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La main serrant fermement le CD-Rom, Mark Corso sentit la sueur de ses doigts coller au plastique. C’était la première fois qu’il se rendait dans la salle de conférences, sanctum sanctorum de la Mission Mars. Une belle déception, il fallait bien l’avouer. L’air vicié sentait le café, la moquette et le détergent ; les murs étaient couverts d’un lambris imitation bois, qui se décollait en partie. Les tables en plastique contre les murs étaient chargées de toutes sortes d’équipements électroniques, sans cohérence apparente : écrans plats, oscilloscopes, consoles et autres. Un écran de projection fixé au plafond couvrait le mur opposé, tandis qu’au centre trônait la plus affreuse table de conférence qu’il ait jamais vue, une abomination en Formica marron avec des rebords en aluminium et des pieds en métal.

Corso prit place là où l’on avait disposé une plaquette en plastique portant son nom. Il sortit son ordinateur portable, le brancha à sa station et démarra le système. Les autres techniciens entraient au compte-gouttes, échangeant blagues et anecdotes tout en s’abreuvant du jus de chaussette typiquement californien fourni par un vieux percolateur Sunbeam posé dans un coin.

Marjory Leung s’assit à côté de lui et brancha son propre ordinateur. Une douce odeur de jasmin chatouilla les narines de Corso. Elle était magnifique dans son tailleur noir brillant ; il se félicita d’avoir revêtu sa plus belle veste ainsi qu’une cravate en soie particulièrement chère. Pas de blouses blanches en vue ce jour-là.

— Pas trop le trac ? demanda-t-elle.

— Un peu, si.

C’était sa première participation à une réunion de techniciens supérieurs. Il passait en troisième dans une série de dix présentations de cinq minutes, avec séances de questions.

— Bientôt, ça sera la routine pour toi.

Charles Chaudry, le chef de mission, se leva de son siège, en bout de table, et le silence retomba. Corso appréciait cet homme. Jeune et branché, il avait les cheveux prématurément gris, qu’il coiffait en une queue de cheval parfaitement tirée ; il était tout à fait brillant dans son domaine, sans pour autant perdre le sens des réalités. Son histoire, tout le monde la connaissait : né au Cachemire, il était arrivé aux États-Unis en 1965 avec ses parents, à l’occasion de la deuxième guerre indo-pakistanaise, alors qu’il était encore bébé. Son parcours se présentait comme un cas classique d’intégration réussie, le rêve de tout immigrant : parti de rien, il avait obtenu un Ph. D. en géologie planétaire à l’université de Berkeley et sa thèse s’était même vue couronner du Stockton Award. Comme s’il sentait l’obligation de compenser ses origines étrangères, Chaudry était farouchement américain, et même farouchement californien : féru d’escalade et de mountain bike, il raffolait également de surf. L’hiver, il allait se frotter aux vagues de Mavericks, connues pour être parmi les plus dangereuses au monde. Il souffrait d’un léger excès d’orgueil, mais c’était là un défaut tout à fait répandu au sein du personnel du NPF. Les rumeurs les plus folles circulaient à son propos : on le disait issu d’une riche famille de brahmanes bardés de titres de noblesse. S’il lui venait l’idée de rentrer au pays, plaisantait-on, il se retrouverait pacha ou nawab. Mais, en réalité, personne ne possédait vraiment d’informations fiables.

— Je vous souhaite à tous la bienvenue, les salua-t-il avec décontraction, adressant à son auditoire un sourire révélant la blancheur impeccable de sa denture. La Mission ne cesse de faire des progrès.

Il passa en revue leurs succès récents, mentionna un article particulièrement élogieux que leur avaient consacré les pages scientifiques du New York Times, cita un autre commentaire laudateur tiré d’une publication britannique, le New Scientist, évoqua non sans une certaine satisfaction les problèmes rencontrés par la sonde orbitale de Hu Jintao, et conclut par quelques plaisanteries bien senties.

— À présent, enchaîna-t-il, venons-en aux présentations. Cinq minutes chacun plus les questions. Nous commencerons par le bulletin météo, précisa-t-il après un coup d’œil à une feuille de papier. Marjory ?

