Mark Corso se glissa à l’intérieur de la vieille maison de sa mère. Il passa en revue le courrier sur la table basse et le reposa presque aussitôt, écœuré. Il s’effondra sur le canapé dans le séjour et démarra Résident Evil 5 sur la console. Il avait une heure à tuer avant de repartir pour Moto.
Explosions, détonations d’armes à feu et bruits de chair lacérée se mirent à résonner dans le petit salon. Il joua pendant une dizaine de minutes, sans parvenir à s’amuser, mit la console sur pause et reposa la manette, laissant le silence s’installer. Il n’arrivait pas à se laisser prendre par le jeu. Pas dans les circonstances actuelles, avec sa découverte encore en suspens, à attendre indéfiniment l’appel de Marjory. Il irait porter le disque dur au New York Times demain matin à la première heure.
Deux jours s’étaient écoulés depuis sa dernière conversation téléphonique avec la scientifique. Elle lui conseillait toujours de garder le silence. Peut-être essayait-elle de gagner du temps pendant qu’elle cherchait la machine elle-même. Autant lui souhaiter bonne chance : jamais elle ne la trouverait.
Il songea à la journaliste qui l’avait appelé, ce matin. Il était resté prudent et circonspect tout en lui donnant suffisamment d’informations – du moins l’espérait-il – pour mettre Chaudry dans une situation très inconfortable. Histoire de bien le faire flipper quand l’article sortirait. Malgré tout, en repensant à leur échange, il se sentit légèrement mal à l’aise. Il aurait peut-être mieux fait d’être un peu moins direct. La journaliste lui avait assuré que leur conversation resterait strictement informelle, qu’elle ne servirait qu’à confirmer certaines informations, que son nom ne serait jamais mentionné.
Il repassa à côté de la table basse et, dans sa frustration, attrapa le courrier pour l’ouvrir et reproduire ainsi un geste futile. Car il n’y avait aucune offre d’emploi, rien. Il sentit la colère l’envahir à l’idée de s’être fait escroquer de huit mille dollars. Il se souvint du mépris et de la décontraction avec laquelle Chaudry avait repoussé son offre, et des menaces qu’il avait proférées en retour.
À bout de nerfs, il rejoignit la salle de bains s’asperger le visage. Mais l’eau froide ne le calma pas. Il était impatient de retourner à Moto, où son attention serait tout entière absorbée par son travail. Il se prit à rêver d’un verre d’alcool bien tassé. Traîner à la maison toute la journée était en train de le tuer.
C’était décidé : il irait parler au Times. Le gouvernement n’oserait jamais l’arrêter après cela. On ferait de lui un héros. Le nouveau Daniel Ellsberg.
Le bruit sourd de la sonnette électronique le tira de ses ruminations. Dans la cuisine, sa mère l’appela de sa petite voix timide.
— Mark ? Tu peux répondre ?
Corso se rendit à la porte et regarda à travers le judas. De l’autre côté se tenait un homme vêtu d’une veste en tweed et que la chaleur de cette matinée grise et moite semblait fortement importuner.
— Oui ? demanda le technicien à travers la porte.
En guise de réponse, l’homme sortit un porte-cartes fatigué, qu’il ouvrit pour révéler un insigne de police.
— Lieutenant Moore.
Et merde ! Corso resta l’œil collé au judas. Le policier continuait de brandir son insigne, comme s’il le mettait au défi de s’y opposer. La photo semblait correspondre. « Police de Washington D. C. », pouvait-il lire. Qu’est-ce que cela pouvait bien signifier ? Il céda à la panique. Chaudry l’avait donc dénoncé.
— De quoi s’agit-il ? bredouilla-t-il d’une voix étranglée.
— Puis-je entrer, s’il vous plaît ?
Il avala sa salive avec difficulté. Avait-il le droit de lui refuser l’entrée ? Le policier devait-il lui montrer un mandat ?
Peut-être valait-il mieux ne pas le mettre en rogne. Il défit le verrou, retira la chaîne et ouvrit la porte.
Le lieutenant Moore pénétra à l’intérieur ; Corso s’empressa de refermer derrière lui.
— De quoi s’agit-il ? répéta ce dernier, debout dans l’entrée.
— Rien de grave, assura le policier avec un sourire. Il y a quelqu’un d’autre ou vous êtes seul dans la maison ?
