Abby remonta l’ancre, enfonça la tige métallique dans sa manille et sautilla jusqu’à la cabine, à l’arrière du bateau.
— C’est parti ! s’exclama-t-elle.
Elle démarra le moteur et s’empara de la barre ; la proue s’en alla fendre les flots au large de Marsh Island, qu’elles venaient d’explorer.
— Ça a été un beau bide, remarqua Jackie, visiblement mécontente.
— Deux de faites, plus que trois, commenta son amie avec un entrain un peu forcé. Ne t’en fais pas : on va finir par le trouver.
— Y a intérêt. Se frayer un chemin dans toute cette broussaille, ça m’a achevée. J’ai l’impression d’avoir passé ma journée dans un sac rempli de chats sauvages. Regarde un peu ces éraflures !
Elle planta son bras sous le nez d’Abby.
— Ça te fera des blessures de guerre. Tu pourras t’en vanter auprès de tes petits-enfants.
Elle manœuvra le Marea jusqu’à la pointe nord de Marsh Island. Sur le continent, les dernières lueurs d’un soleil rouge sanglant filtraient à travers une brume diffuse. Elle enregistra leur prochaine destination sur le chartplotter : Ripp Island. Le système se chargea aussitôt de calculer leur trajectoire. L’île était visible à l’horizon, à quelques kilomètres derrière le grand dôme de Crow. La station terrestre lui avait toujours paru tellement insolite. Énorme bulle blanche, elle semblait émerger des îles rocailleuses à la façon d’un fantastique champignon blanc. Une série de points lumineux glissa sur l’eau : le ferry de Crow Island rentrait sur Tenants Harbor.
— Tu te souviens de la fois où on y était allées avec l’école ? demanda Jackie, dont le regard avait suivi celui de son amie. Et ces trois espèces de cinglés qui vivaient sur l’île à se relayer là-dedans vingt-quatre heures sur vingt-quatre ?
— C’était à l’époque où ils s’en servaient pour envoyer des signaux à la sonde située sur Saturne.
— Quel genre de taré accepterait un boulot sur une île comme ça, au milieu de nulle part ? Tu te souviens de ce type avec sa dent en avant, comme il nous matait ? Berk ! Tu crois qu’ils font quoi toute la journée ?
— Peut-être qu’ils sont occupés à téléphoner à E. T.
— Hé, l’extraterrestre, plaisanta Jackie, il te reste un peu de gazon martien ?
— En parlant de psychotropes, je te ferai remarquer que le soleil est descendu sous la vergue.
Elle brandit une bouteille de Jim Beam.
— Là, je te reçois cinq sur cinq, répliqua Jackie.
Abby s’en envoya une belle gorgée avant de passer la bouteille à son amie, qui fit de même. Le soleil à l’horizon s’évanouissait à petit feu ; le crépuscule descendit sur une baie décidément bien calme.
Le regard fixé droit devant elle, la chef d’équipage attrapa les jumelles et effectua la mise au point sur l’île vers laquelle elles se dirigeaient.
— Oh oh, fit-elle. Les lumières sont allumées sur Ripp. On dirait bien que l’amiral est déjà revenu de Jersey pour les vacances d’été.
— Merde.
À mesure qu’elles s’approchaient de l’île, elles virent se profiler une imposante bâtisse tout en bardeaux, pignons et tourelles, éclairée par des spots extérieurs.
— Cet amiral, il est complètement maboul, déclara Jackie. Il paraît qu’il a fait la guerre en Corée et qu’il y a tué des femmes et des enfants.
— Encore une légende, ça.
— Ce que je veux dire, c’est qu’on ferait peut-être mieux de laisser tomber Ripp.
— Jackie, la ligne sur la carte passe en plein milieu de l’île. On n’a qu’à s’y mettre de nuit. Cette nuit.
— Si la météorite avait atterri sur Ripp, grogna Jackie, tu peux être sûre que l’amiral aurait déjà mis la main dessus.
— Il n’était pas là quand elle est tombée. Et puis, c’est une grande île.
— On dit qu’il a un service de sécurité.
— Ben voyons. Deux gros lards bourrés de donuts assis dans la cuisine à regarder American Idol Tu parles qu’ils vont bouger leur gros cul jusqu’à nous…
Abby passa le port et la maison au crible à travers ses jumelles. La vedette de l’amiral, un hors-bord Crownline, était attachée à un dock flottant, tandis qu’un grand yacht à moteur se trouvait amarré dans une petite crique. Les fenêtres de la maison témoignaient d’une certaine activité.
