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Hany Burr gara sa New Beetle en face du Lavomatic et descendit de véhicule. C’était un de ces petits centres commerciaux un peu miteux, avec une douzaine de devantures, la moitié inoccupées, et pas de service de sécurité : un vrai repaire de zonards. L’endroit idéal pour se débarrasser d’une voiture volée : pas de vigiles, peu de clients, beaucoup de magasins vides. Il aurait pu s’écouler plusieurs semaines avant que quelqu’un ne finisse par remarquer le véhicule abandonné. Heureusement qu’un abruti de gamin gavé de donuts avait eu la bonne idée de rentrer dedans. Ford pouvait maudire son manque de chance sur ce coup-là, et Burr remercier sa bonne étoile.

Il arpenta le parking, histoire de prendre la température du lieu. Le pick-up blanc n’était plus là, bien sûr, on l’avait déjà remorqué. Restait à savoir où Ford et la fille avaient bien pu aller en partant d’ici. Grâce à Internet, il avait découvert que la fille était de la région, et que son père vivait dans le coin. Autant commencer par là, songea-t-il.

Avec un petit ricanement, il alluma une American Spirit, sur laquelle il tira longuement. Le vent semblait finalement tourner en sa faveur.

Il termina sa cigarette, jeta le mégot par terre et remonta dans sa New Beetle. La ville de Round Pound – rien qu’au nom, on avait déjà une idée du genre de trou paumé – se trouvait à une vingtaine de kilomètres de là, d’après son GPS. Ce bon vieux George Straw aurait sûrement deux ou trois choses très intéressantes à lui révéler quant aux déplacements de sa fille.

La route menant à Round Pound sillonnait la forêt, passant devant plusieurs fermes avant que n’apparaissent sur la droite une poignée de vieilles maisons blanches derrière lesquelles on pouvait distinguer le port, au loin. Il s’arrêta devant l’une d’entre elles lorsque le GPS l’informa, d’une voix hachée et avec un accent britannique, qu’il était arrivé à destination. Plaçant son Desert Eagle dans sa valise, il sortit de sa voiture et gravit les marches du perron. Il appuya sur la sonnette.

De lourds pas retentirent de l’autre côté de la porte, qui s’ouvrit presque aussitôt. C’était le genre de détail qui ne trompait pas : on savait qu’on était à la campagne lorsque ces abrutis vous ouvraient la porte sans même demander de quoi il s’agissait. Burr fut surpris de se retrouver nez à nez avec un Blanc, un type à l’allure pugnace, le visage buriné par le vent et les yeux bleu pâle, vêtu d’une chemise à carreaux et d’un jean maintenu par des bretelles. La fille avait dû être adoptée. Ou peut-être s’agissait-il d’un mariage mixte.

— Que puis-je pour vous ? dit l’homme d’un ton avenant.

— Monsieur George Straw ? s’enquit Burr en brandissant son insigne.

— Oui ?

— Je suis le lieutenant Moore, police de Washington, brigade des homicides. Je me demandais si vous auriez quelques minutes à m’accorder.

Le visage du père d’Abby se ferma brusquement.

— De quoi s’agit-il, monsieur l’inspecteur ?

Burr savoura ce « monsieur l’inspecteur ». Il témoignait du respect qu’avait son interlocuteur pour les forces de l’ordre.

— C’est à propos de votre fille.

Straw prit immédiatement un air effrayé ; celui d’un père qui craignait pour sa progéniture. Tant mieux.

— Il lui est arrivé quelque chose ?

— Puis-je entrer ? demanda le policier d’un air soucieux.

L’homme recula d’un pas. Il tremblait déjà.

— Je vous en prie.

Burr le suivit jusqu’au salon et s’assit sans y avoir été invité.

— Il est arrivé quelque chose à ma fille ? répéta Straw.

Le tueur laissa s’écouler un moment interminable avant de répondre.

— Monsieur Straw, ce que j’ai à vous dire risque d’être pénible pour vous, mais j’ai besoin de votre aide. Tout ceci est absolument confidentiel, et vous allez vite comprendre pourquoi.

Son interlocuteur était blanc comme un linge, mais il restait malgré tout maître de lui-même.

— Je suis en charge d’une enquête concernant un tueur en série, expliqua Burr. Cela fait des années maintenant qu’il s’en prend à des jeunes femmes, principalement dans la région de Washington, mais également en Nouvelle-Angleterre. Il s’appelle Wyman Ford. Il est particulièrement doué. Il a beaucoup d’argent, d’excellentes manières et il s’habille avec élégance.

— Wyman Ford ? s’exclama Straw en bondissant de sa chaise. Ma fille vient d’accepter un travail d’un homme portant ce nom !

— Je sais. Laissez-moi finir. Voici la façon dont il opère : il persuade de jeunes femmes d’accepter un job d’assistante directement auprès de lui. Leur mission reste assez vague, mais implique généralement des travaux de type confidentiel, couverts par le secret d’État. Il les garde avec lui plusieurs semaines avant de les tuer.