Celle-ci se leva et se lança dans un exposé sur le climat martien, illustré par une série de PowerPoint montrant des images infrarouges de nuages de dioxyde de carbone que la sonde avait récemment rapportées des régions équatoriales de la planète. Corso essaya d’écouter, mais il n’arrivait pas à fixer son attention. Son heure approchait. Il avait cinq minutes pour faire sa première impression en tant que technicien supérieur. Il était sur le point de commettre un geste très risqué, qui ne lui ressemblait décidément pas. Au fond de lui, pourtant, il savait que c’était la bonne décision. Il y avait réfléchi une bonne centaine de fois. Ce n’était sans doute pas la manière la plus orthodoxe d’établir le contact, mais c’était le prix à payer s’il voulait leur en mettre plein la vue. Ils seraient forcément impressionnés. Voilà que s’ouvrait devant eux un mystère insondable, que Freeman semblait avoir découvert peu avant sa mort, et qu’il n’avait pas eu le temps d’analyser. Corso reprenait le flambeau. C’était une façon, se disait-il, d’honorer la mémoire de son professeur tout en faisant avancer sa propre carrière.

Il balaya du regard l’autre extrémité de la table de conférence et aperçut Derkweiler, un gros portfolio en cuir devant lui. Lui aussi finirait bien par prendre son parti lorsqu’il sentirait le vent tourner.

Corso assista donc aux deux premières présentations, mais c’est à peine s’il les entendit. Il sentait son estomac se nouer. Le moment fatidique approchait.

— Mark ? l’interpella Chaudry avec un sourire encourageant. C’est à vous.

Corso glissa le CD dans l’ordinateur. Il y eut un petit temps de charge, puis la première diapositive de son PowerPoint apparut à l’écran.

 

MMO – Détecteur Compton de scintillation gamma :

analyse des anomalies dans les données relatives

aux émissions de rayons gamma de haute énergie.

Par Mark Corso, technicien supérieur en analyse de données.

 

— Je vous remercie, professeur Chaudry, commença-t-il. J’ai une surprise de taille pour vous : une découverte qui, je le pense, ne manquera pas de vous intéresser.

Le visage de Derkweiler se rembrunit. Corso s’efforça de ne pas lui prêter attention. Pas question de se laisser perturber.

— À la place des données du SHARAD, j’aimerais aujourd’hui attirer votre attention sur celles récoltées par le détecteur Compton de scintillation gamma.

Il régnait dans la pièce un silence de plomb. Corso se risqua à lancer un regard en direction de Chaudry, dont l’attitude témoignait d’un intérêt évident.

Il afficha la diapositive suivante, qui révélait un certain nombre de trajectoires orbitales autour de Mars.

— Voici la trajectoire suivie par la sonde orbitale le mois dernier. Comme vous pouvez le voir, les données ont été collectées selon une orbite quasi polaire.

Il rappela quelques données connues de tous, passant rapidement sur les premiers visuels pour en arriver au passage choc : un graphique montrant une courbe faite de pics périodiques.

— S’il y avait une source de rayons gamma sur Mars, voici le type de signature que l’on obtiendrait depuis la sonde.

Cette déclaration suscita dans la salle une succession de hochements de tête, de murmures et autres regards interrogateurs.

Il passa à l’image suivante : deux graphiques superposés et dont les pics correspondaient presque.

— Et voici, mesdames et messieurs, le véritable relevé des émissions de rayons gamma effectué par notre sonde, superposé au graphique précédent des émissions théoriques.

Il attendit leur réaction.

Le silence était total.

— J’aimerais attirer votre attention sur ce qui me semble être une correspondance assez significative, continua-t-il tout en s’efforçant de garder un ton modeste et parfaitement neutre.

Chaudry plissa les yeux et se pencha en avant. Le reste de l’assistance se contenta de le fixer du regard.

— Je suis parfaitement conscient du fait que les marges d’erreur sont assez importantes, reconnut Corso. Je suis également conscient du fait que le bruit de fond est élevé. Et puis, bien sûr, notre détecteur n’est pas directionnel. Impossible donc de pointer sur la source exacte. Mais je me suis livré à une analyse statistique et j’en suis arrivé à la conclusion qu’il n’y avait qu’une chance sur quatre pour que ces similitudes soient le fait de coïncidences.

