Ford s’était toujours considéré comme un bon randonneur, mais il fallait bien reconnaître que le moine bouddhiste se mouvait dans la végétation avec l’agilité d’une chauve-souris : derrière lui, sa toge safran semblait flotter dans les airs tandis que ses sandales foulaient le sol sans relâche. Ils marchèrent en silence des heures durant sans prendre le moindre repos, jusqu’à parvenir devant un grand rocher à l’extrémité d’un ravin à pic. Le moine s’arrêta alors brusquement et, déployant sa toge d’un mouvement ample, s’assit tête baissée pour prier.
Après un moment de silence, il releva la tête et désigna le gouffre du doigt.
— Six kilomètres. Suivez le canyon principal jusqu’à une colline que vous escaladerez. Là, quand vous regarderez en direction de la vallée, vous verrez la mine au-dessous de vous. Mais faites attention : une patrouille de soldats arpente régulièrement les flancs de la colline.
Khon joignit les mains et s’inclina en signe de remerciement.
— Bénissez le bouddha sur votre chemin, leur demanda le moine. Maintenant, filez.
Khon s’inclina à nouveau.
Et ils le laissèrent là, assis sur son rocher, en pleine méditation. Ford ouvrit la marche le long du canyon, contournant les innombrables blocs rocheux que des siècles d’inondations avaient érodés et polis. À mesure que le canyon se réduisait en un ravin plus étroit, les arbres qui poussaient sur les flancs abrupts s’inclinaient au-dessus de leur tête, jusqu’à former un tunnel où les insectes bourdonnaient allègrement. L’air oppressant se chargea du parfum âcre des fougères odorantes.
— C’est terriblement calme ici, maugréa Ford, à bout de souffle.
Khon acquiesça de sa tête parfaitement ronde.
À plusieurs reprises, Ford remarqua les prières bouddhistes gravées dans la roche et rendues presque illisibles par les siècles. Ils croisèrent un bouddha allongé, long d’une quinzaine de mètres, sculpté dans une excroissance rocheuse au bord du ravin. Khon s’arrêta et fit silencieusement offrande de fleurs.
Au bout du précipice, une piste menait à une colline particulièrement raide. Le soleil à travers les arbres monta progressivement jusqu’à atteindre son firmament : ils approchaient du sommet. Une muraille en partie détruite encerclait le haut de la colline. À travers les remparts, Ford aperçut les ruines d’un modeste temple au milieu d’un entrelacs de plantes grimpantes. Un canon antiaérien tordu et brûlé, vestige de la guerre du Vietnam, occupait une partie de l’ancien édifice.
Ford fit signe à Khon de rester en arrière tandis que lui-même rampait à travers le feuillage épais jusqu’à la muraille en ruine, qu’il escalada. Un léger frottement se fit entendre : il se retourna, son Walther à la main, pour faire face à un simple varan qui s’était réfugié dans un tas de feuilles mortes. L’arme toujours dégainée, il continua jusqu’à la petite clairière, se retourna et indiqua à Khon de le rejoindre. Ils remontèrent tous les deux la piste jusqu’au deuxième emplacement militaire, qui avait été construit à flanc et offrait une vue imprenable sur la vallée en contrebas.
L’Américain avança avec précaution jusqu’au rebord de la plateforme et observa le spectacle qui se déroulait sous ses pieds.
La scène à laquelle il assistait était tellement insolite qu’il eut d’abord du mal à trouver un sens à ce qu’il voyait. Les arbres au centre de la vallée avaient été abattus et formaient autour du cratère central un ensemble de segments excentriques, semblables aux rayons d’une roue géante. Sous un épais nuage de fumée grouillait une véritable fourmilière humaine. Des colonnes d’individus dépenaillés allaient et venaient depuis le cratère, chargés de paniers de pierres qu’ils portaient sur le dos au moyen de sangles frontales. Ils déversaient leur fardeau sur un énorme tas, à une cinquantaine de mètres de là. L’échine courbée, ils retournaient alors en traînant des pieds jusqu’à la mine pour y remplir à nouveau leur panier. Au pied du tas qu’ils alimentaient grouillaient des centaines de femmes et d’enfants effroyablement émaciés. Munis de petits marteaux, ils cassaient les cailloux et fouillaient les débris à la recherche des pierres précieuses.
