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Courbés sous la pluie, ils progressèrent jusqu’au début de la jetée et remontèrent la route goudronnée qui menait au sommet de l’île. Le vent hurlait à leurs oreilles, les éclairs zébraient le ciel ; le tonnerre venait s’ajouter au fracas de l’écume sur les rochers pour créer un rugissement continu.

À mesure qu’ils montaient, la station leur apparut dans toute son ampleur : le grand dôme géodésique surplombait une poignée de tristes bâtiments en parpaings ainsi qu’une tour radio et quelques antennes hyperfréquence. Terne et décrépit, le complexe n’avait rien d’un petit bijou de technologie rutilant : il y régnait au contraire un sentiment d’abandon, de désuétude. Des traces d’humidité couvraient le dôme, les maisons étaient dans un état lamentable, la route jonchée de nids-de-poule et de mauvaises herbes. À force d’avoir essuyé les tempêtes, les bâtiments autrefois blanchis à la chaux ne présentaient plus qu’une façade en béton brut. Une grande baraque militaire à toiture cintrée, ouverte sur le côté, laissait entrevoir divers équipements rouillés, des amas de poutrelles métalliques, plusieurs tas de sable et du bois de construction visiblement vétuste. Au-dessous de la station se dressait, abritée au fond d’une cuvette, une série de petites maisons dont l’une semblait avoir servi de centre de loisirs. Un misérable bouquet d’épicéas décharnés et biscornus – les seuls de toute l’île – égayait piteusement les quelques bâtisses, offrant à leurs habitants un abri très relatif. Le reste de l’île n’était que touffes d’herbe, broussailles et blocs de granit impeccablement polis.

Parvenus à un embranchement, ils prirent la direction de la station. Un porche en béton encadrait une porte métallique rouillée, sur laquelle on devinait le mot ENTRÉE, à moitié effacé par le vent. Les néons blafards sous la corniche nimbaient ce paysage désolé d’une lueur spectrale. Abby s’approcha et actionna la poignée. La porte était fermée. Sur une plaque rouillée se trouvait une sonnette. Elle appuya sur le bouton.

Rien.

Elle pressa plus fort avant de se résoudre à frapper, faute d’entendre une sonnerie résonner à l’intérieur. L’interphone se mit à grésiller et une voix métallique leur répondit.

— Qu’est-ce qui t’arrive, Mike, t’as encore oublié tes clés ?

— Ce n’est pas Mike, annonça la jeune fille, le visage collé à l’interphone. Nous avons été contraints de débarquer en urgence dans votre port. Nous avons besoin d’aide.

— Hein ? Qui est-ce ?

— Nous-a-vons-fait-nau-fra-ge ! hurla Jackie en articulant exagérément chaque mot.

— Nom de Dieu !

La porte s’ouvrit immédiatement. Dans le hall se tenait un homme d’une cinquantaine d’années à la mine cadavérique. Les quelques cheveux qui encadraient son crâne dégarni avaient été coiffés en une longue queue-de-cheval.

— C’est vrai ? Vous avez fait naufrage ? Rentrez, ne restez pas là !

Heureux de pouvoir se réchauffer un peu, les visiteurs pénétrèrent l’un après l’autre à l’intérieur d’une petite annexe qui sentait le renfermé. Dans un coin se trouvait une vieille télévision dont l’écran bombé n’affichait qu’une image noire emplie de parasites. Sur une table en métal s’étalaient les restes d’un casse-croûte nocturne : emballages de barres chocolatées, canettes de Coca vides, tasses à café, ainsi que plusieurs livres en piètre condition : La Terre vaine de T. S. Eliot, Sur la route de Kerouac, Finnegans Wake de Joyce.

— Comment vous vous sentez ? bafouilla l’homme, les yeux rivés sur eux. Votre bateau a coulé ? Asseyez-vous, asseyez-vous ! Je vous sers un café ?

— Ça va, maintenant, répondit le père d’Abby en lui tendant la main. Je m’appelle George Straw. Notre bateau est dans le port.

— Un café, ça serait génial ! s’exclama Jackie.

— Je vous l’apporte tout de suite !

Ils prirent place autour de la table. Une cafetière chauffait sur une plaque. L’homme remplit plusieurs tasses, qu’il leur apporta brûlantes, accompagnées d’un pot de crème et d’un sucrier. Abby s’en servit copieusement, remua et ingurgita le mélange d’une seule traite, avec un bonheur évident.

— Qu’est-ce qui vous a pris de sortir par un temps pareil ? questionna leur hôte.

— C’est une longue histoire, répliqua le père d’Abby en touillant son café.

— Vous voulez que j’appelle les garde-côtes ?

— Nous sommes en sécurité, ici. Ne vous donnez pas cette peine. De toute façon, ils ne sortiraient pas par ce temps-là.

— De toutes les tempêtes que j’ai vues arriver du nord-ouest, je crois que c’est l’une des pires. Surtout en plein été. Vous avez une sacrée veine de vous en être tirés indemnes.

— Il y a qui d’autre sur cette île ? demanda Straw d’un ton décontracté.

— Trois personnes : deux techniciens et notre spécialiste en communication. Nous habitons dans les maisons en contrebas.

— Avec vos familles ?

— Non, il n’y a pas de familles, ici. Nous avons un système de rotation : trois mois ici, trois mois chez nous. C’est ma quatrième année. On est vraiment bien payés et ça permet de se ressourcer un peu. De lire. De penser. Au fait, je m’appelle Fuller. Jordan Fuller.

Il leur tendit une main osseuse et les trois autres se présentèrent à tour de rôle.

Straw sirota son café. La pluie battait contre les fenêtres. Ils étaient au sommet de l’île, et pourtant Abby continuait d’entendre les vagues déferler contre les rochers.

— Donc, si je vous suis bien, reprit son père, il n’y a que vous dans la station, ce soir.

— Non, il y a un technicien. Moi, je ne m’occupe que de sécurité. C’est le professeur Simic qui est de service, cette nuit.

— Et quand est-ce qu’il se fait relayer, ce professeur Simic ?

— C’est « elle ». Pas avant 7 heures.

— On aimerait bien la rencontrer, déclara Abby.

— Désolé. On ne peut pas aller là-bas. C’est en dehors du périmètre autorisé.

— Arrêtez, s’esclaffa Abby. J’y suis déjà allée deux fois. En sortie scolaire.

— Ça, c’est différent. Nous recevons souvent des classes, en effet. Mais en temps normal, personne n’a le droit de monter. La porte est fermée à clé en permanence.

— Mais vous, vous pouvez l’ouvrir, non ? interrogea Straw en se levant.

— Bien sûr que je peux. Pourquoi cette question ?

Le visiteur sortit son revolver de sa ceinture et le posa délicatement sur la table tout en gardant la main dessus.

— Dans ce cas, je vous prie de bien vouloir nous y conduire.