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Abby se glissa sur un tabouret au comptoir du Moto, Ford prenant place à côté d’elle. C’était un bar new-yorkais ultra-branché à Williamsburg, le long de l’East River, décoré tout de noir et blanc, avec de faux paravents shöji couverts de zébrures et, un peu partout, de l’émail noir et blanc, du verre givré et des surfaces chromées. Derrière le bar se tenait un mur entier de bouteilles d’alcool qui luisaient à la douce lueur d’un éclairage blanc. Il était 16 heures, en pleine semaine, par un après-midi pluvieux ; il n’y avait pas un chat.

Ils furent accueillis par un Japonais chauve, carré comme une brique, avec de grosses lunettes en écaille noires et un costume traditionnel. Il attrapa une petite serviette par le coin et la fit glisser le long du comptoir jusqu’à la jeune fille.

— Mademoiselle ?

— Une San Pellegrino, annonça-t-elle après une brève hésitation.

Une autre serviette, positionnée entre le pouce et l’index, glissa devant Ford.

— Monsieur ?

— Un Beefeater Martini, frappé à la glace. Sec, avec un zeste de citron.

L’homme acquiesça vigoureusement et prépara aussitôt les boissons avec virtuosité et efficacité.

— Vous devez être monsieur Moto, déclara Ford.

— Oui, c’est moi.

Son visage se fendit d’un sourire éclatant. Il agita le cocktail avec panache et le transféra dans un verre à mélange.

— Moi, c’est Wyman Ford. Je suis un ami de Mark Corso.

— Enchanté ! Mark n’est pas encore là. Il commence à 19 heures.

D’un geste fluide et élégant, il versa le martini, lança le shaker en l’air, l’attrapa, le rinça et le glissa sur son support.

— J’arrive tout droit de McGolrick Park, expliqua Ford. Je crains d’avoir une très mauvaise nouvelle à vous annoncer.

Alerté par la mine sombre de son interlocuteur, Moto s’arrêta.

— M. Corso et sa mère ont été tués dans la nuit ou dans la matinée, au cours d’un cambriolage.

Le Japonais resta comme pétrifié.

— La police est sur place, ajouta Ford.

Moto donna un violent coup contre le bar et s’effondra en arrière, la tête entre les mains.

— Mon Dieu, mon Dieu, c’est horrible.

Il demeura silencieux un long moment, le visage caché derrière ses mains.

— Les salopards, comment peut-on faire une chose pareille ? Sa mère aussi ?

Ford acquiesça avec compassion.

— Il travaillait comme barman ici ?

— Tous les soirs depuis son retour.

— Qu’est-ce qui lui était arrivé ? Il avait perdu son travail en Californie ?

— Il travaillait pour le National Propulsion Facility. Il s’était fait licencier. Les salopards ! On les a attrapés ?

— Pas encore.

— Pourvu qu’ils leur fassent la peau, intervint Abby.

Moto acquiesça avec force. Ses yeux étaient rouges.

— Mark était un vieil ami à moi, continua-t-elle. Je lui dois beaucoup.

Ford se tourna vers elle, comme pour lui lancer un avertissement.

— À l’époque où je venais de rentrer au lycée, il me donnait des cours particuliers en maths. C’est grâce à lui que je ne me suis pas complètement plantée. Je n’arrive pas à y croire, je l’ai vu pas plus tard qu’hier. Il me racontait qu’il avait mis le doigt sur un truc énorme, là-bas au NPF. Une histoire de rayons gamma.

Moto acquiesça à nouveau.

— Ils avaient refusé de lui payer ses indemnités de départ, et il comptait bien se venger d’eux. Ça l’avait complètement achevé, de se faire virer. Je ne l’avais jamais vu dans un état pareil.

— Comment allait-il s’y prendre pour se venger ?

— Il disait avoir découvert quelque chose qu’ils ignoraient. Il voulait les faire payer. Le pauvre, il commençait à s’en descendre pas mal au boulot. Quand un barman commence à toucher à la bouteille…

Sa voix dérailla : il n’avait aucune intention de dire du mal d’un mort.

— Qu’avait-il découvert ? demanda Abby.

— Nom de Dieu, les salopards, laissa échapper Moto en essuyant ses larmes.

