Wyman Ford pénétra à l’intérieur du très élégant bureau de Stanton Lockwood III, conseiller scientifique du président des États-Unis, sur la 17e Rue. Il n’avait pas oublié l’agencement de la pièce depuis sa dernière mission : le power wall, les photos de l’épouse et des chères têtes blondes, sans oublier le mobilier antique, témoignage de son influence dans les plus hautes sphères du pouvoir.
Le cheveu argenté et l’œil bleu plissé par un sourire, Lockwood contourna le bureau d’un pas alerte que l’épais tapis oriental se chargea d’étouffer. Il serra la main de Ford avec l’aplomb d’un homme politique.
— Ça fait plaisir de vous revoir, Wyman.
— Moi aussi, ça me fait plaisir de vous revoir, Stan, répondit Ford.
Lockwood lui rappelait Peter Graves, l’acteur aux cheveux blancs qui jouait le chef des agents secrets dans la série Mission impossible.
— Nous serons plus à l’aise ici, reprit son hôte.
Il désigna deux imposants fauteuils à oreilles disposés de part et d’autre d’une console Louis XIV. Le visiteur s’assit ; Lockwood, tirant légèrement sur la pliure de son pantalon en gabardine, s’installa en face de lui.
— Ça fait combien de temps ? Un an ?
— À peu près, oui.
— Café ? San Pellegrino ?
— Un café, merci.
Le conseiller scientifique fit signe à sa secrétaire et s’enfonça dans son fauteuil en cuir. Dans sa main droite, Ford aperçut la vieille pierre au trilobite qui lui servait d’antistress. Perdu dans ses pensées, Lockwood la fit rouler entre le pouce et l’index, le temps de reprendre ses esprits et d’adresser à son invité un sourire estampillé Maison Blanche.
— Vous avez participé à des enquêtes intéressantes, dernièrement ?
— Quelques-unes, oui.
— Prêt pour une nouvelle ?
— Si c’est du même genre que la précédente, non merci.
— Faites-moi confiance. Celle-ci, elle va vous plaire.
D’un signe du menton, il désigna une petite boîte en métal posée sur la table.
— On les appelle des « blondes ». Vous en avez entendu parler ?
Ford se pencha en avant et scruta le contenu de la boîte, qu’un couvercle en verre laissait entrevoir. À l’intérieur scintillaient plusieurs pierres précieuses d’un orange profond.
— Non, ça ne me dit rien.
— Elles ont fait leur apparition sur le marché de la vente en gros à Bangkok, il y a environ deux semaines. Elles s’échangent pour des sommes faramineuses : mille dollars le carat taillé.
Un majordome fit son entrée, précédé d’une petite desserte tarabiscotée avec tasses en porcelaine, sucre de canne en morceaux, cafetière en argent et deux petits pichets, également en argent, contenant la crème et le lait. Le petit meuble à roulettes émit une série de couinements et de cliquetis avant de parvenir jusqu’à Wyman Ford, où il s’arrêta.
— Monsieur ?
— Noir, sans sucre, s’il vous plaît.
L’homme versa le café. Ford s’enfonça dans son fauteuil et sirota sa tasse brûlante.
— Je laisse le service ici, au cas où Monsieur voudrait se resservir.
Au cas où Monsieur voudrait se resservir, répéta Ford intérieurement. Il avala le contenu de sa petite tasse en porcelaine pour la remplir à nouveau.
Dans les mains de Lockwood, la pierre accéléra son rythme de rotation.
— J’ai mis sur le coup une équipe de géophysiciens de l’observatoire de Lamont-Doherty, dans la région de New York, pour savoir à quoi nous avons affaire. Ces pierres ont une composition inhabituelle, avec un indice de réfraction supérieur à celui du diamant, une densité de 13,2 et un indice de dureté de 9. Cette couleur jaune orangé est quasiment unique de par son intensité. C’est une pierre magnifique, mais il y a un hic : elle contient un fort taux d’américium 241.
— Qui est radioactif.
— Exactement. Et avec une demi-vie de quatre cent trente-trois ans. Le niveau de radioactivité n’est pas suffisant pour vous tuer sur le coup. Par contre, à long terme, les effets secondaires sont garantis. Portez-les en collier pendant quelques semaines et vous commencerez à perdre vos cheveux ; gardez-en une poignée autour de vous pendant plusieurs mois, et vous risquez d’avoir pour descendance la créature du lac noir.
— Charmant.
— Ces pierres sont dures mais friables : on peut assez facilement les broyer. Il suffirait d’en mettre quelques kilos réduits en poudre dans une ceinture piégée et, avec un peu de C4, de faire exploser le tout sur Battery Park. Pour peu qu’il y ait un vent du sud, vous voilà avec un joli nuage radioactif sur tout le quartier d’affaires. De quoi réduire en fumée plusieurs centaines de milliards de dollars de capitaux financiers en une demi-heure de temps. Et de quoi rendre tout le sud de Manhattan inhabitable pour plusieurs siècles, bien sûr.
— Joli coup, à condition de pouvoir s’approvisionner.
— Inutile de vous dire que le Homeland Security est sur les dents.