— Nom de Dieu ! Ma fille !

— Nous pensons qu’elle est en bonne santé. Elle ne court pas de danger immédiat. Mais il faut la retrouver. Agir rapidement et calmement. Nous savons comment il fonctionne. Dès qu’il a la moindre raison de penser qu’on est après lui, il exécute sa victime et disparaît dans la nature. C’est malheureusement déjà arrivé par le passé. Il faut que nous soyons parfaitement discrets et que nous procédions avec le plus grand soin.

— Oh mon Dieu ! Mon Dieu ! s’exclama Straw, qui faisait les cent pas, les poings serrés. Il lui a offert un travail, il y a une semaine. Elle est partie pour Washington. Ensuite, ils sont rentrés et m’ont emprunté mon bateau. Je vais lui faire la peau, à ce salaud.

Bingo.

— Ils vous ont emprunté votre bateau ? Pour aller où ?

— Je n’en sais rien ! s’écria-t-il, la tête entre les mains. Ils sont partis, ils ont juste laissé un mot. Je ne l’ai même pas vue. Oh, mon Dieu !

— Je peux le voir, ce mot ?

Straw se rua dans la cuisine et revint muni d’un bout de papier qu’il lui tendit.

« Mon cher papa,

 

Je ne sais pas comment te l’annoncer, mais j’ai encore été obligée de t’emprunter ton bateau. Je suis vraiment désolée. Je sais que ça peut sembler étrange mais, crois-moi, c’était nécessaire. Je ne peux pas te dire où je vais. Je serai de retour dans une semaine ou deux, je l’espère. Je ne serai pas joignable sur mon portable, car il n’y aura pas de réseau, mais dès que j’en aurai la possibilité, je te passerai un coup de fil. Je vais bien, tout va bien, ne t’inquiète pas. S’il te plaît, ne répète à personne que nous sommes partis avec ton bateau. J’en prendrai bien soin.

 

Je t’embrasse

Abby. »

 

Burr posa le mot d’un air soucieux sur la table basse.

— C’est lui, pas de doute. Vous avez une idée de l’endroit où ils ont pu aller ? Et pourquoi ils sont partis ?

Le visage tordu de douleur, Straw s’efforça de lui répondre.

— Au nord. Elle doit être partie au nord. Plus d’îles, moins de gens. Ils doivent être dans les îles au large, parce qu’elle dit qu’elle n’a pas de réseau. Plus près des côtes, les téléphones captent.

— Mais pourquoi ? Que font-ils avec ce bateau ?

— Dieu seul le sait. Vous en avez sûrement une meilleure idée que moi !

Burr voulut répliquer, mais il se ravisa.

— Oh mon Dieu, je ne peux pas perdre ma fille ! sanglota Straw d’une voix éraillée. Ce n’est pas possible ! J’ai déjà perdu ma femme !

Il toussa, s’étrangla à moitié, se mit à trembler violemment.

Burr se leva et lui attrapa le bras.

— Monsieur, il faut vous ressaisir.

Celui-ci déglutit et opina.

— Il faut que vous me fassiez confiance. C’est d’accord ? Voilà ce que nous allons faire. Nous allons louer un autre bateau. Vous prendrez la barre et nous partirons à leur recherche tous les deux.

— C’est des conneries, ça ! Appelons plutôt les garde-côtes et envoyons des avions en repérage.

— C’est la dernière chose à faire !

Burr marqua une pause, laissant à l’homme le temps de reprendre ses esprits.

— Si le tueur se rend compte que nous sommes à sa poursuite, c’est fini. Les garde-côtes, il aura le temps de les voir venir, croyez-moi. Pareil pour les avions de repérage. Il est intelligent, il est rusé, il a toujours un radar avec lui. On ne peut même pas prendre le risque d’alerter la police locale. Ils n’ont pas les moyens logistiques de s’occuper de ce genre d’affaire. Nous avons bien plus de chance de les retrouver à nous deux, avec votre connaissance de la côte et mon expérience des comportements criminels. C’est seulement lorsque nous les aurons retrouvés que nous appellerons toute la cavalerie à la rescousse. Nous ne nous lancerons évidemment pas à l’assaut tout seuls. Mais pour l’instant, c’est entre vous et moi. Vous comprenez ? Et ne vous en faites pas pour les frais : le gouvernement vous dédommagera.

Straw acquiesça. Sa respiration était haletante. Incroyable comme les gens perdent tous leurs moyens dès que le bien-être de leurs enfants est en jeu. Burr se félicita de ne jamais en avoir eu.

— Bon, conclut-il en prenant son interlocuteur par le bras. Allons-y.

— C’est une petite ville, déclara ce dernier, transpirant abondamment. Les nouvelles circulent vite. Il vaut mieux que je loue le bateau sans vous.

— Je vois que nous sommes maintenant sur la même longueur d’onde, monsieur Straw. Ne vous en faites pas, nous la retrouverons, votre fille, je vous le promets.