Le brouillard se changea en bruine. Abby extrayait fébrilement les rochers du cratère, les délogeant à l’aide de sa pioche pour les jeter par-dessus le rebord. La météorite avait pénétré la couche de terre sur une trentaine de centimètres avant de s’enfoncer dans une strate rocheuse. La jeune fille avait été surprise par la relative petitesse du trou : il faisait tout au plus un mètre de profondeur pour une largeur d’un mètre cinquante. La pluie tombant dru, il s’était transformé en un marécage chaotique, amas de boue et de roche fracassée.
Elle extirpa un fragment particulièrement important, qu’elle fit rouler le long de la paroi jusqu’au rebord. Jackie l’attrapa et le jeta de côté.
— Eh ben ! Il y en a un paquet, de ses satanés rochers, déclara celle-ci. Comment on va faire pour savoir lequel est le météore ?
— T’en fais pas, tu le reconnaîtras tout de suite. Il est en métal : un alliage de fer et de nickel.
— Et comment on fait s’il est trop lourd à porter ?
Abby retira un autre rocher du fond, le souleva et le balança à la surface.
— On trouvera bien une solution. Les journaux disaient qu’il faisait cinquante kilos.
— Les journaux disaient qu’il pouvait peser une cinquantaine de kilos. C’est pas tout à fait pareil.
— Plus gros il sera, mieux ça vaudra.
Elle évacua une série de rochers de plus petite taille avant de remonter plusieurs pelletées d’une boue particulièrement visqueuse. La bruine s’était à présent changée en véritable averse. Une gadoue glacée pénétrait dans ses bottes, et chacun de ses mouvements provoquait un bruit de ventouse.
— Ramène le seau et la corde qui se trouvent dans le canot.
Jackie disparut dans la brume pour revenir cinq minutes plus tard. Abby noua alors la corde autour de la poignée du seau et commença à récolter la boue que Jackie se chargeait de vider.
En remontant un énième seau de boue, Abby laissa échapper un grognement sourd. Elle attrapa alors la pelle et l’enfonça dans la boue. Le métal rencontra la pierre.
— Il y a une strate rocheuse juste ici, expliqua-t-elle tout en continuant à tâter la roche. Le météore y est forcément, au milieu de ces pierres éclatées.
— Il est gros comment, à ton avis ?
Elle réfléchit un instant, calculant dans sa tête. Quelle était la densité du fer déjà ? Sept et des poussières.
— Une météorite de cinquante kilos, répondit-elle, devrait mesurer vingt-cinq ou trente centimètres de diamètre.
— C’est tout ?
— C’est largement assez.
Elle inséra la pointe de la pioche entre deux rochers et les fit bouger, produisant un bruit de succion, avant de les remonter péniblement à la surface. Elle était couverte de boue, la pluie lui ruisselait dans le cou, mais elle s’en fichait pas mal. Elle était sur le point de faire la découverte de sa vie.
Randall Worth revissa la plaque de métal et essuya ses traces de doigts grasses. Il changea de position et éclaira de sa lampe torche le compartiment moteur : tout avait l’air normal. Aucun signe de son passage. Il remit le panneau en place, et, encore une fois, prit soin d’effacer ses empreintes digitales.
Les outils retournèrent dans son sac. Il se releva et scruta remplacement, détaillant chaque surface, à la recherche d’éventuelles traces qu’il aurait pu laisser. Mais tout était impec. Il vérifia les réglages du moteur, du disjoncteur et de l’indicateur de batteries, pour s’assurer qu’ils étaient bien les mêmes qu’avant son arrivée.
Il quitta alors la cabine, à l’affût du moindre bruit. La pluie battante, qui bruissait à la surface de l’océan, tambourinait lourdement contre le toit. Il percevait pourtant le claquement du métal sur la pierre et le bavardage exalté des deux filles. De toute évidence, elles en avaient encore pour un moment.
