Ford entra. Lockwood était assis à son bureau. À ses côtés se tenait un général de brigade aux cheveux grisonnants, vêtu d’un uniforme froissé. Ford l’identifia immédiatement : il s’agissait de l’agent de liaison du Pentagone avec l’Office of Science and Technology Policy, le bureau chargé de conseiller le Président sur les questions scientifiques.
— Wyman, commença Lockwood en se levant, vous connaissez le lieutenant-général Jack Mickelson de l’United States Air Force, directeur adjoint de la National Geospatial-Intelligence Agency. C’est lui qui est en charge du renseignement géospatial.
Ford tendit la main au militaire, qui se leva également.
— Heureux de vous revoir, monsieur, le salua-t-il avec une certaine froideur.
— Très heureux de vous revoir également, monsieur Ford.
À la différence de ces militaires qui croient devoir exhiber leur virilité par une poigne en acier, Mickelson lui offrit une main ferme mais souple. Ford avait déjà remarqué et apprécié ce détail chez lui. Mais il n’était plus si sûr d’apprécier l’homme qu’il avait en face de lui aujourd’hui.
Lockwood contourna son bureau et les invita à s’asseoir.
Les deux hommes prirent place face à face et Lockwood s’installa sur le sofa.
— J’ai demandé au général Mickelson de se joindre à nous parce que je connais le respect que vous avez pour lui, et j’espérais que nous pourrions régler ce problème aussi rapidement que possible.
— Parfait. Allons droit au but, suggéra Ford tout en se tournant vers Lockwood. Vous m’avez menti, Stanton. Vous m’avez envoyé sur une mission dangereuse, vous m’avez trompé quant à son but, et vous m’avez dissimulé des informations capitales.
— Ce dont nous allons parler est confidentiel, précisa Lockwood.
— Vous savez pertinemment que vous n’avez pas besoin de me rappeler ce genre de choses.
Mickelson se pencha en avant, prenant appui sur ses coudes.
— Wyman… si vous me permettez ? Vous pouvez m’appeler Jack.
— Avec tout le respect que je vous dois, général, pas d’excuses et pas de blabla. Je veux seulement des explications.
— Très bien.
Il y avait dans ses yeux bleus une note de sympathie, et dans sa voix juste ce qu’il fallait de rocailleux. La décontraction de sa tenue et de ses manières contrebalançait efficacement un sang-froid à toute épreuve. Ford se prépara avec un certain agacement à la séance de baratin à venir.
— Comme vous le savez peut-être déjà, nous entretenons à travers le monde un réseau de capteurs sismiques dans le but de détecter d’éventuels essais nucléaires clandestins. Le 14 avril, à 21 h 44, notre réseau nous a signalé de possibles essais nucléaires souterrains dans les montagnes du Cambodge. Nous avons donc enquêté, et sommes rapidement parvenus à la conclusion que l’événement en question était en fait l’impact d’un météoroïde. Nous avons alors localisé le cratère. À peu près au même moment, un météore a été aperçu dans le Maine, sur la côte, avant de s’échouer dans l’océan. Deux impacts simultanés. Nos scientifiques expliquent qu’il s’agissait sans doute d’un petit astéroïde qui s’est brisé en deux morceaux dans l’espace, chacune des deux parties ayant dérivé suffisamment loin l’une de l’autre pour atterrir à deux endroits complètement différents du globe. D’après mes sources, il s’agirait d’un phénomène tout à fait courant.
Il se tut. Une petite sonnerie discrète retentit sur le bureau de Lockwood. L’instant d’après, on apportait le café sur la petite desserte avec le pot en argent, les petites tasses et le sucrier en porcelaine bleue. Ford se versa une tasse et avala un café noir corsé, bien serré, fraîchement torréfié. Mickelson n’en fit rien.
— Les météoroïdes ne font pas partie de notre mission, reprit-il une fois le majordome reparti. Nous nous apprêtions à classer l’information, sans lui donner suite. Sauf que…
Il s’interrompit, sortit un mince dossier bleu de son attaché-case, le posa sur la table et l’ouvrit. À l’intérieur se trouvait une photo prise depuis l’espace, Ford reconnut immédiatement la mine cambodgienne.
— C’est à ce moment-là que les pierres précieuses radioactives sont apparues sur le marché. Elles sont immédiatement devenues la priorité numéro un de notre cellule antiterroriste, qui s’est inquiétée de la possibilité d’en faire des bombes artisanales. Le plus rudimentaire des labos clandestins suffirait à concentrer l’américium 241 présent dans ces pierres.
— Et l’impact dans le Maine ? Vous avez enquêté là-dessus ?
— Oui, bien sûr. Le météore est tombé en plein dans l’Atlantique, à près de vingt kilomètres des côtes. Absolument impossible de le retrouver, ni même de localiser précisément le cratère.
— Je vois.
