Mark Corso claqua la porte de son appartement et la ferma à clé derrière lui. Il déposa son carton sur la table de la cuisine et se mit à fouiller frénétiquement sous l’évier, à la recherche d’un tournevis. Le bébé pleurait à nouveau, la climatisation grondait toujours et les sirènes de police gémissaient au loin : tout cela ne constituait qu’un fond sonore pour lui, dont l’attention tout entière était absorbée par la tâche à accomplir. Il glissa le tournevis dans sa poche arrière, attrapa une chaise, la déposa au milieu du salon, monta dessus et dévissa le luminaire au plafond. Dans le trou ainsi mis au jour se trouvait le disque dur.
Quelques secondes plus tard, il démarrait son ordinateur portable et, avec une fébrilité croissante, connectait le périphérique. Après avoir tenté à trois reprises d’entrer le mot de passe, il s’arrêta, inspira longuement et retrouva finalement son calme. Il commença par vérifier plus précisément la période orbitale de Déimos, qui était de 30,4 heures, tandis que le jour martien, lui, durait 24,7 heures. Il ouvrit ensuite les fichiers relatifs aux rayons gamma et chercha la périodicité exacte : 30,4 heures.
Il avait consacré un temps incroyable à examiner en détail les photographies haute résolution de la surface martienne pour y trouver une anomalie, une irrégularité qui pourrait expliquer les émissions de rayons gamma. La sonde avait rapporté des images couvrant quatre cent mille kilomètres carrés de la plus haute résolution possible : inspecter chacune de ces images revenait à chercher une aiguille dans une botte de foin au milieu d’un champ couvert de bottes de foin. Il en allait différemment de Déimos, qui n’était qu’un minuscule rocher en forme de pomme de terre, d’environ quinze kilomètres sur douze. Il aurait tôt fait de localiser la source.
Le souffle court, il fouilla l’arborescence des quelque cent soixante téraoctets de dossiers avant d’en localiser un petit nommé DÉIMOS. Il s’en souvenait à présent : il y a quatre mois de cela, le MMO était passé tout près de l’astre. Les radars à pénétration de sol avaient rapporté des images de très grande qualité, les premières depuis Viking I en 1977.
Il ouvrit le dossier, qui ne contenait que trente images en lumière réelle et douze images radar.
Il ouvrit la première, l’agrandit à sa résolution maximale, lui superposa un quadrillage et inspecta chaque carré, un à un, à la recherche de la moindre anomalie. La surface de Déimos était essentiellement lisse et dépourvue de reliefs, couverte d’une épaisse couche de poussière grise que la faible gravité de l’astre parvenait à peine à maintenir au sol. Il n’existait qu’une demi-douzaine de cratères, dont deux seulement avaient été baptisés : Swift et Voltaire.
En dépit de son impatience, il s’efforça de rester méthodique. Carré après carré, il passa l’image en revue. La résolution était suffisante pour permettre de distinguer chaque rocher, dont certains ne mesuraient pas plus d’un mètre de large.
Il regarda la photo suivante, enchaîna sur celle d’après, et ainsi de suite pendant une heure, puis deux, jusqu’à les avoir toutes détaillées. Mais il n’avait rien trouvé d’autre que des rochers, des cratères larges et profonds, des fragments d’éjectas et des champs de débris et de régolithe à perte de vue.
Découragé et brusquement épuisé, il se leva. Il songea tout à coup qu’il n’avait peut-être fait que poursuivre une chimère : ce qu’il voyait pouvait très bien n’être que le fait des rayons cosmiques bombardant Déimos, astre suffisamment petit pour être perçu comme un point-source dans les données recueillies.
C’est avec cette pensée sombre qu’il retourna à la cuisine se faire du café. Tandis que la machine filtrait, il songea un instant à sa propre situation. Le désastre était complet. Financièrement, il était fini. Il avait déjà rompu le bail de son appartement, abandonnant sa caution ainsi qu’un mois de loyer ; il venait de surcroît de payer deux mois d’avance plus la caution pour un appartement plus cher, dont le loyer était désormais au-dessus de ses moyens. Il n’avait même plus de quoi déménager son fatras ailleurs, et encore moins sur Brooklyn. C’était pourtant ce qu’il allait devoir faire. Il ne pouvait pas se permettre de séjourner ici le temps de chercher un nouveau travail, avec l’emprunt qu’il avait contracté pour ses études et qu’il n’avait toujours pas fini de rembourser. Et il avait atteint les limites de paiement sur ses cartes de crédit. De toute façon, il ne voulait plus rester en Californie du Sud où tout lui était insupportable. Tout, sauf Marjory. Avec son départ précipité, il n’avait même pas eu le temps de lui dire au revoir, de lui expliquer la situation, de la laisser lui remonter le moral avec son impertinence et ses sarcasmes.
