Sans hésiter une seconde de plus, Straw mit les gaz, tourna le gouvernail et lança le bateau dans la tempête.
— Accrochez-vous, les mit-il en garde.
Aussitôt passé les récifs de Devil’s Limb, ils durent faire face au rugissement des déferlantes, à l’écume qui volait dans les airs, aux rideaux de pluie qui s’abattaient sans discontinuer. Les lames se hérissaient devant eux ; les vagues courtes, particulièrement meurtrières, chevauchaient de plus gros rouleaux, eux-mêmes dressés sur une houle terrifiante qui se déroulait sans leur accorder le moindre répit. Au sommet, les crêtes blanches explosaient sous l’effet des violentes bourrasques.
Le vent avait changé d’orientation : les vagues arrivaient désormais sur l’arrière et propulsaient le bateau tout en le déviant de sa trajectoire. Pour lutter contre ce mouvement, le pilote alternait entre de brèves accélérations, pour empêcher la proue de sombrer sous les déferlantes, et des phases de ralentissement. Arrivé en haut des crêtes, le Marea II retrouvait brièvement son équilibre, puis la poupe basculait dans les airs pour s’échouer dans le creux de la vague suivante. Sous le contrôle expert de Straw, le bateau semblait trouver son rythme, et progressait avec une régularité qui avait quelque chose de rassurant. Lorsqu’ils pénétrèrent dans les eaux plus protégées du passage de Muscle Ridge, la houle désenfla considérablement.
— Abby, l’interpella son père, va vérifier la pompe avant. À ce que je vois d’ici, elle a l’air de fonctionner en continu.
— J’y vais.
Elle descendit dans la cabine, défit le panneau et éclaira la cale avec sa lampe torche. L’eau s’était accumulée bien au-dessus de l’interrupteur de la pompe.
Elle se pencha en avant et braqua le faisceau lumineux à travers l’eau trouble avant d’y plonger un bras pour palper l’intérieur de la coque. Du bout des doigts, elle identifia une faille, par laquelle l’eau s’introduisait. Elle était de taille modérée, mais son orientation posait problème car les mouvements du bateau exerçaient sur les deux parties une pression concentrique qui les frottait l’une contre l’autre. Lentement mais sûrement, le trou semblait voué à s’élargir. Et le niveau de l’eau montait de plus en plus, en dépit de l’action continue de la pompe.
— L’eau arrive trop vite, annonça la jeune fille après être remontée. La pompe ne peut pas tout évacuer.
— Il faut que vous écopiez, Jackie et toi.
Elle attrapa un seau en plastique sous l’évier pendant que Jackie se positionnait au niveau de la porte de la cabine, puis se chargea de plonger le récipient dans l’eau avant de le tendre à son amie, qui le vidait par-dessus bord. C’était un travail pénible et harassant. L’eau dans la cale était pleine de carburant et d’huile de moteur, et elles se retrouvèrent bien vite crasseuses et puantes. Leurs efforts semblaient pourtant porter leurs fruits : peu à peu, le niveau baissait. Bientôt, la fissure apparut à l’air libre.
— Va me chercher du ruban adhésif étanche, demanda Abby.
Jackie s’exécuta. Courbée au-dessus de la cale qui tanguait, couverte de carburant et d’huile de moteur, Abby essuya du mieux qu’elle put la fibre de polyester avec un chiffon et recouvrit la fissure de plusieurs couches croisées de ruban adhésif. Sa réparation avait l’air de tenir. La pompe, qui tournait à plein régime, parvenait maintenant à évacuer l’eau sans que les filles aient besoin d’écoper.
— Abby, ton père a besoin de toi sur le pont, l’interpella Jackie du haut de l’escalier. On se dirige droit vers un courant d’arrachement.
Elle remonta sur la passerelle. Ils étaient sortis du passage et la mer grossissait à nouveau. Là où naissait le courant qui longeait Ripp Island pour remonter jusqu’aux récifs plus au nord, elle aperçut une série de moutons, ces crêtes d’écume particulièrement traîtres. C’était un cas classique de mer croisée : le courant allait dans le sens contraire des vagues et des vents dominants, ce qui créait d’énormes ondes stationnaires, des tourbillons ainsi que des vagues courtes très brutales.
— Accrochez-vous, cria George Straw tout en accélérant.
La mer se mit à pousser la poupe en avant tandis que le courant cherchait à détourner le Marea II par la proue : les mouvements brusques qui résultaient de ces deux forces contraires étaient imprévisibles, et le pilote avait bien du mal à les contrer. Il alternait les coups de barre à bâbord et à tribord, tandis que les lames s’abattaient sur le coqueron et inondaient le pont avant. À l’arrière, la poupe essuyait les assauts d’une houle déchaînée, dont les flots bouillonnants s’échappaient par les dalots. Pris dans un tourbillonnement perpétuel, le bateau ne cessait d’osciller de part et d’autre.