— Les grossistes de Bangkok sont-ils au courant qu’on s’intéresse à eux ?
— Ceux qui ont une réputation à défendre ne veulent rien avoir à faire dans ce business. Ce sont les rebuts de la profession qui mettent ces pierres en circulation.
— On a une idée de leur origine ?
— On y travaille, justement. L’américium 241 n’existe pas à l’état naturel sur terre. À ce jour, il ne peut être fabriqué que dans un réacteur nucléaire, par la désintégration de l’uranium de qualité militaire. Ces « blondes » pourraient bien nous mettre sur les traces d’un programme nucléaire illicite.
Ford termina sa deuxième tasse et s’en servit une troisième.
— D’après nos informations, poursuivit Lockwood, tout porte à croire que ces pierres proviennent d’une seule et même source. Quelque part dans le Sud-Est asiatique, vraisemblablement au Cambodge.
— Quelle serait ma mission ?
— Je veux que vous vous rendiez à Bangkok pour infiltrer la filière. Je veux que vous remontiez à la source de ces pierres radioactives, que vous la localisiez et que vous nous en fassiez un rapport. Ensuite, vous rentrez ici.
— Et il se passe quoi, après ?
— On se débarrasse du problème.
— Pourquoi me demander ça à moi ? Pourquoi ne pas mettre la CIA sur le coup ?
— C’est une affaire délicate. Le Cambodge est l’un de nos alliés. Si vous vous faites attraper, il faut que nous puissions nier toute responsabilité. La CIA n’est pas adaptée à ce genre d’opération, rapide et précise. C’est un boulot pour une personne seule. Et j’ai bien peur que vous n’ayez pas leur soutien, sur ce coup-là.
— En tout cas, je vous remercie de votre proposition.
Il reposa sa tasse et s’apprêta à partir.
— Le Président a personnellement donné son feu vert à cette opération.
— Le café était excellent, répliqua Ford tout en se dirigeant vers la porte.
— Je vous promets qu’on ne vous laissera pas en rade, ajouta Lockwood. C’est simple comme bonjour : vous vous infiltrez, vous localisez le lieu d’extraction, vous repartez. Il n’y a absolument rien d’autre à faire. Ne vous occupez pas de cette mine. Nous n’avons pas encore fini d’étudier ces pierres précieuses. Elles sont peut-être d’une importance capitale.
— Ça ne m’intéresse absolument pas de retourner au Cambodge, répondit-il, la main sur la poignée de la porte.
— Vous savez, ce n’est pas en employant votre vie à fuir le passé que vous honorerez la mémoire de votre femme.
Désarçonné par cette remarque aussi douloureuse qu’inattendue, Ford se retourna vivement. Les bras croisés, il exhala un profond soupir.
— La rémunération est importante, continua Lockwood. Vous n’aurez pas la CIA dans les pattes, c’est vous qui dirigerez tout de A à Z, et vous travaillerez avec vos propres collaborateurs. Vous aurez également le soutien du Bureau ovale. Qu’est-ce qu’il vous faut de plus ?
— Et ma couverture ?
— Grossiste américain en pierres précieuses. Un trafiquant, du genre bien véreux.
— Ça ne marchera pas. Un grossiste ne s’intéresserait pas à la source, il se contenterait de passer par des intermédiaires. Je serai un magouilleur, un arriviste à la recherche du coup du siècle. Le genre de type persuadé de pouvoir négocier un meilleur prix en négligeant les revendeurs et en s’approvisionnant directement à la source.
— Dois-je comprendre que vous acceptez ?
— Sur mon casier judiciaire, je veux une arrestation pour trafic de cocaïne, annulée pour vice de procédure.
— Vous tenez tant que ça à vous faire tuer ?
— Ajoutez à cela deux accusations pour des meurtres particulièrement brutaux, acquitté dans chacun des cas. Ça les fera réfléchir à deux fois.
— Si vous voulez jouer à ce jeu-là, ce n’est pas moi qui vais vous en empêcher.
— J’aurai besoin d’or pour graisser quelques pattes. Des American Eagles.
— Vous les aurez.
— Je veux des traducteurs disponibles vingt-quatre heures sur vingt-quatre, sept jours sur sept, à l’aise dans toutes les langues les plus courantes du Sud-Est asiatique et particulièrement le thaï. Il y a aussi deux ou trois gadgets high-tech dont j’aurai besoin.
— Aucun problème.
— Si je tombe, enterrez-moi à l’Arlington Cemetery avec vingt et un coups de canon et tout le tremblement.
— Je suis sûr que ce ne sera pas nécessaire.
Un sourire sans joie se dessina sur les lèvres pincées de Lockwood.
— Alors ? reprit-il. Vous êtes de la partie ?
— Et pour ce qui est de ma rémunération ?
— Cent mille. Comme la dernière fois.
— Disons deux cents. Ça paiera l’assurance santé de ma secrétaire.
— Va pour deux cents.
Lockwood lui tendit la main. Ford la serra. Avant de quitter la pièce, il remarqua la vitesse à laquelle la pierre tournait dans la main parfaitement manucurée de son interlocuteur.