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Le Président les attendait debout à l’autre extrémité de la salle de situation, visiblement impatient. Les écrans au mur diffusaient CNN, MSNBC, Fox et Bloomberg com, avec le son coupé : images de la lune, interventions des différents astronomes et bulletins d’informations sur les coupures de courant et autres bugs informatiques se succédaient en montage rapide.

Ford se rangea derrière les autres intervenants, qui restèrent debout en attendant que le Président s’asseye, ce qu’il ne fit pas. Les écrans plats passèrent en mode vidéoconférence, révélant les généraux, directeurs de cabinet et autres responsables retenus à distance.

— Très bien, commença le Président. Je vous écoute.

Lockwood adressa un petit signe de tête à l’un de ses assistants et une image de la machine de Déimos apparut sur l’écran principal.

— Ceci, monsieur le Président, est une photographie prise par la sonde de cartographie le 23 mars dernier. On y voit un objet situé au fond d’un profond cratère nommé Voltaire, sur Déimos, l’une des lunes de Mars. Mais d’abord, quelques informations : cette planète est dotée de deux petites lunes, Phobos et Déimos, qui tirent leurs noms, respectivement, des dieux grecs de la peur et de la terreur. Il semblerait qu’elles soient toutes deux des astéroïdes capturés récemment, il y a un demi-milliard d’années environ. Leur orbite presque parfaitement circulaire et peu inclinée par rapport à l’écliptique a longtemps interrogé les astronomes. Difficile en effet de comprendre comment Mars a pu capturer ces deux astéroïdes et les garder si parfaitement en orbite de façon purement fortuite. À moins qu’un troisième corps, que nous n’avons plus jamais vu par la suite, n’ait été impliqué pour réduire la quantité de mouvement angulaire des deux premiers. Mais c’est une éventualité que les astronomes s’accordent à juger hautement improbable.

— Quel rapport avec ce qui nous concerne ?

— Monsieur le Président, il a parfois été suggéré que Phobos et Déimos auraient été mises en orbite de façon artificielle.

— Très bien, continuez.

Lockwood s’éclaircit la gorge avant de reprendre.

— L’objet que vous voyez sur cette photo, que nous appellerons « machine de Déimos », n’est clairement pas d’origine naturelle. Nous estimons qu’elle est le fait d’une civilisation extraterrestre inconnue. Nous pensons également qu’elle est responsable des émissions de rayons gamma relevées par notre capteur de scintillement. Et nous sommes convaincus que c’est cette machine qui a tiré un bloc de matière étrange sur la Terre le 14 avril dernier, ainsi qu’un plus gros morceau sur la Lune hier soir, le deuxième tir ayant, comme vous le savez, détruit la base de la Tranquillité. En ce sens, il semblerait que nous ayons affaire à une arme.

Il marqua une pause avant de reprendre.

— Une analyse rudimentaire de l’érosion due aux micro-étéorites et de l’accumulation de régolithe tout autour nous laisse penser que cette machine aurait entre cent et deux cents millions d’années. Nous avons redirigé sur Déimos tous les satellites qui peuvent l’être. Il faut savoir que cette lune ressemble un peu à une pomme de terre difforme et qu’à ce titre sa rotation est plus saccadée que celle d’un corps parfaitement sphérique. De toute évidence, la « machine de Déimos » ne peut tirer que si le cratère Voltaire se trouve orienté en direction de la Terre. Et comme c’est un cratère profond, la fenêtre de tir est très étroite. En fait, l’opportunité ne se présente pas très souvent, et pas de façon régulière.

— Et donc ?

— Déimos s’est alignée sur la Terre au mois d’avril, la nuit du fameux impact. L’alignement suivant a eu lieu hier soir. Vous avez vu ce qui s’est produit.

— Et le prochain alignement, c’est quand ?

— Dans trois jours.

— Quand nos satellites seront-ils repositionnés autour de Déimos ?

— Au cours des prochaines semaines.

— Pourquoi pas avant ?

— La plupart ont besoin d’une assistance gravitationnelle et orbitale. Ils n’ont pas le carburant nécessaire pour se déplacer à la demande.

— Le repositionnement de nos satellites ne risque-t-il pas d’être perçu comme une manœuvre agressive ?