— On jette l’ancre de l’autre côté.
— Fais gaffe, avertit Jackie, il y a un courant d’arrachement particulièrement traître à l’ouest de l’île. La meilleure approche, c’est par le sud-sud-ouest, à un angle de vingt degrés.
Abby acquiesça et modifia sa trajectoire en conséquence. Elles mirent l’ancre à une trentaine de mètres au large. Les étoiles commençaient à poindre dans le ciel. Éteignant les feux de mouillage ainsi que toutes les lumières des appareils à bord, elles laissèrent le bateau dans l’obscurité totale. Jackie prépara un petit sac à dos avec l’essentiel : flasque en métal remplie de Jim Beam, couteau de plongée, jumelles, gourde, allumettes, lampes torches, piles électriques et bombe lacrymogène.
Elles grimpèrent à bord du canot pneumatique. À chaque coup de rame, Abby prenait soin de frôler l’eau du bout des pagaies pour minimiser les bruits d’éclaboussure. Au bout de quelques minutes, le fond du canot entra finalement en contact avec le sable. Elles sautèrent sur la plage. À travers la végétation, c’était à peine si elles percevaient les lumières émanant de la maison.
— Et maintenant ? chuchota Jackie.
Suis-moi.
Abby détermina leur trajectoire à l’aide de sa boussole, traversa la plage et fonça à travers un massif de rosiers du Japon pour finalement se retrouver dans un bois. Elle savait que Jackie l’avait suivie, car elle entendait sa respiration derrière elle. Sous les arbres, il faisait aussi sombre que dans une caverne. Elle dégaina sa lampe torche, utilisant sa main pour en tamiser la lumière ; à intervalles réguliers, elle illuminait les alentours, dans l’espoir de découvrir le cratère. Sous leurs pieds, le sol était entièrement couvert de mousse. De temps à autre, elle s’arrêtait pour vérifier leur direction sur sa boussole.
Au bout de dix minutes, elles n’avaient toujours rien repéré. À l’autre extrémité de l’île, leur progression fut ralentie par un marais. Une rivière au cours paresseux les obligea à passer à gué : l’eau leur monta jusqu’à la poitrine. Le marais fit ensuite place à une large prairie. Accroupie dans les broussailles, Abby scruta les alentours à travers ses jumelles. Jackie, elle, était occupée à vider ses chaussures de la boue qu’elles contenaient.
— Je suis gelée, frémit-elle.
La prairie s’étendait sur les flancs d’une pente ascendante au sommet de laquelle se trouvait une pelouse parfaitement entretenue ainsi qu’un court de tennis. L’énorme maison se tenait juste derrière. Abby détecta un mouvement à travers l’une des fenêtres, comme une ombre fugace.
— Il faut qu’on traverse cette prairie, chuchota-t-elle. Il se pourrait qu’il y ait un cratère ici.
— Peut-être qu’on ferait mieux de faire le tour.
— Hors de question. On fait les choses comme il faut.
Aucune d’entre elles ne bougea. Au bout de quelques instants, Abby donna une petite chiquenaude à son amie.
— Tu as peur ?
— Oui. Et je suis trempée.
Elle sortit alors du sac la flasque de whisky et la refila à Jackie, qui en avala une gorgée. Son amie fit ensuite de même.
— Tu te sens mieux ? demanda-t-elle.
— Non.
— Finissons-en.
Elles s’aventurèrent à découvert, le corps réchauffé par l’alcool, et se mirent à progresser à quatre pattes : la lueur en provenance de la maison suffisait à leur éclairer le chemin. Arrivées à mi-chemin, elles entendirent un chien aboyer au loin. Instinctivement, elles se plaquèrent à terre. La voix de Frank Sinatra, presque imperceptible, flotta un instant dans les airs avant de s’évanouir. Quelqu’un venait d’ouvrir une fenêtre et de la refermer. Elles attendirent.
Un nouvel aboiement se fît entendre. Abby sentit un filet de sueur glaciale ruisseler dans le creux de son dos. Elle frissonna.
— Abby, allons-nous-en d’ici, la supplia Jackie.