De toute évidence, le cratère constituait l’entrée de la mine.
Dans la vallée avoisinante, on avait dégagé une partie du bois abattu pour y ériger un village rudimentaire, constitué de petites huttes biscornues faites de branches. Des rouleaux de fil de fer barbelé à même le sol formaient un périmètre tout autour, à la manière d’un camp de concentration. Plusieurs douzaines de petites langues de fumée s’élevaient des cheminées où l’on devait préparer à manger. De part et d’autre du camp stationnaient deux tanks en mauvais état. Des soldats munis d’armes de guerre patrouillaient dans la vallée, d’autres étaient chargés de maintenir les colonnes de mineurs en mouvement et de s’assurer de leur rendement. Tout en gardant leurs distances, ils aiguillonnaient les plus lents et les plus faibles à l’aide de longs bâtons taillés en pointe.
Ford attrapa les jumelles dans son sac afin d’observer le site plus en détail. Il se concentra sur le cratère : il s’agissait d’un profond tunnel vertical qui semblait avoir été créé par un violent impact de météore. Il examina la colonne de mineurs, tous dans un état abominable : ils perdaient leurs cheveux, leur corps était meurtri, couvert de plaies ouvertes, leur peau fripée et noircie, leur dos courbé, leurs os proéminents. Un grand nombre d’entre eux étaient tellement atteints par les radiations – silhouettes squelettiques. crânes chauves, gencives dépourvues de dents – que Ford aurait été bien incapable de dire s’il s’agissait d’hommes ou de femmes. Même les soldats qui faisaient office de contremaîtres semblaient malades, apathiques.
— Qu’est-ce que tu vois ? chuchota Khon derrière lui.
— Des choses atroces. Horribles.
Le Cambodgien se glissa jusqu’à lui, muni de ses propres jumelles. À son tour il resta un long moment à observer, sans rien dire.
Tandis qu’ils scrutaient cette sinistre procession, l’un des mineurs perdit l’équilibre et s’écroula, déversant par terre le contenu de son panier. Il était petit et frêle, et donnait l’impression de n’être encore qu’un adolescent. Un soldat le tira immédiatement de côté et lui assena plusieurs coups de pied pour le faire se relever. Le garçon lutta pour se redresser, mais il était trop faible. Le soldat lui plaqua alors un revolver sur le crâne et tira. Autour d’eux, personne ne leur prêta la moindre attention. Le soldat fit venir une charrette tirée par un âne ; on y balança le cadavre et le véhicule repartit à l’autre bout de la vallée. Là, le corps fut largué au fond d’une tranchée à l’orée de la forêt tropicale, une plaie béante creusée dans la terre rouge : un charnier.
— Tu as vu ça ? demanda Khon d’un ton impassible.
— Oui.
Ford s’attarda alors sur les soldats qui patrouillaient. Il remarqua avec consternation que bon nombre d’entre eux n’étaient que des adolescents, voire des enfants.
— Regarde là-bas, murmura Khon. Plus haut dans la vallée, là où ces grands arbres verts sont encore debout.
Ford suivit ses instructions et aperçut aussitôt une maison en bois nichée entre les arbres. Il s’agissait d’une bâtisse dans le plus pur style colonial français, avec lucarnes, toit pointu en zinc, murs en lattes de bois blanchies à la chaux et liteaux apparents. Une large véranda occupait tout l’espace devant la façade, à l’ombre des grandes fleurs rouges et orange des héliconies. Un vieil homme à la démarche d’oiseau y faisait les cent pas, un verre à la main. Ses cheveux étaient blancs comme neige, son dos courbé comme celui d’un bossu ; son visage en revanche paraissait lisse et alerte. Tout en marchant, il parlait à deux autres hommes à qui il adressait de la main des petits signes de décapitation. La maison était gardée des deux côtés par des adolescents en uniforme de soldat, armés d’AK-47.
— Tu vois ce type ?
Ford acquiesça.
— Je suis à peu près sûr que c’est le frère numéro six.
