Le Marea glissa entre Marsh Island et Louds Island, sur une eau verte et paisible où se reflétaient les grands arbres sombres qui bordaient chacune des rives. Abby Straw manœuvra jusqu’à une petite crique isolée et mit le bateau à l’arrêt.
— Lâchez l’ancre, matelot !
Jackie bondit à l’avant, défit le loquet de sûreté et laissa la chaîne se dérouler.
— Nous sommes complètement seules, cria-t-elle à son tour. Pas le moindre bateau en vue.
— Parfait, répondit Abby tout en regardant sa montre. Il nous reste six heures de lumière pour chercher la météorite.
— Je meurs de faim.
— On va emporter un pique-nique.
Elles montèrent à bord du canot pneumatique et franchirent à la rame la centaine de mètres qui les séparait de la plage de galets. Après avoir tiré leur embarcation au-dessus de la laisse de haute mer, elles restèrent un moment sur la plage déserte, à observer leur environnement. Autour d’elles s’étendait la partie sauvage de l’île, couverte de détritus hivernaux : pièges à homards cassés, bouées abandonnées, morceaux de bois, cordes effilées. En se retirant, la mer avait laissé émerger des rochers bruns couverts d’algues, qui leur évoquaient les crânes chevelus d’étranges monstres marins. Le vent froid et humide qui soufflait dans les pins venait se mêler aux odeurs de sel, là où, derrière elles, la plage faisait place à une épaisse forêt d’épicéas noirs. Louds Island était pratiquement déserte à cette époque de l’année, et les quelques camps de vacances étaient fermés. Personne ne viendrait les déranger.
— Ouah ! Eh ben ça, c’est de la forêt ! s’exclama Jackie en contemplant l’imposante barrière verte. Comment va-t-on s’y prendre pour trouver un météore là-dedans ?
— Grâce au cratère et aux arbres abattus. Crois-moi, un roc de cinquante kilos qui tombe à une vitesse de plus de cent mille kilomètres-heure, ça laisse des traces.
Abby sortit sa carte et l’étala sur le sable, s’aidant de quatre pierres pour la lester. La ligne qu’elle avait tracée croisait l’île en diagonale, traversant la plage où elles avaient jeté l’ancre. Elle posa sa boussole sur la carte, effectua un relèvement et définit leur cap.
— On va dans cette direction.
— C’est parti !
Abby pénétra la première dans la dense forêt d’épicéas. Elle se souvint du poème qu’enfant elle avait dû apprendre par cœur pour le réciter devant ses parents et l’ensemble de l’école. Le jour venu, le trac l’avait littéralement paralysée. Elle était restée prostrée sur scène pendant une longue, une interminable minute avant de s’enfuir, les larmes aux yeux. Aujourd’hui, les vers lui revenaient tout naturellement en mémoire.
« Voici la forêt millénaire. Sous la bourrasque, pins et pruches,
Fantômes de l’aube aux barbes de mousse et à la verte parure,
Se dressent tels les druides d’antan, leur voix triste et prophétique. »
Mauvais timing ! Ça lui ressemblait tellement…
Elle s’aventura plus avant dans les bois, toujours fidèle à son relèvement. À travers les arbres élancés filtrait une faible lueur ; le vent gémissait dans les cimes et le sol tapissé de mousse craquait sous leurs pieds. Les deux jeunes filles poursuivirent leur progression au sein de cette formidable cathédrale de verdure, dont les arbres formaient comme une immense nef végétale. Abby s’enivrait des riches odeurs de pin qui évoquaient en elle les nombreuses fois où, petite fille, elle avait campé avec sa mère et son père dans une prairie située au nord de cette île. La petite famille dormait dans des sacs de couchage, sous le ciel étoilé. À cette époque, la bande de terre était encore à l’abandon et les vieilles fermes brinquebalantes tombaient en ruine. Aujourd’hui, les retraités commençaient à les racheter pour en faire des cottages. Bientôt, songea-t-elle, cet espace sauvage, ce sanctuaire abandonné de tous se peuplerait de jolis petits bungalows aux rideaux en dentelle, et les grands-mères, armées jusqu’aux dents, veilleraient à chasser les gamins de leur propriété.
Plus loin, la forêt se faisait plus dense, les obligeant à se frayer un chemin à quatre pattes sous les troncs abattus.
— Je ne vois pas de cratère, déclara Jackie.
— On vient à peine de commencer.
Elles atteignirent bientôt une clairière dans laquelle une enceinte de pierre cernait un petit groupe de pierres tombales : le vieux cimetière de l’île.
— C’est l’heure de manger ! s’écria Jackie.
Sur ce, elle balança son sac par-dessus le mur et l’escalada avant de se laisser elle-même tomber de l’autre côté. Prenant appui contre une pierre tombale, elle entreprit alors de rouler un joint. De son côté, Abby arpentait le cimetière, s’efforçant de déchiffrer les inscriptions sur chacune des pierres. Les drôles de patronymes des vieilles familles du Maine résonnaient en elle comme les noms des naufragés d’un monde englouti : Zebediah Loud, Hiram Carter, Ora May Poland, Nehemiah Swett. Ses pensées vagabondèrent un temps avant de s’attarder sur le souvenir de l’enterrement de sa mère. Ce jour-là, pour échapper à tous ces gens rassemblés autour de la tombe ouverte, elle était montée en haut d’une colline, où elle avait lu les inscriptions sur les pierres tombales. C’était sa façon à elle d’essayer de garder la tête froide. Du haut de cette butte, elle avait observé l’attroupement autour du trou béant, les arbres sans feuilles, l’herbe gelée, le gazon synthétique tout autour de la tombe, d’un vert luisant.
Elle ne parvenait toujours pas à accepter la mort de sa mère. Jamais elle n’oublierait le jour, à la clinique, où elle avait demandé au médecin comment une telle chose avait pu se produire. Il l’avait regardée d’un air tellement désemparé, cet homme qui avait tout fait mais que la nature avait finalement vaincu.
— Nous n’en avons aucune idée, lui avait-il répondu. Pour une raison que nous ignorons, il y a cinq ou dix ans, une cellule s’est divisée de façon anormale, et tout est parti de là…
Une cellule s’est divisée de façon anormale. Incroyable comme une chose si minuscule pouvait avoir des répercussions aussi énormes.
— Hé Mama, s’éleva la voix de Jackie au milieu des tombes. T’as pas un peu fini de prier tes ancêtres ? Allez, ramène-toi par ici partager ce bédo avec moi.
Abby vint rejoindre son amie, toujours adossée à sa pierre tombale.
— Mes ancêtres ? Parle pour toi, petite Blanche, répliqua-t-elle.
— Arrête tes conneries. T’es autant une fille du Maine que moi. Sans vouloir te vexer.
Elle s’assit les jambes croisées, tira une bouffée sur le joint et le rendit à sa propriétaire. Tandis que la sensation de chaleur lui emplissait les poumons pour lui monter à la tête, elle défit l’emballage de son sandwich et mordit dedans. Les deux filles mangèrent en silence jusqu’à ce qu’Abby s’allonge dans l’herbe, les mains derrière la nuque et les yeux au ciel.
— T’as remarqué ? demanda-t-elle. Une bonne moitié des gens enterrés ici sont plus jeunes que nous.
— T’es toujours tellement morbide.
— Je serais moins morbide si je trouvais la météorite.
Elles éclatèrent toutes deux de rire.