Son amie était sur le point de se lever lorsque deux ombres fugitives s’élancèrent depuis la maison, zigzaguant sur la pelouse à toute vitesse, le museau dans l’herbe.
— Des chiens, siffla-t-elle.
— Bon Dieu, non.
— Faut qu’on se barre d’ici. À trois, on court en direction de la rivière.
En guise de réponse, Jackie se contenta de pleurnicher.
— Un, deux, trois.
D’un bond, Abby se releva et détala à travers champ, suivie de sa coéquipière. Une furieuse série d’aboiements leur éclata alors dans le dos. Elles plongèrent dans l’eau et se laissèrent entraîner par le faible courant qui les ramenait lentement mais sûrement vers les bois. Abby s’immergea jusqu’au visage et s’efforça de respirer par le nez, les lèvres pincées. Les chiens se rapprochaient ; du haut de la colline, les faisceaux de deux lampes torches s’entrecroisèrent, et des bruits de pas dévalèrent la pente.
De nouveaux aboiements : en amont cette fois-ci, à l’endroit où elles s’étaient jetées à l’eau. Des hommes crièrent, un coup de feu retentit.
Puis les arbres se refermèrent autour d’Abby : la rivière venait de l’emporter dans l’épaisse forêt. Elle chercha Jackie du regard, en vain. L’obscurité était totale. À mesure que l’eau se faufilait entre les gros rochers parfaitement lisses et les épaisses racines des épicéas, le courant se faisait plus rapide. Un grand vacarme retentit : le rugissement des flots qui l’aspiraient toujours plus loin, toujours plus vite.
Une chute d’eau. Elle essaya de se rapprocher de l’une des berges, tenta de s’accrocher à un rocher, mais la surface algueuse de la pierre ne lui offrait aucune prise. Le rugissement s’amplifia. Elle aperçut en aval une fine ligne blanche qui scintillait dans l’obscurité. Elle se débattit frénétiquement et s’agrippa finalement à un autre rocher ; l’instant d’après, le courant qui battait autour de son corps frêle eut raison d’elle.
— Jackie ! cracha-t-elle entre deux gorgées d’eau de rivière.
Elle se sentit comme aspirée au fond, puis, tout à coup, sembla légère comme une plume. Il y eut un grondement sourd tout autour d’elle, suivi d’un plongeon dans des ténèbres froides et mouvantes. Pendant un moment, elle ne savait plus si elle avait la tête en haut ou en bas. Elle essaya de nager tant bien que mal, remuant dans tous les sens pour recouvrer son équilibre, avant de finalement émerger à la surface. Haletante, elle se débattit pour garder la tête hors de l’eau sous le tumulte torrentiel qui s’abattait autour d’elle. Elle chercha désespérément à s’éloigner des remous et, après quelques brasses, se retrouva finalement au milieu d’une étendue d’eau stagnante, parfaitement lisse. Les étoiles brillaient, l’océan était proche ; elle était parvenue à l’embouchure. Le courant l’emporta à travers une série de bancs de galets. D’un coup de pied qui délogea quelques cailloux, elle se projeta sur le côté en direction d’une berge en gravier, sur laquelle elle grimpa. Entre deux quintes de toux, elle recracha une partie de l’eau qu’elle avait avalée. Le calme était retombé. Les chiens et les hommes avaient disparu.
— Jackie ? chuchota-t-elle.
Au bout d’une minute, celle-ci se hissa à grand-peine hors de l’eau.
— Jackie, ça va ?
Il y eut quelques secondes de silence.
— Bordel, oui ! lui répondit-elle finalement d’une voix rauque.
Sans jamais s’éloigner de la lisière des bois, elles longèrent la plage en direction du canot pneumatique, qu’elles tirèrent jusqu’à l’eau avant de grimper à bord. Quelques instants plus tard, elles étaient de retour sur le Marea. Après un bref silence, elles explosèrent toutes deux d’un fou rire tonitruant.
— Bon ! lança Abby après avoir repris son souffle. On lève l’ancre et on fout le camp d’ici avant qu’ils ne lancent leur énorme yacht à nos trousses.
Elles se débarrassèrent de leurs vêtements mouillés et les pendirent sur le pont. Nues à la barre, elles manœuvrèrent le bateau à travers la nuit étoilée tout en se repassant la bouteille de Jim Beam.