— Le frère numéro six ?
— Le bras droit de Pol Pot. Il y a des rumeurs qui courent selon lesquelles cet enfoiré contrôlerait une zone, quelque part le long de la frontière thaïe. Il semblerait bien que nous ayons localisé son petit fief.
Il rangea ses jumelles dans son sac.
— Eh bien, comme ça, conclut-il, on sait à quoi s’en tenir.
Ford garda le silence. Il savait que son compagnon avait le regard braqué sur lui.
— On prend quelques images, reprit celui-ci, on relève les coordonnées GPS, et surtout, on fout le camp d’ici au plus vite.
L’Américain baissa ses jumelles, mais ne répondit pas.
Tout à coup, Khon fronça les sourcils. Il venait d’apercevoir quelque chose dans l’herbe, à ses pieds ; il tendit le bras, cueillit la chose en question et la tendit à Ford. Il s’agissait d’un mégot de cigarette roulée à la main, sec et visiblement récent.
— Oh oh…, lâcha Ford.
— Il faut qu’on se barre de cette colline.
Ils s’éloignèrent du rebord et se faufilèrent à travers le temple et les emplacements militaires. Un mouvement dans les arbres en contrebas alerta Ford, qui se plaqua immédiatement au sol, suivi de Khon.
— Une patrouille, commenta celui-ci.
— Je te parie qu’ils viennent dans notre direction.
— Dans ce cas-là, il faut qu’on passe par l’autre côté.
Ford rampa à plat ventre jusqu’à la muraille d’enceinte, où il trouva refuge. Son compagnon l’imita.
— On ne peut pas rester ici. Il faut qu’on franchisse ce mur.
Khon acquiesça.
Ford trouva une prise, se hissa jusqu’au rebord et retomba de l’autre côté. Il resta immobile, le souffle court. Il ne s’était pas fait repérer. Le Cambodgien fit alors son apparition en haut du mur. Dans la jungle, sur leur gauche, les armes automatiques répliquèrent aussitôt par une rafale assourdissante. Une multitude de petits morceaux de pierre furent expulsés du mur, comme autant d’éclats de shrapnel.
— Hon chun gnay ! s’écria Khon.
Il se jeta à terre et s’effondra à côté de Ford avant de rouler dans l’herbe. Les tirs de mitrailleuses, qui s’étaient réorientés en fonction de ses mouvements, déchirèrent la végétation au-dessus de leurs têtes, les arrosant de brindilles et de feuilles déchirées.
Puis les tirs s’interrompirent, aussi brutalement qu’ils avaient commencé. Ford entendit les éclats de voix des soldats qui couraient à travers la forêt. S’efforçant de rester le plus près possible du sol, il pointa son Walther dans leur direction et tira une seule fois. En guise de réponse, un déluge de balles s’abattit au-dessus d’eux, longeant le haut du mur.
— Partons d’ici, déclara Ford.
— Je veux, Yanqui, répliqua Khon qui venait de dégainer son Beretta 9 mm.
Une roquette explosa alors à quelques mètres au-dessus d’eux. Sous le choc, Ford bascula d’un bon mètre. Ses oreilles sifflaient ; il s’efforça de reprendre ses esprits.
— Descends jusqu’au fossé, là-bas, pendant que je te couvre, dit-il. Ensuite tu te mets à l’abri et tu en fais autant pour moi.
— Ça marche.
Il ouvrit le feu en direction des soldats. Quelques secondes plus tard, Khon bondit derrière lui et dévala la colline jusqu’au fossé. Ford maintint un tir de couverture lent et irrégulier, suffisant pour que son compagnon puisse dévaler la pente et trouver refuge en contrebas.
Une minute s’écoula, puis Ford entendit le tir de suppression que Khon avait ouvert pour lui. Il se dressa alors sur ses jambes et se lança en avant, jusqu’au fossé. À peine arrivé, une nouvelle roquette explosa derrière lui et le projeta en avant. L’instant d’après, une rafale de mitrailleuse canardait la végétation à l’endroit où il s’était initialement positionné.
