15

 

 

Ford attendit Khon à la sortie du bar. Lorsque son ami posa finalement le pied dans la ruelle boueuse, il lui emboîta immédiatement le pas.

— Prum est un homme aux habitudes parfaitement réglées, expliqua Khon. Il quittera le bar à 1 heure précise et parcourra les trois cents mètres qui le séparent de sa maison à bord de sa nouvelle Mercedes, pour arriver chez lui à 1 h 05.

— Il est du genre coriace ?

— Niveau mental, oui.

— Il sera saoul ?

— Non, il boit deux bières par soirée, pas une de plus, pas une de moins.

Ils s’approchèrent de la maison de Prum Forgang, un bâtiment en parpaings blanchi à la chaux, érigé à côté de ce qui devait de toute évidence être sa première maison : une dnmak sur pilotis, dans le plus pur style traditionnel, avec un buffle d’Asie assoupi devant le palier. Sur trois de ses côtés, la résidence était entourée de rizières, tandis que la façade donnait sur un jardin planté de cocotiers.

— On va entrer par-derrière, indiqua Ford.

Ils quittèrent la route principale pour emprunter un chemin qui surmontait une digue érigée entre deux rizières. La nuit était claire et il faisait doux ; la pleine lune, d’un rouge sanguin, venait de se lever à l’est. Ford s’imprégna des odeurs du Cambodge : boue, végétation, humidité.

— C’est une nuit magnifique pour une balade, déclara Khon en prenant une profonde inspiration, les bras étirés de part et d’autre de son corps.

Ils firent le tour de la propriété en passant sur les digues. La façade arrière de la maison de Prum Forgang se détachait dans l’obscurité, rectangle blanc aux allures fantomatiques. Ils s’avancèrent jusqu’à la porte de derrière, dont Ford crocheta la petite serrure sans grande difficulté. Ils entrèrent.

Une odeur de bois de santal leur envahit les narines. Dans l’obscurité, ils prirent place à l’intérieur du salon qui donnait sur l’entrée, Ford dans un fauteuil bien rembourré, stratégiquement situé à gauche de la porte, et Khon dans un canapé à droite.

— 0 h 40, chuchota le premier.

Il retira son. 32 Walther PPK de sa poche et le posa sur ses genoux.

À l’heure prévue, 1 h 05 très précises, les phares avant de la nouvelle Mercedes de Prum balayèrent de leur faisceau les rideaux des fenêtres. L’instant d’après, la clé tournait dans la serrure. La porte s’ouvrit, une allumette s’enflamma – il n’y avait pas d’électricité à cette heure de la nuit – et Prum se retrouva debout devant eux, stupéfait.

Il tenta immédiatement de s’échapper. Rapide comme l’éclair, Ford bondit et plaqua son pied contre la porte, l’empêchant ainsi de se rouvrir davantage. Il braqua son arme sur la tête de Prum et plaça son doigt contre ses lèvres.

— Chuuuuut.

Prum se contenta de le fixer droit dans les yeux. Son assaillant referma délicatement la porte et, avec son revolver, désigna le salon.

— Suor sdei, monsieur Prum. On s’assoit ?

L’homme resta debout, toujours très tendu. Khon émergea alors de la pénombre et alluma une lanterne, baignant la pièce d’une faible lueur jaune.

— Asseyez-vous, j’ai dit.

Il s’assit avec méfiance, à la manière d’un animal prêt à bondir à la moindre occasion.

— Qu’est-ce que vous voulez ?

— Nous venons à vous dans un esprit d’amitié et de confiance, pour vous proposer une excellente affaire.

— Vous entrez chez moi par effraction dans un esprit d’amitié ?

— Nous sommes entrés par-derrière pour assurer votre sécurité, pas la nôtre.

Visiblement mal à l’aise, Prum changea de position dans son fauteuil. Ford en profita pour l’étudier plus attentivement. C’était un homme d’âge moyen, petit et maigre mais avec un gros ventre, le genre de personne qui ne tient pas en place. Sa chemise hawaïenne tombait par-dessus son large pantalon ; il portait des tongs et sentait vaguement la bière et le parfum bon marché. Ses grands yeux scintillants fixaient leur interlocuteur avec vivacité. Pour l’instant, il ne disait rien.

— Monsieur Prum, reprit Ford avec le sourire, nous sommes ici pour que vous nous révéliez l’endroit d’où proviennent ces nouvelles pierres, les « blondes ».

Prum se mura dans le silence.

— Nous somme prêts à vous payer très cher pour cette information.

— Je ne sais pas de quoi vous parlez.

— Vous ne voulez pas entendre notre proposition ?

— Rien de ce que vous pourriez m’offrir – ni femmes, ni argent – ne me ferait changer d’avis, affirma Prum, un petit sourire au coin des lèvres. Regardez donc autour de vous : il y a tout ce dont j’ai besoin, ici. Belle voiture, maison magnifique, ordinateur, écran plat. Que des belles choses. Et je n’ai jamais entendu parler d’une mine.

— Ils ne sauront jamais que c’est vous qui nous avez donné l’information.

— Je ne sais pas de quoi vous parlez.

— Vous n’êtes absolument pas curieux d’entendre notre proposition ?

Prum ne répondit pas. Ford s’avança vers lui et lui offrit son revolver, la crosse la première.

— Prenez-le.