— Les satellites sont petits et fragiles, clairement dépourvus d’armes, expliqua Lockwood. Mais effectivement, quoi que nous fassions, il y a un risque que notre comportement soit interprété comme agressif. Nous sommes après tout confrontés à un raisonnement extraterrestre, même s’il s’agit d’une intelligence artificielle. Il se pourrait même qu’elle soit défectueuse. Sujette à des défaillances.

Le directeur du renseignement national prit la parole.

— Cette matière étrange » dont vous dites qu’un morceau aurait traversé la Terre, je ne suis pas sûr de comprendre ce qu’elle a de dangereux. Quelles sont ses propriétés, au juste ?

— C’est une forme de matière qui convertit la matière normale en matière étrange par simple contact. Un peu comme Midas qui change tout ce qu’il touche en or.

— En quoi serait-ce dangereux ?

— Dans un premier temps, la Terre se verrait réduite à la taille d’une balle de base-ball. Ensuite, dans la mesure où la matière étrange est hautement instable, elle finirait par exploser avec une force telle que le système solaire tout entier volerait en éclats et qu’une partie de cette matière étrange atterrirait sur le soleil, qui exploserait à son tour, produisant des réactions en chaîne dans tout un coin de la galaxie.

Sa voix profonde et rocailleuse résonna de façon sinistre.

— Pourquoi, dans ce cas-là, le tir n’a-t-il pas détruit la Terre ?

— Ce n’était qu’un minuscule fragment, qui se déplaçait à très grande vitesse. Il n’a eu le temps que de convertir une certaine quantité de matière, laquelle s’est agrégée au projectile initial, et le tout est ressorti à l’autre bout du globe. C’est pour cette raison qu’il ne s’est pas produit à la sortie d’éruption massive d’éjectas, de magma et autres. Aucune onde de choc n’a pu se développer. Pour vous donner une idée, c’est un peu comme si une lame brûlante avait traversé une motte de beurre. Nos géologues expliquent que le tunnel ainsi créé s’est presque instantanément refermé derrière. Dans le cas de la lune, en revanche, c’est à un plus gros morceau auquel nous avons eu affaire. Là encore, sa vitesse de déplacement était trop rapide pour convertir sa cible, mais sa taille était suffisante pour créer une énorme onde de choc avec l’éruption d’une traînée de débris.

— Si je vous suis bien, reprit le directeur du renseignement, tout ce que cette machine extraterrestre a à faire, c’est de nous balancer un nouveau missile de matière étrange et, en gros, on est cuits.

— Exact. Ce qui compte, c’est la vitesse. Si le projectile est suffisamment lent pour se retrouver coincé à l’intérieur de la Terre, c’est la fin.

Il y eut un long silence.

— D’autres questions ?

Le Président fut le premier à intervenir.

— Pourquoi ? Pourquoi nous attaque-t-elle ?

— Nous n’en savons rien. Nous ne sommes même pas sûrs qu’il s’agisse d’une attaque. Peut-être n’est-ce qu’une simple erreur. Un défaut de programmation. Il se pourrait – c’est en tout cas une hypothèse qui a été soulevée – que la « machine de Déimos » nous surveille depuis un certain temps déjà, analysant notamment nos émissions de radio et de télévision. Peut-être en a-t-elle conclu que nous étions une espèce dangereuse qu’il convenait d’éradiquer. Ou bien a-t-elle été placée là par une civilisation extraterrestre hyperagressive, désireuse d’éliminer toute vie intelligente susceptible de se développer dans notre système solaire, histoire, pour ainsi dire, de tuer dans l’œuf toute éventuelle menace. Ou peut-être vient-elle seulement de se réveiller. Le premier tir, le 14 avril, s’est produit tout juste trois semaines après que les radars de la sonde ne se penchent sur Déimos.

Le Président faisait les cent pas devant l’écran qui montrait la machine.

— Vous avez une idée de ce à quoi pourraient servir ces globes et ce tube ?

— Nous ne sommes absolument pas en mesure de nous livrer à ce genre d’analyses.

— Je vois, reprit le Président après une courte pause. Quelles sont vos recommandations ? Qu’allons-nous bien pouvoir faire ?

— Monsieur, nous n’avons pas de recommandations.

Il régna comme un moment de stupeur.