Il alla jusqu’à la poupe, détacha son canot et sauta dedans. Sa peau le démangeait, son crâne fourmillait et un truc vraiment bizarre se tramait derrière ses yeux. C’était du crystal qu’il lui fallait, et vite. Il avait bossé dur, il l’avait bien mérité. Il se mit à ramer vigoureusement, à tel point qu’une des pagaies se délogea de sa dame. Il jura et la remit en place d’une main tremblante. Le Marea disparut bientôt dans la brume ; quelques minutes plus tard, sa propre embarcation se profila, couverte d’huile et de rouille.
Il monta à bord et partit en tâtonnant à la recherche de sa pipe et de son matériel. Il attrapa un bloc de crystal d’une main flageolante, le laissa tomber, pesta, partit à sa recherche, le rattrapa et alluma sa pipe.
Bordel, ce que c’était bon. Il se détendit et laissa échapper un grognement de plaisir, sentant son sexe se durcir sous l’effet de la drogue. Son esprit se focalisa sur ce qu’il ferait subir à ces deux salopes une fois qu’il les aurait à sa merci.
Abby continua à creuser dans la boue et à extraire les rochers un à un, jusqu’à ce qu’elle sente le fond du cratère, là où la strate rocheuse s’était brisée. La pluie ne faiblissait pas, elle gagnait au contraire en intensité. Le bruit de l’écume contre les récifs allait croissant : les flots grossissaient. Il n’était pas question de traîner.
Elle sortit un bloc exceptionnellement gros. Jackie, elle aussi descendue dans le cratère, l’aida à le hisser.
— Ça a vraiment causé de sacrés dégâts. Mais je crois qu’on s’approche.
— T’as un look à faire peur, plaisanta son amie.
— Toi non plus, tu ne fais pas franchement top model.
Les rochers s’empilèrent, les seaux de boue remontèrent.
Abby s’arrêta à nouveau, tâta le fond du trou.
— On ne le sortira jamais, ce météore, se lamenta Jackie.
— Il est ici. Il est forcément ici, quelque part.
Elle se mit à genoux et écopa la boue qui recouvrait la strate de granit. Le déluge commençait à travailler pour elle. Avec une excitation grandissante, elle découvrit dans la roche un réseau de fissures en étoile. La boue affluait toujours.
— Il est forcément ici, dit-elle d’une voix forte, comme si le pouvoir de la parole suffisait à changer ses désirs en réalité.
— Ça ne serait pas l’un de ses rochers que l’on a déjà sorti ? questionna Jackie.
— Je t’ai dit que c’était du métal !
— Hé, je demande, c’est tout.
Exaspérée, découragée, Abby se sentie happée par un désespoir de plus en plus profond. La météorite s’était peut-être encastrée de façon inextricable dans la strate rocheuse.
— Jackie, va chercher de l’eau de mer, on va rincer tout ça.
La jeune fille disparut de l’autre côté de la butte. À son retour, Abby vida l’eau sur la couche de roches brisées.
Il y eut un gargouillis et l’eau s’écoula dans un trou, comme si elle venait d’être absorbée par le tuyau d’évacuation d’un évier.
— Putain… lâcha Abby en enfonçant ses doigts dans l’orifice.
— Je vais rechercher de l’eau.
Jacky revint bientôt en courant, renversant une partie du liquide. Abby lui arracha le seau des mains et en déversa à nouveau le contenu au fond du cratère. L’eau disparut, avec le même bruit de succion, et un trou parfaitement rond fut révélé, d’un diamètre de dix centimètres environ, apparemment sans fond. Son pourtour était stridulé de petites fissures en étoile.
Abby retira ses gants et inséra sa main dans le trou le plus profondément possible. Les parois étaient lisses comme du verre : on avait l’impression qu’il avait été foré. Elle attrapa un galet et le jeta dedans. Il y eut un silence, puis un léger bruit d’éclaboussure.
Elle leva les yeux en direction de son amie.
— Il n’est pas là. Il n’y a pas de météore.
— Comment ça ?
— Il a filé tout droit.
Et, malgré tous ses efforts, elle ne put retenir ses sanglots.