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— Par la fenêtre ? Ça va pas ?

Abby se tenait dans l’encadrement de la porte de la salle de bains, les mains sur les hanches.

Sans lui prêter la moindre attention, Ford remonta la petite guillotine en aluminium, glissa la valise de la jeune fille au travers, puis la sienne.

— À votre tour, maintenant.

— C’est complètement cinglé, maugréa-t-elle en obéissant malgré tout.

Elle passa la tête et se tortilla pour sortir. Il lui tendit l’ordinateur et le disque dur avant d’en faire autant. Ils se retrouvèrent derrière le motel, le long d’une allée de service envahie par les mauvaises herbes et bordée par un grillage avec, de l’autre côté, un fossé de drainage et le grand parking d’un centre commercial mal entretenu. Le ciel était gris ; une fine bruine tombait sans discontinuer.

Abby attrapa sa valise.

— Et maintenant ? On appelle un taxi ?

— On va dans le centre commercial.

— C’est fermé.

— On n’est pas là pour faire les courses. Suivez-moi.

— Pourquoi court-on ? Qu’est-ce qu’on a fait ?

— Plus tard.

La jeune fille traversa l’allée après Ford, qui jeta leurs valises et son attaché-case par-dessus la clôture.

— Allez-y, ordonna-t-il.

— C’est ridicule.

Elle s’agrippa aux maillons de la grille et se hissa par-dessus. Ford l’escalada à son tour.

— Ne vous arrêtez pas, lui ordonna-t-il à nouveau.

Il s’élança au pas de course à travers une étendue d’herbe jonchée de détritus, sauta par-dessus le fossé, et continua sur le parking. Abby entendit alors un crissement de pneus ; se retournant, elle aperçut une New Beetle jaune débouler de l’autre côté du grillage. Le véhicule s’arrêta brutalement, un homme jaillit par la portière et s’agenouilla sur le bitume.

Ford la tira brusquement par le bras pour la mettre à l’abri derrière une voiture. Il y eut un bruit sec et l’une des vitres vola en éclats. L’homme tira à nouveau : la balle perça la carrosserie.

— Restez à terre. Laissez tomber les valises. Suivez-moi.

Ford se faufila au ras du sol entre les voitures. Au bout de quelques secondes, un nouveau crissement de pneus se fit entendre. La Coccinelle rejoignait la route principale à pleine vitesse.

— Il fait le tour pour venir jusqu’ici, déclara Ford. Il va falloir courir très vite.

La mallette à la main et la veste flottant au vent, il détala en direction d’une petite rangée de véhicules. Abby se dépêcha de le rattraper. Du coin de l’œil, elle aperçut sur sa droite la voiture jaune qui fonçait sur la route ; arrivée à l’entrée du centre commercial, elle négocia son virage en trombe et fonça droit sur eux.

— À terre ! ordonna Ford.

Ils se dissimulèrent derrière un vieux pick-up tout cabossé. Ford entreprit immédiatement d’en crocheter la serrure. Quelques secondes plus tard, la portière s’ouvrait.

— Glissez-vous à l’intérieur et gardez la tête baissée.

La jeune fille suivit ses conseils. Il monta à côté d’elle, glissa son attaché-case derrière le siège et ouvrit la boîte à gants. Il en sortit un tournevis et s’en servit comme levier pour enlever la plaque entourant le démarreur électrique, révélant ainsi un panneau emboîté derrière. Enfonçant son outil dans l’interrupteur d’allumage, il tourna et le moteur démarra.

Abby s’était blottie par terre, contre le siège avant.

— C’est parti, annonça Ford. Accrochez-vous et, surtout, ne vous relevez pas.

Il y eut quelques soubresauts, des vibrations, puis le véhicule partit à toute vitesse. Le conducteur serra son virage sans décélérer puis appuya à fond sur le champignon : il y eut un crissement puis un grondement strident.

La jeune fille entendit trois détonations d’arme à feu et sentit le pick-up déraper de façon incontrôlée pour finalement revenir en queue-de-poisson.

— Bordel ! cria-t-elle tout en s’efforçant de rester en place.

— Désolé.

Trois nouvelles détonations retentirent, plus distantes cette fois-ci.

Sur le bitume, le caoutchouc produisit un long gémissement ; le véhicule fit une violente embardée avant de se heurter à un obstacle qui l’envoya en l’air un court instant ; il retomba brutalement et poursuivit sa route au gré des bosses, sur ce qui semblait être un champ ou un chemin rocailleux. Autour d’Abby, des objets non identifiés volaient dans tous les sens.

— Vous pouvez vous relever, maintenant.

