Randall Worth accrocha son canot pneumatique au dock flottant, enfila son sac à dos et remonta la rampe d’un pas lourd, la tête baissée. Il était 17 heures. Accroché à sa ceinture, son vieux RG.44 – le flingue qu’il emportait toujours à bord – pesait lourd contre sa hanche.
— Hé, Worth.
Putain de merde. Il leva les yeux et se trouva nez à nez avec la dernière personne au monde qu’il aurait souhaité croiser : Ernie Jura, propriétaire de la coopérative de homards, vêtu de son imper et de ses bottes en caoutchouc, qui le toisait du haut de son mètre quatre-vingt-dix et de ses cent kilos. L’homme le martyrisait déjà au lycée, et il n’avait jamais cessé depuis.
— Je vais avoir besoin de cet argent que tu me dois pour le carburant : trois cent douze dollars. Pas question de t’approvisionner tant que je ne les ai pas.
— Je t’ai dit que je te paierai.
Sous l’effet de la colère, Worth sentit son corps tout entier trembler de rage. Il y avait fort à parier que Jura fasse partie de ces enfoirés qui avaient saboté ses pièges.
Ce dernier le scruta de ses petits yeux durs.
— T’as intérêt, le menaça-t-il.
Continuant son chemin, Worth le frôla, lui administrant au passage un petit coup d’épaule. Jura l’attrapa alors par le collet et colla sa tête de brute contre la sienne, l’abreuvant par la même occasion de son haleine parfumée à la bière.
— Écoute-moi bien, sale merdeux. Tu m’as menti la dernière fois que tu as fait le plein en me disant que t’avais de quoi payer. Alors tu vas me donner ce que tu me dois, sinon je fais un nœud papillon avec tes couilles, je te les attache autour du cou et je t’envoie faire des claquettes.
Il repoussa Worth et lui tourna le dos, avant d’ajouter pardessus son épaule :
— Je veux mon fric. T’as intérêt à me le filer avant demain midi. Compris, bon à rien ?
La main de celui-ci se posa sur la crosse de son RG. Jura, qui s’était remis au travail, lui tournait toujours le dos, à moitié courbé sur un monte-charge dont il dévissait un boulon.
— Connard, siffla Randall Worth entre ses dents.
Jura ne lui prêtait plus attention. Il commença à sortir son arme, puis se ravisa. Il le buterait plus tard. Pour l’instant, il avait d’autres chats à fouetter. Comme de trouver un moyen d’obtenir du carburant, par exemple.
Il longea la jetée jusqu’au parking où il avait garé son camion, fouilla ses poches à la recherche de ses clés. Il était déjà fiché à New Harbor et à Muscongus. Pour se réapprovisionner, il lui aurait fallu aller jusqu’à Boothbay en bateau, où on ne lui aurait probablement pas fait crédit de toute façon. Il devait se fournir en diesel ici et tout de suite, s’il voulait que son plan réussisse.
Il enfonça la clé de contact et donna un tour ; le moteur siffla et grinça avant de finalement démarrer. Il vérifia le niveau du réservoir : il lui restait de quoi aller à Waldoboro.
Il manœuvra tant bien que mal son camion jusqu’à l’allée principale. La boîte de vitesses émit un claquement métallique ; il sortit du parking en quelques secondes et prit à droite sur la route 32.
La petite baraque blanche en bois se trouvait sur la route principale, avec son porche brinquebalant et sa peinture qui tombait en lambeaux. Sur la pelouse de devant trônait une carcasse de voiture posée sur des parpaings. Le crépuscule tombait ; dans le hangar adossé au bâtiment principal, les lumières étaient restées allumées. Worth se gara dans l’allée, sortit du véhicule et se dirigea vers la porte d’entrée. Il frappa deux coups et attendit. Le crystal qu’il avait fumé en route commençait à produire ses effets : il se sentait bien mieux. ses jambes ne tremblaient plus. Il avait les idées claires et une détermination sans faille.
— C’est qui ? lui demanda-t-on de l’autre côté de la porte.
— Worth.
Le verrou tourna, la porte s’ouvrit. Vêtu d’une salopette de peintre, Devin Doyle se tenait devant lui, une bière et une cigarette à la main. Il n’était pas rasé et il avait les cheveux en bataille. C’était l’un de ces trentenaires qui aurait facilement pu passer pour un gamin de dix-huit ans ; il en avait l’allure et le comportement.
— Hé, Randy, espèce de macaque, ça va comme tu veux ?
Worth entra et Doyle ferma la porte derrière lui en s’assurant de bien verrouiller toutes les serrures. Au fond du hangar s’entassaient des meubles volés, recouverts de bâches crasseuses.
— Bière ?
Worth attrapa une Bud Light et s’écroula dans un vieux sofa miteux. Il s’envoya la moitié de la canette en une seule gorgée, la posa sur la table et ferma les yeux.
Doyle s’effondra à son tour dans un fauteuil.