— Ce n’étaient pas mes instructions, marmonna le chef de l’État, visiblement exaspéré. Je vous avais demandé un plan d’action.

Lockwood toussota légèrement.

— Certains problèmes sont tellement loin de tout ce que nous connaissons, de tout ce que nous sommes en mesure de comprendre, qu’il serait irresponsable de recommander quoi que ce soit. C’est à l’un de ces problèmes que nous nous trouvons aujourd’hui confrontés.

— Vous avez sûrement au moins un plan d’attaque ! Une frappe nucléaire, ou que sais-je encore ! Général Mickelson ?

— Monsieur le Président, je suis militaire, et mes instincts m’inciteraient plutôt à répliquer. Mais le professeur Lockwood m’a convaincu du danger que représente toute mesure de type agressif. Le simple fait de l’envisager verbalement pourrait suffire à déclencher une attaque. Il se pourrait tout à fait que la « machine de Déimos » ait les moyens d’intercepter nos communications.

— Je me refuse à cette idée, objecta le Président.

— La machine peut nous anéantir en un clin d’œil. Nous ne sommes que des cafards. Complètement démunis. Toute action militaire prendrait des années à mettre sur pied, et, même menée dans la plus grande confidentialité, serait totalement prévisible. Si nous décidons de lancer quelque chose dans l’espace, cela mettra neuf mois pour parvenir sur Mars. Je ne vois pas la machine se contenter d’attendre qu’on lui tire dessus.

Le Président se tourna vers le directeur de la Nasa.

— Neuf mois ? Vous confirmez ?

— Au minimum, répondit le directeur. Et la prochaine fenêtre de tir ne se présentera pas avant deux ans.

— Nom de Dieu…

— La seule chose à faire, poursuivit Mickelson, c’est de rassembler un maximum d’informations avec précaution et de façon non agressive.

— Nous n’avons pas le temps, répliqua le Président. Vous nous avez dit qu’elle risquait de tirer à nouveau dans trois jours. Cette foutue machine est une véritable épée de Damoclès !

Le général ouvrit les mains en signe d’apaisement. Son interlocuteur, qui avait perdu son sang-froid, jura bruyamment.

— Quelqu’un d’autre a une idée géniale ?

Ford se leva.

— Qui êtes-vous ?

— Wyman Ford, ancien agent de la CIA. On m’avait envoyé en mission secrète au Cambodge pour enquêter sur le cratère d’impact – ou plutôt le trou de sortie, pour être tout à fait exact.

— Ah, je vois. C’est vous qui avez fait sauter la mine.

— Monsieur le Président, ce problème dépasse les seuls intérêts des États-Unis. C’est toute la planète qui est concernée. Il faut mettre nos différences de côté. Il nous faut mobiliser les ressources technologiques de la planète entière, les esprits les plus pointus, utiliser tous les moyens disponibles. C’est pour cette raison qu’il faut mettre le reste du monde au courant des dangers auxquels nous sommes confrontés. Les gens doivent connaître la vérité.

À ces mots, un murmure de protestation envahit la salle. D’un geste de la main, le Président rétablit le silence.

— Vous pensez réellement que les gens ne sont pas suffisamment affolés en ce moment ? Ça vous arrive de regarder la télévision ?

— Oui.

— À cause de la gigantesque impulsion électromagnétique créée par la précédente attaque, les réseaux électriques et informatiques du monde entier connaissent des plantages monumentaux. On parle d’attentats-suicide à travers tout le Moyen-Orient, de massacres de chrétiens en Indonésie. Dans ce pays même, les gens se rassemblent dans les églises pour attendre la fin du monde. Et vous, vous voulez qu’ils paniquent encore plus.

— Rien ne se fait sans un minimum de panique.

— Nous pourrions nous retrouver confrontés à une guerre nucléaire.

— C’est un risque qu’il va nous falloir prendre.

— Ce n’est pas un risque que je suis prêt à prendre, rétorqua sèchement le Président. Il est hors de question que ces informations deviennent publiques.

— Il en est d’autant plus question que ça sera bientôt une réalité, répondit Ford. Et vous tous ici présents devez vous y préparer.

Il se mit alors à leur expliquer ce qu’il avait fait du véritable disque dur.