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Pas plus que dans un casino de Las Vegas, le jour ne se lève jamais dans la salle de situation de la Maison Blanche, songea Lockwood tandis qu’il suivait l’officier de service jusqu’à la fameuse pièce dénuée de fenêtres, sombre comme un cocon, où un grand nombre d’experts s’étaient déjà amassés. Il reconnut immédiatement à son allure de fouine le conseiller à la sécurité nationale, Clifford Manfred, dont le costume italien et la cravate Thomas Pink étaient sans doute un rien trop classe pour Washington. À ses côtés se trouvait le directeur de la CIA, un homme au costume gris et aux yeux alertes, gris eux aussi, ainsi que plusieurs collaborateurs à l’apparence interchangeable, des analystes du renseignement et autres spécialistes en communication. L’énorme écran plat à l’autre bout de la pièce offrait une mosaïque d’affichages, dont l’un montrait des images en temps réel de la lune, de laquelle émergeaient désormais deux traînées, pendant que les autres diffusaient des bulletins d’information de chaînes du monde entier. D’autres écrans le long des murs faisaient la liaison avec les intervenants qui suivaient la réunion par vidéoconférence, parmi lesquels le président du comité des chefs d’état-major interarmées, un petit homme aux cheveux blancs comme neige, impeccable dans son uniforme d’amiral.

Lockwood prit place sur l’un des énormes fauteuils en cuir noir. Il régnait dans la pièce un léger brouhaha, ponctué du bruit métallique des cuillères dans les tasses à café. Chacun attendait avec impatience la venue du Président.

Au bout de quelques minutes, le silence retomba presque intuitivement et la porte s’ouvrit. Un officier de service fit son entrée, suivi du chef de cabinet de la Maison Blanche, puis du Président lui-même, vêtu d’un costume bleu soigné. C’était un homme grand et élancé, aux cheveux noirs grisonnants, dont les yeux alertes enregistraient les moindres détails tandis que ses oreilles décollées agissaient comme une paire de radars. Son calme imperturbable fit l’effet d’un sortilège, dissipant la tension à la manière d’une goutte d’huile dans un verre d’eau. Tous s’apprêtaient à se lever lorsqu’il leur adressa un geste de la main.

— Restez assis, je vous en prie.

Ils se levèrent malgré tout. Le chef de l’État s’installa à son tour, non pas en bout de table, mais sur un fauteuil resté vacant. Il se tourna vers Lockwood.

— Stan, le pays tout entier est au bord de la panique. Les astronomes y vont chacun de leurs petites révélations à la télé et aucun ne raconte la même chose. Alors, commencez par le commencement et racontez-nous un peu ce qui se passe. Gardez à l’esprit que certains d’entre nous ici n’ont aucune formation scientifique. Est-ce un simple feu d’artifice ou a-t-on des raisons de s’inquiéter ?

Le conseiller se leva, un mince dossier en papier manille à la main.

— Monsieur le Président, j’ai le regret de vous annoncer que nous faisons face à une situation d’une extrême gravité.

Le silence était total. L’auditoire tout entier avait les yeux rivés sur lui.

— Quelques informations pour commencer. Le 14 avril dernier, un météore a été aperçu dans le ciel du Maine. Au même instant, notre système mondial de veille sismique, conçu pour détecter les essais nucléaires souterrains à travers le monde, nous a transmis une signature explosive quelque part dans les montagnes à la frontière entre le Cambodge et la Thaïlande. Nous avons alors localisé ce qui ressemblait à un cratère d’impact, et nous y avons envoyé un homme de confiance pour enquêter. Il se trouve qu’il ne s’agissait pas d’un cratère, mais d’un trou de sortie. Peu après, notre homme a découvert le point d’entrée. Sur une île, le long de la côte du Maine.

— Attendez un instant. Vous voulez dire que cette chose a traversé la Terre ?

— Exactement.

— Qui est cet homme que vous avez envoyé ?

— Un ancien agent de la CIA du nom de Wyman Ford. Nous essayons en ce moment même de le retrouver.

— Continuez.

— Nous sommes arrivés à la conclusion que ce qui a traversé la Terre était très probablement un petit fragment de matière étrange, également appelé strangelet. Cette forme exotique de matière est d’une densité exceptionnelle. La Terre tout entière, si elle en était constituée, ne serait pas plus grosse qu’une orange. Elle a également pour caractéristique – et c’est bien le plus alarmant – de convertir en matière étrange la matière ordinaire avec laquelle elle entre en contact.