Reprenant ses esprits, elle se hissa sur le fauteuil. Le camion fonçait bien à travers un champ en friche, en direction d’une voie ferrée. Ford braqua le volant et continua sa course sur une piste de tracteur qui longeait les rails. Un kilomètre plus loin, ils atteignirent un carrefour surélevé ; le conducteur mit les gaz, hissa son véhicule en haut du coteau, tourna en dérapage, traversa les rails et déboula sur une route en terre à cent dix kilomètres-heure.

— Abby, essayez de voir si on l’a semé.

Elle se retourna. Il n’y avait rien d’autre que la route en terre battue, le champ à travers lequel zigzaguaient leurs traces de pneus et, au loin, derrière une barrière fracassée, la nationale.

— Il est parti.

— Parfait.

Ford ralentit et bifurqua le long d’une route pavée.

— Bordel ! s’exclama Abby en retirant une frite de ses cheveux.

Le vieux pick-up Ford puait le tabac froid et le lait caillé. Le sol était jonché de restes de nourriture et de déchets divers, dont elle était recouverte. Bientôt, un panneau leur signala la proximité d’une autoroute. Ils purent enfin souffler.

— Je n’aime pas ça, reprit-elle. Je n’aime pas ça du tout.

— Je suis vraiment désolé. Je vais vous emmener dans un endroit sûr. C’est ma priorité.

— Je démissionne. Ça craint, ce boulot. Je veux rentrer à la maison.

— Désolé, mais c’est impossible pour le moment.

— On a vraiment volé ce pick-up ? Ou c’est une question complètement stupide ?

— Oui aux deux questions.

Sans raison particulière, des larmes commençaient à couler de ses yeux. Elle secoua la tête et les essuya.

— On se croirait dans un mauvais film.

Il acquiesça.

— Bon. On va où, du coup ? s’informa-t-elle.

— Je n’ai pas encore décidé. Je vous emmène quelque part où vous serez totalement en sécurité, le temps que je règle ce problème.

Abby fouilla la boîte à gants à la recherche d’un mouchoir en papier.

— J’avais mon iPod dans cette valise, se lamenta-t-elle tout en se mouchant.

— Ça, c’est le dernier de vos soucis.

— Et toute ma musique, alors !

— Il faut que je trouve un moyen de vous mettre à l’abri. Je pensais à une petite baraque dans le Nouveau-Mexique. Je m’en suis déjà servi de planque par le passé.

— Le Nouveau-Mexique ? À bord d’une voiture volée ? On n’y arrivera jamais.

— Vous avez une meilleure idée ?

— Franchement, oui. La famille de mon amie Jackie possède une île au large du Maine, avec un refuge de pêcheurs. Il y a un panneau solaire et un réservoir d’eau potable sur le toit. L’endroit idéal pour se planquer.

Le pick-up roulait à belle allure. Le moteur ronronnait paisiblement.

— Et Jackie ?

— Elle viendra avec nous. Elle est sympa. Et puis, niveau bateaux et navigation, elle s’y connaît comme personne.

Ford changea de file pour emprunter une sortie.

— Et on y va comment, dans ce refuge de pêcheurs ?

— On emprunte le bateau de mon père et on s’y rend en pleine nuit.

— Ça semble faisable, concéda Ford, Vous comprenez bien, Abby, que je vais vous laisser là-bas pendant un petit moment, le temps que je mette un peu d’ordre dans tout ce bazar. Je ne pourrai pas rester. Il faudra vous débrouiller toute seule.

— Moi, je suis à fond pour me planquer. Ça pue de se faire tirer dessus.

— Très bien. Dans ce cas-là, en route pour le Maine.

— Je n’ai pas eu le temps de vous le dire, déclara-t-elle en inspirant profondément. Mais j’ai fait une découverte assez sensationnelle sur le disque dur du NPF.

— Comment avez-vous fait pour l’ouvrir ? demanda Ford, stupéfait.

— J’ai trouvé le mot de passe. Vous n’allez pas me croire, mais il y a sur ce disque des photos de quelque chose à la surface de Déimos. Quelque chose d’artificiel. Et de très ancien. Corso l’a appelé Déimos machine.

— Vous voulez rire ? l’interrompit Ford, les yeux écarquillés.

— Je suis parfaitement sérieuse. Il y a toute une série de photographies. Un genre de machine, au fond d’un cratère qui s’appelle Voltaire, tapie dans l’ombre, à peine visible. Je ne rigole pas.

— Il s’agit peut-être d’une excroissance rocheuse. Ou d’une blague entre scientifiques.

— Impossible.

Ford la scruta de ses yeux bleu pâle, visiblement impressionné.

— À quoi ressemble-t-elle, cette chose ?

— Elle a une forme circulaire, avec un rebord. Un genre de cylindre. Ou peut-être l’entrée d’un tunnel. Avec des objets sphériques tout autour. À moitié ensevelie sous la poussière.