47

 

 

Appuyé contre l’un des garde-boue de sa Volkswagen New Beetle, Harry Burr fumait une cigarette de la marque American Spirit. Il s’était garé devant un centre commercial huppé, quelque part dans le Connecticut. Le message lui était parvenu la veille au soir : c’était urgent. Mais Burr n’avait jamais reçu de contrat qui ne soit pas urgent. Lorsque quelqu’un voulait qu’on bute quelqu’un d’autre, c’était finalement assez rare qu’on lui dise : « Prends ton temps, coco, y a pas le feu. »

Il roula pensivement sa cigarette entre le pouce et l’index, prenant le temps de sentir sur ses doigts la texture spongieuse du filtre, d’observer les volutes de fumée s’échapper de l’extrémité rougeoyante. Quelle habitude dégoûtante, répugnante, mauvaise pour la santé – et tellement prolo. Les professeurs en tweed ne fumaient pas, ou alors ils utilisaient une pipe en bruyère. Il jeta le mégot sur le revêtement en ciment du parking et l’écrasa de son mocassin droit, une bonne douzaine de fois, jusqu’à ne plus laisser qu’un petit bout déchiqueté. Un jour il arrêterait, mais pas maintenant.

Plusieurs véhicules passèrent avant que l’un d’entre eux ne ralentisse : une voiture américaine parfaitement laide, une Crown Victoria, modèle récent, noire, bien entendu. Ses employeurs, quelle que soit leur identité, regardaient trop de séries télé. Il adorait sa New Beetle ; elle était parfaite pour son boulot. Personne ne s’attendait à voir un tueur à gages débouler en Coccinelle. Ou porter un chino, des chaussettes à motif jacquard et une veste en tweed de chez L. L. Bean avec des pièces en cuir aux coudes.

La voiture noire se gara ; Burr ne savait pas, et ne voulait pas savoir pour qui il travaillait, mais il était à peu près sûr qu’il s’agissait d’une mission quasi officielle. Il avait reçu pas mal de contrats de ce genre, ces derniers temps.

La Crown Victoria s’arrêta et l’on descendit la vitre fumée. Le grand jeu. L’homme auquel il avait affaire était le même que la dernière fois, un Asiatique en costume bleu avec des lunettes de soleil, qui se donna malgré tout la peine de reproduire leur petit rituel de reconnaissance.

— Vous quittez cette place ?

— Pas dans les six prochaines minutes.

C’était le genre de détails dont ils raffolaient. En réponse, l’homme lui tendit une épaisse enveloppe en papier manille. Burr s’en saisit, vérifia que la liasse de billets s’y trouvait bien et la balança sur le siège avant de sa voiture.

— Le plus important, expliqua son interlocuteur, c’est que nous récupérions ce disque dur. La prime passe à deux cent mille dollars s’il nous parvient intact. Pigé ?

— Pigé.

Burr adressa à son interlocuteur un sourire de pure forme, accompagné d’un petit geste de la main, et la Crown Victoria redémarra dans un fort crissement de pneus. La classe, songea-t-il. Ça ne te dirait pas de faire encore un peu plus de boucan ?

Il s’assit dans sa voiture et vida le contenu de l’enveloppe : une fiche de renseignements, quelques photos et de l’argent. Beaucoup d’argent. En attendant d’autres versements à venir. Une très bonne mission en somme, excellente même.

Il plaça l’argent dans la boîte à gants, examina les photos et passa en revue sa lettre de mission. Récupérer un disque dur et descendre un intello. Il se mit à siffloter : ce serait du gâteau. Ce disque dur devait contenir un truc bien sympa.

Burr cueillit dans le tas la photo du support de stockage. Il l’examina, fit défiler les photos suivantes et parcourut en diagonale la feuille de renseignements. Il la lirait plus en détail ce soir, pour pouvoir passer à l’action le lendemain. Il se demanda comment il avait bien pu se débrouiller à l’époque où n’existaient pas Google, MapQuest, Facebook, YouTube, l’annuaire inversé, les sites de recherche de personnes et tous ces nouveaux outils permettant de s’immiscer dans la vie privée des gens. En une demi-heure, il pouvait accomplir l’équivalent d’une semaine de recherches avant l’apparition d’Internet.

Le tueur mit les documents de côté et s’accorda un instant pour réfléchir à sa propre situation. Il était bon, et pas seulement parce qu’il avait été en classe prépa et pouvait réciter la première déclinaison latine. Il était bon parce qu’il n’aimait pas tuer. Tuer ne lui apportait aucun plaisir. Il n’avait aucun besoin de le faire, ce n’était pas comme le sexe ou la nourriture. Il était bon parce qu’il éprouvait de l’empathie pour ses victimes. Derrière chaque contrat se cachait un être de chair et de sang ; il pouvait se mettre à leur place, regarder le monde à travers leurs yeux. C’était tellement plus facile de tuer dès lors que l’on s’identifiait à ses victimes.

Avant tout, Harry Burr était efficace. À l’époque où on le connaissait encore sous le nom de Gordie Hill, ce petit morveux de Greenwich, son père lui en avait appris un rayon niveau efficacité. Il avait en stock un paquet de citations prêtes à être ressorties ; « Si tu as l’intention de le faire, alors fais-le. » « Si tu gagnes plein d’argent, personne ne se souciera de comment. » « Si tu veux gagner, la fin justifie les moyens. »

— On ne demandera jamais au vainqueur s’il disait la vérité, lui avait déclaré son vieux après avoir buté sa mère.

Il était parti en laissant le cadavre dans la cuisine, et Harry ne l’avait plus jamais revu. Quelques années plus tard, il avait découvert que son père avait cité Hitler à ce moment précis. Voilà qui était plutôt cocasse.

Le sourire aux lèvres, il songea à ce qu’en avaient conclu les armadas de psychologues, de travailleurs sociaux et autres professionnels du conseil à cent dollars de l’heure après la mort de sa mère : Gordie était un gamin sérieusement perturbé. Alors pourquoi ne pas en faire son métier, justement, d’être perturbé ? Il retira de la poche de sa chemise un paquet de cigarettes tout aplati. Attrapant la dernière dope, il replaça le paquet vide dans sa poche. C’était quoi déjà, la fameuse phrase de saint Augustin ? « Oh Dieu ! Accordez-moi la chasteté, mais pas encore maintenant. » Un de ces jours, il jetterait l’éponge, mais pas tout de suite.