Personne ne prit la parole. Seul le frottement nerveux de quelques pieds sur le sol rompit le silence.

— Et qu’en concluez-vous, professeur Corso ? intervint Chaudry d’un ton posé et studieux.

— Qu’il existe quelque part sur Mars une source de rayons gamma. Un point-source.

Cette fois-ci, l’auditoire semblait médusé.

— Et quelle en serait la nature ?

— C’est précisément la question à laquelle il nous faudra répondre. Je crois que la prochaine étape serait d’examiner les données visuelles et les images radar afin de localiser l’artefact responsable de ces émissions.

— L’artefact ? interrogea Chaudry.

— L’élément, je veux dire. Je reconnais que le terme artefact était inapproprié. Merci de m’avoir corrigé. Je ne sous-entends en aucun cas qu’il s’agirait d’une source d’origine artificielle.

— Vous avez votre opinion sur la question ?

Corso inspira profondément. Il s’était déjà demandé s’il fallait leur faire part de ce qu’il pensait à titre personnel. Autant jouer le tout pour le tout, décida-t-il ce jour-là.

— Ce ne sont que pures spéculations, bien sûr, mais j’ai plusieurs théories.

— Nous vous écoutons.

— Il pourrait s’agir d’un réacteur géologique comme nous en avons déjà découvert sur Terre. Dans ce type de réacteurs, les mouvements des roches ou de l’eau entraînent une accumulation d’uranium jusqu’à créer une masse subcritique qui, en se désagrégeant avec le temps, provoque des émissions de rayons gamma.

Chaudry acquiesça.

— Mais cette théorie pose un certain nombre de problèmes, poursuivit Corso. Contrairement à ce qui se passe sur Terre, il n’existe sur Mars ni tectonique des plaques, ni formation de failles, ni phénomènes aquatiques de grande ampleur capables de provoquer ce genre de phénomènes. Et l’impact d’une météorite aurait pour effet de répartir, plutôt que de concentrer, les matériaux concernés.

— Vous avez une autre théorie ?

Corso prit une profonde inspiration.

— Un trou noir miniature, ou bien de la matière dégénérée à neutrons, pourraient émettre de larges quantités de rayons gamma à haute énergie. Un tel objet aurait pu arriver sur Mars suite à l’impact d’un autre corps, pour se retrouver encastré ou piégé à la surface. On pourrait même penser que cet objet est encore actif et dévore la planète, pour ainsi dire – d’où les rayons gamma. Il se pourrait bien…

Il marqua une pause, avant de se jeter à l’eau.

— … que nous soyons en pleine situation de crise. Si Mars se faisait avaler par un trou noir ou se voyait réduite à l’état de matière à neutrons, le flux de rayons gamma rendrait la Terre stérile. Totalement stérile.

Il s’arrêta ; il venait de lâcher le morceau. Il leva les yeux en direction de son auditoire et ne rencontra que des visages perplexes. Pourtant, les données factuelles ne mentaient pas.

— Et qu’en est-il des données du SHARAD ? demanda Chaudry.

Corso le dévisagea avec incrédulité.

— Vous les aurez dans quelques jours. J’ai pensé – et j’espère que vous serez du même avis – que les rayons gamma étaient plus importants.

— Professeur Corso, intervint Derkweiler d’une voix étonnamment avenante et parfaitement harmonieuse. Je suis désolé, mais je pensais que vous nous présenteriez vos conclusions sur les données du SHARAD, aujourd’hui.

— J’ai pensé que ce sujet était plus important, se défendit-il.

Il se tourna vers Chaudry, espérant, priant pour quelques paroles d’encouragement.

— Professeur Corso, commença celui-ci en s’éclaircissant la gorge, à première vue, je ne suis pas certain de partager votre enthousiasme pour ces données. Les barres d’erreur réduisent grandement la pertinence de ces similitudes apparentes. On ne peut pas vraiment dire qu’un signal dépassant une fois sur quatre le bruit de fond soit particulièrement probant.

— Un grand nombre de nos données cosmologiques sont à peine au-dessus du niveau du bruit de fond, professeur Chaudry, énonça calmement Corso.