— Pourquoi la planète est-elle toujours là, dans ce cas ?

— Il ne s’agissait que d’un minuscule morceau, peut-être pas plus gros qu’un atome, qui, de surcroît, se déplaçait à très grande vitesse. Il a tracé son chemin à travers la Terre et a poursuivi sa route. S’il avait été plus lent et s’était retrouvé coincé à l’intérieur de notre planète, nous serions tous morts à l’heure qu’il est.

— Nom de Dieu.

— Et ce n’est que le début. En extrapolant la trajectoire, nous avons découvert que le projectile en question venait de Mars.

— Vous plaisantez ?

— Nous n’avons pas encore la moindre idée du rapport qui peut exister entre la planète rouge et cette chose, s’il en existe effectivement un. Au moment où nous parlons, nous avons dépêché sous escorte militaire un contingent de scientifiques de la Mission Mars, au NPF, pour se joindre à nos équipes, ainsi que le directeur de la Nasa.

— Excellent.

— Et voici la mauvaise nouvelle, monsieur le Président. Il semblerait que ce qui se passe actuellement sur la lune soit identique à ce que nous avons connu sur Terre, à cette différence près que le bloc de matière étrange était bien plus gros, cette fois-ci. Il paraît avoir traversé la lune, produisant cet extraordinaire spectacle que nous voyons à l’écran.

— Et cette matière, elle se balade actuellement dans l’espace tout autour de nous ? La Terre est-elle en train de subir une pluie de projectiles identiques ?

— Cela semble peu probable. Tout nous porte au contraire à croire que nous avons affaire à… un tir délibéré.

— Délibéré ? Êtes-vous en train de dire qu’un pays a délibérément lancé ces deux attaques ?

— Nos physiciens sont formels. Aucun pays ne dispose de l’avance technologique nécessaire pour synthétiser de la matière étrange.

— Alors que voulez-vous dire par délibéré ? s’écria le Président, dont le légendaire sang-froid se trouvait mis à rude épreuve, et qui venait de bondir de sa chaise.

— Le tir sur la lune…, commença Lockwood avec un profond soupir. Il ciblait la base de la Tranquillité. Il est tombé en plein dessus. Il s’agissait, comme vous le savez tous, du site où l’être humain s’est posé pour la première fois sur notre satellite. L’impact symbolique est évident.

— Vous croyez qu’il s’agit d’une attaque ou de quelque chose de ce genre ?

— Ça m’en a tout l’air.

— De la part de qui ? Vous venez de dire à l’instant que personne sur Terre n’est en mesure de fabriquer de la matière étrange.

— Je n’ai pas non plus dit que notre agresseur se trouvait sur Terre, monsieur le Président.

Un silence assourdissant, interminable, accueillit cette dernière remarque. Personne n’osa intervenir. Le chef de l’État reprit finalement la parole d’une voix calme et posée.

— Êtes-vous en train de suggérer que nous avons affaire à des extraterrestres ?

— Ce n’est pas forcément le mot que j’utiliserais. Je dis simplement que nous venons d’assister à ce qui ressemble fortement à un tir lancé par une entité qui n’est pas originaire de notre planète. Peut-être s’agit-il d’une pure coïncidence, mais ça m’étonnerait beaucoup.

Le Président se passa la main sur le crâne, la laissa retomber, tapota du doigt contre la table et releva finalement les yeux.

— Stan, je veux qu’avec le général Mickelson vous preniez la tête d’une commission ad hoc comprenant certains des meilleurs experts du groupe de réflexion sur les sciences et technologies, ainsi que les dirigeants du NPF, le président du comité des chefs d’état-major interarmées, le directeur de la Nasa, le directeur du renseignement national et le directeur de la Nasa. Organisez une réunion immédiatement. Je veux un rapport, un plan d’action, une stratégie pour gérer cette situation d’ici demain matin, 7 heures. Le rapport devra faire état de nos options militaires et diplomatiques. Plus que tout, je veux des solutions pour collecter davantage d’informations. Il vous reste sept heures.

Il se leva et franchit la porte avant de se retourner une dernière fois.

— Et je veux que l’on retrouve cet homme, Wyman Ford, et qu’on le mette dans ce groupe.