Silencieux, Straw maniait la roue du gouvernail de ses bras musclés. Les lumières électroniques des instruments de navigation l’enveloppaient d’une lueur verdâtre qui donnait à son visage déjà tendu un aspect quelque peu angoissant. Ils étaient en train de perdre la bataille. Les dalots ne parvenaient plus à évacuer toute l’eau qui se déversait sur la poupe, et chaque nouvelle vague qui éclatait sur le pont avant submergeait le cockpit encore un peu plus.
— Bon sang, on est complètement inondés, s’écria Jackie, qui s’était emparée du seau et se dirigeait vers le pont avant.
— Reviens ici ! ordonna le père d’Abby. Tu vas te faire emporter par-dessus bord.
Sous l’effet de la charge supplémentaire, le moteur commençait à rugir poussivement. Le grincement et le raclement que produisait la coque fendue n’auguraient quant à eux rien de bon.
Abby se précipita dans la cabine et constata que la faille s’était rouverte, pire encore qu’avant, et que l’eau se déversait de plus belle dans la cale. Elle attrapa le rouleau adhésif. Le temps d’en extirper une bande, la fente était à nouveau submergée et le morceau précédent s’était décollé. L’ampleur des dégâts empêchait désormais toute tentative de réparation.
— Remettez-vous à écoper ! lui cria son père.
— La fuite est trop importante !
— Alors, installez la pompe avant à l’arrière. Jackie ! Donne-lui un coup de main !
Celle-ci se rua vers le panneau avant et, quelques secondes plus tard, en sortit la pompe, un tuyau souple et une série de câbles.
— Coupe le tuyau et les câbles, continua Straw. Connecte-la directement à l’une des batteries, cale-la et fais courir le tuyau jusqu’au hublot.
— Entendu.
À travers les flots déchaînés, le navire cahotait et gémissait de façon inquiétante. Les filles s’attelèrent frénétiquement à la tâche : cinq minutes plus tard, elles avaient terminé de raccorder le tuyau d’évacuation au hublot.
Les pompes se mirent à ronronner. Le niveau de l’eau dans la cale se stabilisa, et commença même à baisser.
— Ça marche ! s’exclama Jackie en donnant à son amie une petite tape dans le dos.
À cet instant précis, une énorme vague explosa contre la coque dans un vacarme assourdissant. Un craquement sec se fit entendre. L’eau s’engouffra massivement dans la cale, des bulles d’air tourbillonnant à la surface.
— Oh non !
Abby contempla avec horreur l’eau qui montait, menaçant de déborder et d’inonder la cabine.
— Referme la trappe ! hurla Jackie.
Elle s’exécuta, mais l’eau continua de s’infiltrer par les interstices ; elle tourna les loquets, obturant l’ouverture de façon hermétique. Le remède, hélas, n’était que temporaire. Traversées par toutes sortes de câbles et de tuyaux, les cloisons à l’intérieur de la cale n’étaient pas étanches. Bientôt, Abby entendit le grondement des flots envahir le compartiment moteur.
— Tout le monde sur le pont ! cria son père.
Elles remontèrent aussitôt.
— Papa ! On coule !
— Mettez vos gilets de sauvetage. Tout de suite. Une fois que l’eau aura dépassé les cloisons avant, nous serons à l’arrêt complet.
Afin de se donner un maximum d’élan après l’arrêt du moteur, il mit un violent coup d’accélérateur. Le bateau doubla Ripp Island ; à travers les rafales de pluie, sa fille distingua les lumières qui scintillaient aux fenêtres de la maison de l’Amiral. Même à plein régime, le bateau ralentissait de plus en plus, et commençait à osciller dangereusement. Le moteur grondait poussivement.
— On coule ! cria Jackie.
Une vague éclata sur le pont du petit homardier qui s’inclina davantage encore, pour ne plus se redresser. Avec le poids de l’eau qui s’accumulait en cale, leur vitesse s’était maintenant considérablement réduite. Abby contempla les courants qui faisaient rage derrière, les énormes lames qui se précipitaient contre les rochers. Ils ne survivraient pas à un naufrage.
Son père donna alors un coup de barre et dirigea le bateau vers les rochers de Ripp Island. Les vagues frappaient désormais de travers, de sorte que l’eau jaillissait par-dessus les plats-bords. Une gerbe d’étincelles arrosa le tableau de bord. Il y eut une détonation, et les appareils électroniques s’éteignirent d’un seul coup. Très vite, une odeur de composants grillés envahit la passerelle. Le moteur crachota et tressauta avant de rendre son dernier souffle. De la vapeur s’échappa du compartiment moteur, charriant avec elle la puanteur du carburant. Le bateau continua de glisser, propulsé par le courant plus que par son élan propre. Un éclair fendit les cieux, le tonnerre gronda.
