes fraîches ; ses bras étaient couverts de farine.

— Qu’est-ce que c’est ? Tes valises ? Tu reviens t’installer ici ? Ne reste pas dans le froid, voyons, entre ! Tu vas passer un peu de temps ici ou tu es juste de passage ? Tu as l’air tellement fatigué !

Elle l’étreignit à nouveau, les yeux humides d’émotion. Sans qu’il lui oppose la moindre résistance, elle l’entraîna dans le séjour, où elle le fit asseoir dans le canapé.

— Je vais te préparer un sandwich au beurre de cacahuète et à la guimauve, comme tu les aimes. Pendant ce temps, toi, tu restes ici et tu te reposes. Tu as tellement maigri !

— Je vais bien, maman.

Corso se débarrassa de ses chaussures, s’étendit dans le canapé et, les mains derrière la tête, se laissa absorber par les motifs en spirale du plafond en stuc qu’enfant il avait si souvent contemplés. Il songea à l’argent que lui devait le NPF. Ils ne pouvaient pas lui supprimer deux semaines d’indemnités juste comme ça, sans lui laisser le moindre recours. Et les deux semaines de congés ? Il les avait amplement méritées. C’était profondément injuste. Il se demanda si par hasard Derkweiler n’intervenait pas activement pour l’empêcher de trouver du travail. Ses recherches n’avaient pour l’instant pas donné le moindre résultat. Il n’en revenait toujours pas : le voilà qui tenait entre ses mains la découverte de toute une vie, sans pouvoir en faire quoi que ce soit. Pis encore, il lui fallait subir les pires humiliations de la part de la communauté scientifique.

Il lui restait un atout en main : le disque dur. Quand finiraient-ils par s’apercevoir de sa disparition ? Il lui vint une idée. Il y a quelques années de cela, un disque dur hautement confidentiel avait été égaré par le laboratoire national de Los Alamos. L’événement avait fait la première page du New York Times et entraîné l’éviction du directeur et de toute une flopée de scientifiques. Peut-être suffirait-il que celui du NPF finisse dans un bureau du FBI. Le simple fait qu’il ait pu sortir de l’enceinte du centre causerait un scandale retentissant. Et à qui ferait-on porter le chapeau ? Au directeur de mission.

Il se redressa. Voilà la solution. Chaudry pouvait dire adieu à sa carrière si l’on apprenait qu’un employé de son unité avait réussi à dérober des données confidentielles. Et Derkweiler subirait sans doute le même sort. Il les tenait tous les deux à sa merci. Aucun intérêt pourtant à les faire tomber par simple souci de vengeance. Non, la menace d’aller au FBI n’était que l’instrument de son chantage. Elle lui servirait de bâton, en quelque sorte. La carotte, c’était la célébrité que leur apporterait à tous deux sa découverte, ainsi qu’à lui-même. À condition qu’ils aient l’intelligence de le reprendre parmi eux.

Son plan était au point. Il ne ferait rien par écrit, un rapide appel téléphonique suffirait. Il ne demanderait rien d’autre que ce qu’il méritait, et que Chaudry pouvait lui accorder d’un simple coup de stylo : le réembaucher. Avec une telle découverte, on lui pardonnerait tout. Il se sentit gagné par une fébrilité grandissante. Si Chaudry rejetait son offre et divulguait la nouvelle de la disparition du disque dur, c’en était fini de sa carrière. Plus jamais il ne travaillerait sur des données confidentielles. C’était un homme intelligent, réfléchi et, mieux encore, ambitieux. Il verrait immédiatement où se trouvaient ses intérêts.

Corso regarda sa montre. Dix heures du matin à New York, 7 heures en Californie. Chaudry serait encore chez lui. C’était parfait.

Il ne lui fallut pas plus de trente secondes pour récupérer son numéro personnel sur Internet. Le cœur battant, il le composa avec une lenteur délibérée, tout en répétant dans sa tête le message qu’il s’apprêtait à lui délivrer. J’ai en ma possession un disque dur classé secret du NPF, contenant toutes les photos de Mars en haute définition. Freeman me l’a envoyé avant de se faire tuer. Sur ce disque se trouve l’image d’une construction extraterrestre. Une machine. Faites-moi confiance, aucune chance que vous la trouviez par vous-même. Moi, je sais où elle se trouve.

Voilà ce que je vous propose. Vous me réembauchez, je vous rends le disque dur et personne ne sera jamais mis au courant de cette infraction aux règles de sécurité. Nous pourrons alors nous partager la plus grande découverte scientifique de tous les temps. Si vous refusez, j’envoie le disque dur au FBI de façon anonyme. Vous serez fini. Foutu. Souvenez-vous de Los Alamos.

Je vous laisse le choix. Réfléchissez avant de commettre une erreur.

Le téléphone se mit à sonner.

— Allô ? répondit Chaudry d’une voix décontractée.