— Quoi qu’il en soit, nous étions au courant pour le cratère au Cambodge, nous savions que les pierres venaient du même coin, mais nous ne pouvions pas prouver le lien de façon certaine. Pour ça, il nous fallait un agent sur le terrain.
— Et c’est là que je suis intervenu.
Mickelson acquiesça.
— Vous saviez tout ce que vous aviez à savoir.
— Général, sans vouloir de nouveau vous manquer de respect, vous auriez dû me fournir de plus amples informations. Il aurait fallu me montrer les images satellite. C’est ce que vous auriez fait pour un agent de la CIA.
— Honnêtement, c’est pour cette raison que nous sommes allés chercher quelqu’un en dehors de la CIA. Tout ce que nous voulions, c’était un observateur indépendant sur place, qui puisse nous confirmer ce que nous savions déjà. Nous ne nous attendions pas à ce que…
Il s’éclaircit la gorge et s’enfonça dans son fauteuil.
— À ce que vous fassiez sauter la mine, reprit-il.
— Je crois que vous me cachez encore des choses.
— Évidemment que nous vous cachons encore des choses, intervint Lockwood, qui s’était penché en avant. Nom de Dieu, Wyman, depuis quand est-ce qu’on se dit toute la vérité dans ce métier ? Nous voulions pouvoir examiner la mine en l’état. Vous nous avez créé un énorme problème.
— Encore un inconvénient lorsqu’on fait appel à des indépendants, objecta froidement Ford.
Son interlocuteur soupira avec exaspération.
— Pourquoi la mine était-elle si importante à vos yeux ? reprit-il. Ça, au moins, vous pouvez me le dire.
— Il semblerait que le météoroïde ait été d’une composition hautement inhabituelle, si l’on en croit nos analyses des pierres précieuses.
— C’est-à-dire ?
— Même si nous avions plus de détails, ce qui n’est pas encore le cas, nous ne pourrions pas vous les divulguer. Tout ce que nous pouvons vous dire, c’est que nous n’avons jamais rien observé de semblable auparavant. À présent, Wyman, pourriez-vous nous communiquer les données ? S’il vous plaît.
Ford avait déjà remarqué les soldats à l’entrée du bureau de Lockwood. Il savait pertinemment ce qui l’attendait s’il refusait de coopérer. Aucune importance : il avait déjà obtenu ce qu’il voulait. Il sortit de sa poche une clé USB, qu’il déposa sur la table.
— Tout est là, encodé : photos, coordonnées GPS, vidéos.
Il leur donna le mot de passe.
— Merci, dit simplement Lockwood.
Avec un sourire triste, il prit la clé USB et glissa sur la table une enveloppe blanche.
— Voici le deuxième versement de votre indemnité. Vous êtes attendu pour un débriefing à Langley cet après-midi, à 14 heures, dans la salle de conférences du DCI. Votre mission sera alors bel et bien terminée.
Il lissa d’une main sa cravate en soie rouge, ajusta son costume bleu et passa ses doigts dans ses petits cheveux gris au-dessus des oreilles.
— Le Président tenait à vous exprimer sa gratitude pour votre travail, continua-t-il. Malgré… Malgré votre incapacité à suivre les instructions.
— Je me joins à ces remerciements, renchérit Mickelson. Wyman, vous avez fait du bon travail.
— Heureux de vous être utile, rétorqua celui-ci, non sans une certaine ironie, avant d’ajouter, d’un ton presque désinvolte : Une dernière chose. J’allais oublier.
— Oui ?
— Vous avez dit que l’astéroïde s’était brisé et que deux morceaux avaient atterri sur notre planète.
— Oui, c’est exact.
— C’est faux. Il n’y a eu qu’une seule météorite.
— Impossible, rétorqua Mickelson. Nos scientifiques sont absolument certains qu’il y a eu deux impacts : l’un dans l’Atlantique, l’autre au Cambodge.
— Non. La mine au Cambodge n’était pas un cratère d’impact.
— Qu’est-ce que c’était alors ?
— Un trou de sortie.
Lockwood le fixa avec stupéfaction, tandis que Mickelson se levait de son fauteuil.
— Vous ne voulez quand même pas dire que…
— Si. Le météore aperçu le long des côtes du Maine a traversé la Terre pour ressortir au Cambodge. Les données que je viens de vous communiquer vous le confirmeront.
— Comment pouvez-vous faire la différence entre un cratère d’entrée et un cratère de sortie ?
— C’est un peu comme lorsqu’une balle de revolver traverse un corps humain : le premier trou est bien net et circulaire, tandis que le second vous met un bazar pas possible. Vous verrez bien ce que je veux dire.
— Mais nom de Dieu, s’exclama Mickelson, quel corps dans l’univers serait capable de traverser la Terre ?
— Ça, répondit Ford en récupérant son chèque, c’est une sacrément bonne question.