Il rampa à l’intérieur du fossé tandis qu’une pluie de brindilles et de confettis verts s’abattait sur lui. Incapables de trouver un bon angle de tir, les soldats continuaient de viser trop haut. Ford aperçut finalement Khon devant lui.
— Cours !
Ils se précipitèrent tous deux à découvert et déboulèrent à travers la broussaille et les plantes grimpantes. Les balles fusaient autour d’eux ; graduellement, pourtant, les tirs se firent plus rares.
Dix minutes plus tard, ils atteignirent la partie haute du ravin et s’arrêtèrent sur les bords de la rivière qui y coulait pour reprendre leur souffle. Ford s’agenouilla et s’aspergea le visage d’eau.
— Ils sont sur notre piste, déclara Khon. Ils ne vont pas en rester là. Il faut continuer à avancer.
— Remontons la rivière en amont, suggéra Ford. Ils ne s’y attendront pas.
Il descendit dans l’eau et entreprit de remonter le lit abrupt du torrent, en prenant appui sur les rochers, de bassin en bassin. Au terme d’une demi-heure d’escalade forcenée, ils parvinrent à la source, une fissure dans la roche. À une centaine de mètres au-dessus de leurs têtes se trouvait la ligne de crête ; sur leur droite, le ravin se transformait en un goulet à sec.
Ils traversèrent ce dernier et escaladèrent la crête. De l’autre côté, le ravin se poursuivait jusqu’à une nouvelle crête, qu’ils gravirent à nouveau. Là, ils progressèrent à travers la broussaille. Deux heures s’écoulèrent ; le soleil commença à se coucher, et la forêt sombra dans un crépuscule verdâtre.
Khon se laissa tomber sur un lit de petites fougères et roula sur le côté, les mains derrière la tête. Son visage placide s’illumina d’un large sourire.
— Charmant ! Installons notre campement ici.
Ford s’effondra quant à lui sur un tronc mort, le souffle court. Il sortit sa gourde et la tendit à son ami, avant d’avaler à son tour cette eau tiède et fétide.
— Tu as vérifié l’emplacement de la mine, tu as tout ce que tu veux. On peut repartir, maintenant, affirma Khon, qui s’était assis à son côté et passait ses ongles en revue avant de les nettoyer et de les manucurer à l’aide d’une petite lime.
Ford resta silencieux.
— On est d’accord, monsieur Mandrake ? On rentre ?
Pas de réponse.
— Nom de Dieu, insista-t-il, pas question de sauver le monde, cette fois-ci !
— Khon, tu sais aussi bien que moi que nous avons un problème.
— C’est-à-dire ?
— Pourquoi crois-tu qu’ils m’ont envoyé ici ?
— Pour localiser la mine. C’est toi-même qui me l’as dit.
— Tu l’as vue, cette mine. Tu ne vas pas essayer de me faire croire que la CIA ne savait pas déjà très précisément où elle se trouvait. Il est totalement impensable que nos satellites espions aient pu passer à côté d’un truc pareil.
— Mmm, marmorma Khon. Tu n’as pas complètement tort.
— Alors, à quoi rime cette mascarade ? Pourquoi m’envoyer ici ?
Le Cambodgien haussa les épaules.
— Je suppose que la CIA a ses raisons que la raison ignore.
Ford s’essuya le visage, lissa ses cheveux en arrière et soupira.
— Il y a un autre problème.
— Lequel ?
— On va laisser tous ces gens mourir ?
— Ils sont déjà morts. Et tu m’as dit que tu avais ordre de ne rien faire. Pas touche à la mine, tu as dit. N’est-ce pas, monsieur Mandrake ?
— Il y a des gamins là-bas, des gosses, rétorqua Ford en relevant la tête. Tu as vu comment ils ont abattu cet adolescent, comme si de rien n’était ? Et les charniers ? Il devait bien y avoir deux cents cadavres, et la fosse n’était même pas remplie au quart. C’est un véritable génocide.
— Bienvenue au pays du génocide, répondit Khon en hochant la tête. Tu ferais mieux d’oublier.
— Hors de question que je fasse comme si de rien n’était.
— Qu’est-ce qu’on y peut ?
— On peut faire sauter la mine.