Poussés par les rouleaux, ils se dirigeaient peu à peu vers les déferlantes, qui les mèneraient directement sur les crêtes blanches.
— Vous deux, les interpella George Straw, tenez-vous sur la proue, prêtes à sauter.
Ils étaient désormais à la merci des éléments. L’énorme houle qui s’abattait contre la poupe les envoya longer le courant d’arrachement. Ils s’approchaient du maelström.
— Allez-y !
Abby et Jackie s’élancèrent vers l’avant du bateau, agrippées aux poignées et aux barres latérales. L’écume devant elles rugissait comme un millier de lions dans une gigantesque fosse ; les embruns volaient à trois, six mètres de haut. Seul sur la passerelle, le père d’Abby s’efforçait de maintenir le bateau à une distance adéquate.
Une gigantesque vague poussa le bateau en avant et ils glissèrent tout droit vers les déferlantes. Avec un bruit d’explosion, la coque percuta les rochers, mais le pont résista. La vague suivante les souleva alors et les éloigna de la zone la plus dangereuse. Le bateau en retombant produisit un fracas atroce : la poupe s’était brisée, le pont gisait de travers.
— Maintenant ! rugit Straw.
Elles sautèrent toutes deux dans les remous, s’accrochant à la roche pour reprendre pied. Une vague s’engouffra dans le Marea II, qui absorba pour elles l’essentiel de l’impact et leur donna tout juste le temps de se redresser.
— Papa !
Dans la nuit noire, c’était à peine si Abby distinguait la forme grisâtre du bateau.
— Papa !
— Monte ! lui cria Jackie.
Abby barbotait tant bien que mal dans l’écume, mais parvint finalement à se hisser au sommet d’une pente rocheuse. Elle aperçut une forme dans l’eau, un bras : son père émergea des flots tumultueux, cramponné à un récif.
— Papa !
Elle descendit de son promontoire pour l’aider à sortir. Ils se retirèrent derrière les rochers du rivage, dans une petite prairie où ils purent reprendre leur souffle. Là, dans un silence de mort, ils observèrent le Marea II, brisé en deux morceaux, se soulever au-dessus des rochers. Avalés par la houle, où dansaient coussins et débris en tous genres, les deux fragments ballottèrent un temps dans les vagues. Abby se tourna vers son père. Son regard, entièrement absorbé par le naufrage de son bateau, ne révélait aucune émotion.
— Tout le monde va bien ? demanda-t-il en se détournant du triste spectacle.
Elles acquiescèrent. C’était un miracle qu’ils aient survécu.
— Et maintenant ? interrogea Jackie tout en essorant ses cheveux. On fait quoi ?
Abby observa les alentours. Au-dessus des arbres se tenait l’imposante bâtisse de l’Amiral, dont les chambres à l’étage étaient toujours allumées. En bout de prairie, derrière un petit bosquet, elle aperçut la jetée qui bordait la petite crique où était amarré un grand yacht blanc, dans un coin bien à l’abri.
— Oh non, objecta Jackie qui avait suivi son regard. Hors de question.
— On n’a pas le choix, rétorqua Abby. Il faut au moins tenter le coup. Cette machine extraterrestre essaie d’attirer notre attention, elle attend une réponse de nous, et Dieu seul sait ce qu’il risque de se produire si elle ne l’obtient pas très rapidement.
— Très bien, trancha son père. On prend le yacht.
Ils se levèrent et traversèrent la prairie jusqu’à la crique. Le vent venait fouetter les cimes des arbres. Ils se rendirent en bout de jetée. Un canot avait été amarré au dock flottant ; ils le mirent à l’eau et grimpèrent dedans. George Straw se saisit des avirons et rama avec vigueur, traversant les clapotis jusqu’à la plateforme de baignade à l’arrière du yacht. Il sauta le premier, avant d’aider les deux autres à monter à leur tour. La passerelle n’avait pas été verrouillée.
Les clés du moteur n’étaient pas sur le contact ; ils se mirent donc à leur recherche. Jackie trouva bientôt un sac en toile et en déversa le contenu : pièces de monnaie, outils, flasque de whisky et clés se répandirent sur la table.
— Regardez un peu, déclara-t-elle avec un sourire triomphal.
Le père d’Abby prit la barre et alluma les différents interrupteurs sur le tableau de bord. Il vérifia le niveau de carburant et d’huile avant de mettre le contact et de démarrer les moteurs l’un après l’autre. Ils lui répondirent par un grondement sourd.
Sur la jetée, à une centaine de mètres de là, des lumières se mirent à tournoyer. Plusieurs personnes accoururent en criant et en gesticulant. Le dock s’illumina ; bientôt, le petit port fut aussi lumineux que s’il faisait jour. Un coup de feu retentit.
— Larguez les amarres ! cria Straw.