Après une seconde d’hésitation, Prum le saisit. Comme l’avait prévu Ford, le petit homme se sentait bien plus en confiance avec une arme à la main.

— Voici notre proposition.

Ford sortit de sa poche un petit document qu’il posa sur la table, à la lumière jaunâtre de la petite lanterne. Il s’agissait d’un visa étudiant pour une université américaine.

— Je n’ai pas besoin de ça, rechigna Prum en se raclant la gorge. J’ai cinquante ans ! Je suis un homme riche et respecté, avec un business florissant, et tout ce que je fais est légal. Je ne viole aucune loi et je ne vole rien à personne.

— Ce n’est pas pour vous, ce visa.

Prum semblait perplexe.

— Allez-y, regardez par vous-même.

Il hésita un instant avant de finalement s’en saisir. Son regard s’arrêta sur la photographie en première page.

Ford tira de sa poche une enveloppe décorée d’un logo rouge écarlate composé du seul mot Veritas, expédiée par Cambridge Massachusetts. Il la déposa à côté du visa.

— Lisez la lettre.

Prum reposa le premier document et prit l’enveloppe. Il en sortit une lettre sur papier crème double épaisseur. La feuille tremblait très légèrement dans ses mains, tandis qu’il s’efforçait d’en lire le contenu en dépit de l’obscurité.

— C’est une lettre d’admission à l’université de Harvard, pour votre fils, signée du doyen lui-même.

Un long silence s’ensuivit. Prum reposa finalement la feuille, le regard parfaitement insondable.

— Je vois. C’est une carotte. Et le bâton ?

— Nous y arrivons dans un instant.

— Je ne peux pas compter sur de telles promesses. Ce ne sont que des morceaux de papier sans aucune valeur. N’importe qui aurait pu produire des contrefaçons rigoureusement identiques.

— Exact. Il vous faut juger de ma sincérité sur pièces. Ici et maintenant. Parce que l’occasion ne se présentera plus jamais.

— Pourquoi voulez-vous connaître l’emplacement de la mine ?

— Ce qui nous amène au bâton. Vous croyez qu’elles finissent où ces pierres, monsieur Prum ? Au cou des femmes.

— Et donc ?

— L’une des plus fabuleuses de ces pierres a fini autour d’un des cous les plus fabuleux d’Amérique. Celui de la femme d’un sénateur de premier plan. Cette femme était la coqueluche de tout Georgetown jusqu’à ce qu’elle se mette à perdre ses cheveux et à ressentir d’affreuses douleurs à la poitrine, dues aux radiations. On a remonté la filière, et cette pierre venait de vous.

— Mhn sruel kluen tee ! souffla Prum après un silence.

— Eh oui. Comme on dit en anglais, ça craint sérieusement, résuma Ford qui avait reconnu cette expression khmer assez vulgaire.

— Je n’étais pas au courant, se justifia-t-il tout en s’essuyant le visage avec un mouchoir. Je ne m’en serais jamais douté. Je suis un homme d’affaires sérieux.

— Vous savez qu’elles sont radioactives.

Silence.

— Le bâton, enchaîna Ford, c’est que le sénateur sait que c’est vous qui avez fait ça à sa femme. Selon vous, il se passe quoi après ?

— Si je vous dis où est la mine, ils vont me tuer.

— Si vous ne dites rien, c’est la CIA qui s’en chargera.

— Je vous en supplie, ne me faites pas ce coup-là.

— Écoutez, les propriétaires de la mine ne sauront pas que c’est vous qui avez lâché le morceau. C’est pour ça que nous sommes venus ici en pleine nuit, par la porte de derrière.

Prum secoua la tête vigoureusement. Il en avait presque oublié le revolver, qui reposait dans sa main inerte.

— Donnez-moi le temps d’y réfléchir.

— Désolé, c’est maintenant qu’il faut se décider, monsieur Prum.

— Cette mine, c’est ma vie, implora-t-il, épongeant à nouveau la sueur sur son visage.

— Vous avez eu votre heure.

— En plus de l’admission à Harvard, je veux de l’argent.

— Vous ne croyez pas que vous poussez un peu ?

— Cent mille dollars.

Ford échangea un regard avec Khon. Cette façon qu’avaient les Cambodgiens de toujours tout marchander ne cessait de l’émerveiller. Il se leva, récupérant au passage la lettre et le visa.

— La CIA s’occupera très prochainement de vous, conclut-il en lui tournant le dos.

— Attendez ! Cinquante mille !

Ford se dirigea vers la porte sans lui prêter la moindre attention.

— Dix mille.

Ford était presque sorti.

— Cinq mille.

Ford s’arrêta, se retourna.

— Vous aurez votre argent quand et si nous parvenons à localiser la mine, expliqua-t-il pour clore la transaction. Maintenant, rendez-moi mon flingue.

Prum lui tendit l’arme, se leva et avança d’un pas mal assuré vers un coffre en bois qu’il ouvrit pour en sortir une carte. Il la déroula sur la table, posant la lampe à pétrole dessus.

— Ça, déclara-t-il, c’est une carte du Cambodge. Nous sommes ici, et la mine est… ici.

Son doigt se planta d’un coup sec sur une région montagneuse, tout au nord. Le petit homme braqua alors ses grands yeux brillants sur Ford.

— Je vous le dis pour votre bien, reprit-il. Vous pouvez y aller si ça vous chante, mais vous n’en reviendrez jamais.