— Hé, Randy, t’as vu ces nouvelles photos de Britney, celles où on voit sa chatte épilée ? Je les ai sur mon ordi, tu peux pas savoir à quel point…
— Je suis venu récolter ma part du butin, l’interrompit Worth.
— Hé, mec, c’est quoi ces conneries ?
— Tu m’as bien compris.
Il rouvrit lentement les yeux, pour ne plus lâcher son comparse du regard.
— Je te l’ai déjà dit : tu seras payé quand je serai payé, rétorqua celui-ci.
Il tira une dernière bouffée sur sa cigarette et exhala quelques volutes avant d’écraser son mégot dans une coquille de palourde posée au pied du fauteuil. Il tâtonna d’une main à la recherche d’une bière, en trouva une, et l’amena jusqu’à ses lèvres.
— Ça fait une semaine que j’ai chouré toute cette merde sur Ripp, reprit Worth. J’ai pris des risques. J’ai fait mon boulot. Maintenant, tout ce que je veux, c’est mon salaire.
Il sentit son pouls battre dans sa nuque.
— On ne saura pas à combien s’élève ton salaire tant que je n’aurai pas réussi à refourguer cette came. Les antiquités, c’est pas comme les écrans plats. Je t’avais prévenu que ça prendrait du temps, et t’étais d’accord.
— Désolé, rétorqua Worth, qui se la jouait cool, les yeux mi-clos. Du temps, c’est un truc que j’ai pas en ce moment. Je t’ai ramené cent mille dollars d’antiquités et je veux ma part. Capisce ?
Sa jambe, terminée par l’une de ses énormes bottes, retomba lourdement au sol.
— Hé, Randy, ne me fais pas ce coup-là. J’aurai déjà de la chance d’en obtenir dix mille. Et tu auras la moitié, comme prévu. Quand j’aurai été payé. D’accord ?
— Non, pas d’accord, sale pédale.
Randy attrapa alors sa bière, la vida, écrabouilla la canette et la jeta sur Doyle comme on lance un frisbee. Elle ricocha contre son épaule.
— Tu m’écoutes ? reprit-il.
Il sentit les battements dans son cou redoubler d’intensité.
— Randy, attends un peu. On avait un accord. J’ai pas l’intention de me défiler. Lundi, j’aurai de quoi te payer.
Le pêcheur remarqua que son interlocuteur transpirait. Il avait peur.
— Dix mille, tu dis ? Parfait. Je veux la moitié. Tout de suite. En guise d’acompte.
— Bordel, mais j’ai pas cinq mille ! protesta Doyle, les mains ouvertes devant lui.
Worth se leva alors du canapé, confiant de l’effet qu’il produisait sur l’autre. La veine qui tressautait de plus belle le long de son cou lui foutait apparemment les jetons, car ses yeux s’agitaient dans tous les sens, à la recherche d’une arme.
— N’y pense même pas, l’avertit-il, se rapprochant de lui jusqu’à le toucher.
— Lundi, je te paierai.
— Je veux mes cinq mille. Tout de suite !
Il s’approcha un peu plus, lui collant presque son sexe en pleine face.
— Je ne les ai pas, gémit Doyle en se débattant pour lui échapper.
Worth lui gifla le haut du crâne à pleine force, une fois, deux fois.
— Putain ! Randy, bordel, qu’est-ce qui t’arrive ?
Il tenta de se lever, en vain : Randall le rejeta violemment contre le dossier. Il le tenait à sa merci, à califourchon sur lui, les jambes de part et d’autre de son corps. Nom de Dieu, il commençait à se sentir comme Tony Soprano. Il attrapa son. 44 Magnum dans son dos et enfonça le canon dans l’oreille de Doyle.
— Donne-moi ces putains de thunes.
— Randy, t’es cinglé ou quoi ? T’es complètement défoncé au crystal…
Worth lui claqua encore une série de taloches, en pleine figure cette fois.
— Arrête ! implora Doyle, qui se démenait pour esquiver, brandissant ses maigres bras en guise de protection. Je t’en supplie !
— Ton portefeuille ! Il est où ? Donne-le-moi !
Il lui cogna sur la tête une nouvelle fois. Doyle fouilla dans sa salopette et sortit son portefeuille d’une main tremblante, tout en continuant à se protéger de l’autre. Cette espèce de fiotte était vraiment en train de chialer. Worth se saisit de l’objet, l’ouvrit et en sortit une liasse de billets de cinquante. Il se mit à les compter, laissant tomber le reste au sol.
— Regardez-moi ça. Huit cents dollars.
Il feignit une nouvelle charge sur son comparse qui se recroquevilla aussitôt, agitant les bras dans tous les sens. Worth éclata de rire.
— Pauvre tapette…
Il replia les billets, les fourra dans sa poche arrière et braqua son arme sur le front de Doyle.
— Écoute-moi bien, tête de con. Je reviendrai lundi. Tu me donneras mes quatre mille deux cents dollars.
— On avait un accord, pleurnicha Doyle, le visage couvert de traînées de morve.
— Maintenant, on a un nouvel accord.