— Exact. Mais, pour l’amour de Dieu, qu’est-ce qui pourrait bien émettre des rayons gamma à la surface d’une planète morte et dépourvue d’activité tectonique récente ou de champ magnétique ? Et cette histoire de trou noir ou de…

Il laissa sa phrase en suspens.

Corso s’éclaircit la voix et se lança.

— Je suggère que nous fouillions la surface de la planète à la recherche d’un élément visuel pouvant correspondre à l’émetteur en question. Si nous pouvions mettre le doigt sur le point-source des rayons gamma, il serait alors assez facile de le photographier avec le HiRISE. Il est même très probable que nous l’ayons déjà photographié sans le reconnaître pour ce qu’il était.

Chaudry avait l’air d’avoir repris ses esprits. Il contempla l’image à l’écran pendant un long moment. Tout le monde attendait avec impatience qu’il reprenne la parole.

— Je crois que je vois un problème.

La gorge nouée. Corso était à l’affût.

— La périodicité de votre source de rayons gamma, si l’on en croit vos données, serait d’environ trente heures. Le temps de rotation de Mars est de vingt-cinq heures. Comment expliquez-vous ce décalage ?

Corso avait relevé la différence, qui ne lui avait pas semblé pertinente.

— Cinq heures, c’est dans notre marge d’erreur.

— Je suis désolé, professeur Corso, mais si l’on extrapole à partir de votre graphique, les deux périodicités se retrouvent décalées. Et pas qu’un peu. Nous sommes bien au-delà de la marge d’erreur.

Corso fixa le graphique. Chaudry avait raison, il s’en rendait compte à présent. C’était une erreur stupide, impardonnable.

Il y eut un silence pesant.

— Je vois ce que vous voulez dire, reprit le technicien, le visage empourpré. Je vais reprendre toutes les données et voir ce que je peux faire pour éclaircir ce point. Reste que la périodicité est bien là. La source pourrait être en orbite autour de la planète…

— Professeur Corso, interrompit Derkweiler, même si toutes ces données se révélaient exactes, ce dont je doute fortement, je ne peux m’empêcher de penser qu’il s’agit d’une diversion assez malvenue. Votre mission ici concerne les données du SHARAD, et c’est donc sur les relevés polaires du SHARAD – qui sont très en retard – que j’aimerais vous voir travailler.

— Mais… De toute évidence, il faut que nous enquêtions sur ces anomalies, fit valoir Corso sans grande conviction. Ces rayons gamma pourraient poser un réel danger pour la vie sur Terre.

— Je ne suis pas convaincu qu’il y ait une anomalie, rétorqua Chaudry. Et je n’apprécie certainement pas que l’on tire des conclusions aussi alarmistes à partir de données pour le moins douteuses. Nous nous devons de garder la tête froide, ici.

— Même s’il n’y avait ne serait-ce qu’une petite chance de…

— Lorsque l’on reste trop longtemps à observer le bruit de fond, interrompit Chaudry d’une voix calme, qui témoignait presque d’une certaine compassion, on commence à y voir des choses qui ne sont pas forcément là. Il est dans la nature de l’esprit humain de vouloir dégager des informations là où il n’y en a pas. Ce qui est important, ce sont les données du SHARAD. Notre regretté professeur Freeman a commis une erreur en se focalisant sur ces rayons gamma. Je ne voudrais pas vous voir tomber dans le même piège.

— Charles, intervint Derkweiler en se tournant vers Chaudry, je finirai moi-même l’analyse des données du SHARAD. Vous les aurez sur votre bureau demain, d’ici à 17 heures. Toutes mes excuses.

— Demain, 17 heures, c’est parfait, acquiesça Chaudry. Merci beaucoup, Winston.

Corso resta assis, les bras croisés, pendant tout le reste de la réunion. Il s’efforçait d’avoir l’air attentif, mais, à l’intérieur de lui-même, il se sentait comme mort : il ne voyait plus rien, il n’entendait plus rien. Même la petite tape sur l’épaule que lui prodigua Marjory Leung au moment de quitter la salle ne lui apporta aucun réconfort. Comment avait-il pu commettre une erreur aussi grossière ?

Freeman avait raison : Chaudry était au moins aussi idiot que Derkweiler. Et lui-même, dans tout ça ? Il était tout simplement foutu.