La seule chose qui pouvait le sauver, c’étaient les huit mille dollars de congés payés et d’indemnité de licenciement qu’on lui devait.
Il se versa une tasse de café, qu’il agrémenta d’une tonne de sucre et de crème, avant de la siroter par petites gorgées. Il lui restait à passer en revue les images radar, mais il doutait fort qu’elles puissent révéler quoi que ce soit, dans la mesure où leur résolution était de trente mètres, contre un mètre pour les photos. Au moins étaient-elles moins nombreuses.
À contrecœur, il se remit devant son ordinateur et ouvrit les fichiers concernés. Les images avaient été traitées par un logiciel de retouche, découpées en longues planches verticales segmentant la surface de Déimos, que le radar avait pénétrée à cent mètres de profondeur. Sur celles-ci, les différents reliefs étaient colorés de rouge ou d’orange.
Une anomalie lui sauta presque immédiatement aux yeux. Sous le cratère Voltaire apparaissait en orange vif un amas de matière dense, de forme symétrique. Il plissa les paupières pour en discerner les contours, et relâcha presque immédiatement son attention : il s’agissait tout simplement du corps météoritique responsable du cratère. Aucun mystère de ce côté-là. Les scientifiques du NPF en étaient probablement arrivés à la même conclusion.
Il revint malgré tout sur l’image de Voltaire et l’examina à nouveau. Il s’agissait du cratère le plus récent et le plus profond de Déimos, tellement profond qu’une partie demeurait plongée dans l’obscurité.
Il se pencha en avant, le regard attiré par un détail. Quelque chose était dissimulé au fond du trou.
À l’aide du logiciel privé de retouche d’image installé sur le disque, Corso travailla à sortir cet élément de la pénombre. Il augmenta le contraste, colora l’image artificiellement, accentua les contours, manipulant jusqu’au dernier pixel pour tirer un maximum d’informations visuelles des données les plus vagues et les plus ambiguës. C’était le genre de tâche dont il avait eu à s’acquitter de façon quasi quotidienne depuis près d’un an, et il savait exactement comment donner vie au moindre détail – à condition qu’il s’agisse bien d’un détail réel et non d’un défaut de pixellisation. C’était un processus laborieux et subtil qui lui demanda presque une heure de travail. À chaque étape du procédé, il fut tour à tour interloqué, étonné, ébahi et finalement stupéfait. Parce que ce qu’il voyait, tapi dans l’ombre, tout au fond du cratère Voltaire, n’était pas un objet naturel. Aucun doute possible : il n’avait pas affaire à un bug du logiciel, à un artefact créé par l’ordinateur.
Il s’agissait d’une construction, d’un objet artificiel. Une machine ?
Peinant à reprendre sa respiration, il se dirigea vers la fenêtre et s’assit sur le rebord, le visage face au climatiseur, qui distillait un faible courant d’air frais. Le soleil couchant baignait le carrefour d’une lueur mordorée, éclairant de ses derniers feux ce vaste espace jonché de voitures et de commerces sordides, strié de lignes à haute tension, de feux de circulation et de palmiers malades.
Une machine. Une machine extraterrestre.
Mark Corso retrouva soudain son calme. Un calme olympien. Tout ceci dépassait de loin ses petits problèmes personnels. Il se rappela ce qui l’avait poussé à devenir scientifique : ce genre de découverte, précisément.
Maintenant qu’il était sans travail, il aurait le temps de réfléchir plus en détail avant de décider de ce qu’il allait faire. Les données sur le disque étaient confidentielles, et le fait de les avoir en sa possession constituait un délit passible de prison ; il ne pouvait donc pas annoncer sa découverte sans précautions. S’il en faisait état au NPF, Chaudry et Derkweiler trouveraient sans doute un moyen de lui en retirer le crédit et peut-être même de le faire incarcérer. Il fallait donc tout prévoir, agir avec tact et, surtout, ne pas céder à la précipitation. Prendre le temps nécessaire pour recouvrer son calme et faire les bons choix. Parce que la suite des événements ne serait pas seulement déterminante pour son avenir, mais également pour le futur de la planète tout entière.
Il inspira une nouvelle fois, se leva et commença à faire ses cartons en prévision de son retour à Brooklyn.