— Euh, non, personne, répondit Corso, désireux d’épargner ce genre de scène à sa mère.
Il avait intérêt à se débarrasser de ce flic, et vite.
— Par ici, indiqua-t-il en désignant le séjour.
Ils y entrèrent tous deux et le scientifique referma la porte sans faire de bruit. Peut-être serait-il préférable d’appeler un avocat… C’était ce que disait tout le monde : ne jamais parler à la police avant d’en avoir contacté un. Il s’efforça d’adopter un ton neutre et décontracté, tout en prenant place sur le canapé.
— Asseyez-vous, je vous en prie.
Le flic demeura debout.
— Je crois que je vais d’abord parler à un avocat, continua Corso. Par pure précaution. Quelle que soit par ailleurs la raison de votre présence ici.
L’homme fourra sa main à l’intérieur de sa veste et en ressortit un imposant revolver noir. Le technicien le regarda, médusé.
— Écoutez, lieutenant, vous n’avez pas besoin de ça.
— Je crois que si.
Il retira de sa poche un long cylindre et le fixa à l’extrémité du canon. Son interlocuteur remarqua alors qu’il portait des gants noirs.
— Qu’est-ce que vous faites ? demanda-t-il.
Ce n’était pas normal. Les doutes et les interrogations se bousculaient dans sa tête.
— On reste calme, annonça le policier. Pas de cris, pas de pleurnicheries, vous gardez votre sang-froid. Tout se passera bien si vous faites ce que je vous dis de faire.
Corso se tut. La voix de l’homme, douce et posée, le rassura un peu, mais rien d’autre ne faisait sens. Son esprit tournait à cent à l’heure.
Le lieutenant attrapa la manette de jeu. L’image à l’écran était figée.
— Vous jouez, Mark ?
Corso tenta de répondre, mais seul un gargouillis sortit de sa bouche. L’homme appuya sur un bouton et le jeu reprit. Il poussa le volume à un niveau assourdissant.
— Écoutez, reprit-il par-dessus le boucan, le revolver pointé sur sa cible, je suis venu chercher le disque dur que vous avez volé au NPF. Je ne veux rien d’autre. Quand je l’aurai, je repartirai. Où est-il ?
— J’ai dit que je voulais un avocat.
Les mots restèrent comme coincés dans sa gorge. Il avala sa salive, s’efforça de reprendre sa respiration.
— Tas pas encore pigé, tête de con ? Je ne suis pas flic. Je veux ce disque dur. Tu me le donnes ou je te bute.
Dans le cerveau du scientifique, les pensées déferlaient confusément. Il n’était pas flic ? Chaudry avait envoyé un tueur ? C’était complètement dingue.
— Le disque dur ? bégaya-t-il. D’accord. Je vais vous dire où il est. Je vais vous montrer, suivez-moi. Pas de problème.
La porte du séjour s’ouvrit alors. Un torchon à la main, sa mère fit son entrée, vêtue d’un tablier.
— Mon Dieu, que se passe-t-il ? s’écria-t-elle d’une voix perçante.
En apercevant le revolver, ses yeux se firent ronds comme des soucoupes.
— Aaaah ! hurla-t-elle. Il a un pistolet ! À l’aide ! Police ! Police !
Corso bondit pour protéger sa mère. Trop tard : le coup était parti, étouffé par le silencieux. Avec horreur et incrédulité, il vit la vieille femme projetée en arrière par l’impact de la balle, un flot de sang venant arroser le mur derrière elle. Les yeux grands ouverts, elle percuta la paroi, perdit au passage une chaussure, puis s’effondra piteusement par terre.
Saisi d’une fureur incontrôlable, son fils se tourna vers le tueur avec un grondement sauvage. Il s’empara de la première arme lui tombant sous la main – une lampe – et la lança dans sa direction. Malgré son esquive, elle se fracassa contre son épaule ; déséquilibré, il recula d’un pas, le revolver en l’air.
— Arrêtez, cria-t-il. Je veux juste savoir où est le disque dur !
Corso rugit comme un animal blessé et se jeta sur lui pour l’étrangler. Il sentit alors le canon du revolver appuyer contre son estomac : il y eut une secousse brutale, puis une deuxième, et il se retrouva plaqué au mur. La seconde d’après, il était blotti au sol contre sa mère et le silence retombait.