— Qu’avait-il découvert ? insista-t-elle gentiment.

— Je ne m’en souviens pas. Si, attendez : il a dit qu’il avait trouvé quelque chose sur Mars. Quelque chose qui émettait des rayons.

— Des rayons ? Des rayons gamma ?

— Je crois, oui.

— Comment comptait-il s’y prendre, exactement, pour les faire payer ?

— Un soir où il était bien fait, il m’a montré un disque dur qu’il avait pris au NPF.

— Pris ? Comment ? Il y avait quoi dessus ?

— Il a dit qu’un ami scientifique l’avait volé et lui avait donné. Il y avait quelque chose sur ce disque qui allait le rendre célèbre, changer le cours de l’Histoire. Il n’a pas voulu me dire quoi. Il n’était pas très cohérent.

— Où est ce disque dur, à présent ?

— Aucune idée, répondit-il en hochant la tête. Quelle différence ça fait ? Les salopards, ils ont tué sa mère aussi… Trop de salopards dans ce monde pourri.

Une larme apparut au coin de ses yeux.

Il y eut un grincement, le tintement de la porte qui s’ouvrait. Moto se moucha, essuya ses yeux et s’efforça de reprendre ses esprits. Un homme fit son entrée, vêtu d’un col roulé gris, d’une veste en tweed et d’un pantalon kaki. Il prit place à l’autre extrémité du comptoir. Abby le scruta un court instant ; il lui faisait penser à son vieux professeur d’algèbre à Princeton. Moto s’excusa d’une voix douce et alla servir son nouveau client.

— Nous voilà encore avec ces histoires de rayons gamma, déclara Abby en se tournant vers Ford.

— C’est ce disque dur que recherchait le tueur en mettant la maison à sac.

— Oui, et je parie que toutes les informations concernant les rayons gamma se trouvent dessus.

Il ne répondit pas : son regard se baladait discrètement du côté de l’homme en tweed, qui s’était penché sur le comptoir et s’adressait à Moto à voix basse.

La conversation continua ainsi un petit moment, jusqu’à ce que le Japonais, visiblement énervé, ne commence à hausser le ton, mais pas encore suffisamment pour leur permettre de comprendre ce qui se disait. Abby s’efforça de ne pas leur prêter attention, à la différence de Ford, dont la curiosité semblait piquée au vif. Elle se demanda ce qu’il pouvait lui trouver de si fascinant.

— Je ne dirai rien, salopard, s’écria soudain Moto.

Son interlocuteur lui murmura à nouveau quelque chose.

— Je ne réponds pas à vos questions ! Vous sortez ou j’appelle la police !

Il sortit un téléphone portable de sa poche et commença à composer un numéro. L’homme lui bondit alors dessus, fit valser le téléphone et sortit un gros revolver.

— Les mains sur le comptoir ! ordonna-t-il.

Tandis que Moto levait les bras, il pointa son arme en direction du duo.

— Vous deux, reprit-il, j’ai compris votre petit jeu. Ramenez-vous par ici.

Sans laisser à son assistante le temps de répondre, Ford sauta de son tabouret et la fit tomber à terre, là où le rebord du comptoir leur offrait une couverture. Une seconde plus tard, une série de bruits bizarrement aigus se mirent à siffler à travers le bar. Kwang ! Kwang ! Kwang ! Les plaques de verre au-dessus d’eux volèrent en éclats.

— Bouge d’ici ! Rampe ! cria Ford à Abby en la tirant à lui.

Kwang ! Une pluie d’alcool et de tessons s’abattit tout autour. La jeune fille entendit Moto hurler des obscénités, et notamment le mot « salopard » qui revenait à intervalle régulier. Une nouvelle rafale de tirs retentit, beaucoup plus forte celle-ci. Bam-bam-bam-bam !

— Salopard !

Elle se faufila désespérément vers la porte de derrière.

Kwang ! Kwang ! Bouteilles et étagères vitrées s’effondrèrent. Esquilles de bois, pièces d’isolation et fragments de lambris se mirent à tourbillonner dans les airs. Moto hurla quelque chose en japonais.

Kwang ! Kwang ! L’extrémité du comptoir qui les protégeait jusqu’alors explosa en un millier de petits morceaux de bois, de métal et de panneaux d’isolation.

— Revenez ici, rugit leur agresseur.

Tout à coup, Moto se trouvait à côté d’eux. Titubant, le souffle coupé, il crachait du sang par petits jets. Il se retourna et, brandissant l’énorme revolver qu’il tenait agrippé des deux mains, tira deux nouveaux coups. Les balles se perdirent dans la nature.

Kwang ! Kwang ! répliqua son adversaire. Touché en pleine poitrine, Moto se retrouva projeté contre la paroi de verre derrière le bar. D’une main déjà raide, il se protégea en vain contre la grêle de tessons qui s’abattait autour de lui, avant de finalement s’écrouler sans vie.

Kwang ! Kwang ! Un petit réfrigérateur criblé de balles bascula non loin de l’endroit où Abby avait trouvé refuge ; un nuage de fréon s’échappa des trous. Scotché sur la façade arrière se trouvait un mince boîtier en aluminium brossé portant un logo dont Abby ne discerna que les initiales : NPF.

Sans même réfléchir, elle l’arracha et le cala derrière sa ceinture.

— Cours, lui hurla Ford en lui attrapant le bras.

Ils s’échappèrent par la porte de derrière, débouchant dans un petit entrepôt rempli de cartons. Au fond se trouvait une autre porte, que Ford ouvrit d’un coup d’épaule : elle donnait sur une volée de marches menant à un couloir souterrain. Au bout de quelques mètres, le couloir bifurquait ; ils descendirent un nouvel escalier et franchirent une double porte de secours donnant sur une cour. Ford entraîna Abby le long d’une rue adjacente, qui débouchait sur un carrefour animé. Ils s’arrêtèrent un instant pour reprendre leur respiration.

— Ça va ? demanda-t-il.

— J’en sais rien, répondit-elle pantelante, le cœur battant à deux cents à l’heure. Vous saignez.

Il sortit un mouchoir de sa poche et s’essuya le visage.

— Ce n’est rien. Il ne faut pas rester ici.

Il appela un taxi en sifflant entre ses doigts.

Les mains encore tremblantes, Abby secoua ses cheveux parsemés de débris de verre. Voir le Japonais se faire tuer l’avait terriblement secouée ; elle ne pouvait s’empêcher de songer à Randall Worth, le crâne ensanglanté. Elle se plia en deux et vomit sur le trottoir.

— Taxi ! cria Ford en lui tendant un mouchoir.

Plusieurs soubresauts l’agitèrent encore ; elle se releva et s’essuya la bouche.

— Taxi !

— On n’attend pas la police ?

— Certainement pas !

Un taxi stoppa finalement devant eux. Ford ouvrit la porte et la poussa à l’intérieur.

— La Guardia, annonça-t-il au chauffeur. Vous passez par Grand jusqu’à Flushing. Ne prenez pas la voie express.

— Comme vous voudrez. Je rajoute dix minutes.

Le véhicule s’élança dans la masse du trafic.

— Pourquoi fuyons-nous ? demanda Abby en criant presque.

Son employeur se pencha vers elle, le visage couvert de sueur. La coupure qu’il avait sur l’arête du nez s’était remise à saigner.

— Parce qu’on ne sait pas qui vient d’essayer de nous tuer.

— De nous tuer nous ? Mais pourquoi ?

— Je n’en sais rien. Mais c’était un professionnel. Si notre vaillant ami – paix à son âme – ne gardait pas une arme sous le comptoir, nous serions morts. Il faut que je trouve un moyen de vous mettre à l’abri. Je n’aurais jamais dû vous impliquer dans toute cette affaire.

Abby hocha la tête. Elle sentait son cœur battre à tout rompre dans sa poitrine.

— C’est complètement dingue. Qu’est-ce qui se passe, bon sang ?

— Quelqu’un est à la recherche de ce disque dur. Et à en juger par ce qu’a dit notre agresseur, il a l’air de croire que c’est nous qui l’avons.

Abby fouilla sa veste pour en extraire le boîtier en aluminium orné d’un bout de scotch qui pendait de chaque côté.

— Et il a raison. Il était accroché au dos du frigo.

Ford la regarda, stupéfait.

— Il vous a vue le prendre ?

— Je crois bien.

— Merde, marmonna-t-il. Merde.