Chapitre35

 

8 juin 1951, hôpital neuchâtelois, rue de la Maladière, 21 h 30

 

La police arriva très vite à l’hôpital pour prendre la déposition de Marcel, Évariste et Isabeau. Les plus proches voisins de la forêt de Peseux avaient alerté les pompiers dès qu’ils avaient aperçu la funeste lueur orangée ainsi qu’une fumée suspecte troubler la pénombre placide qui, dès la nuit tombée, dissimulait d’ordinaire le bois. Malgré l’intervention rapide des combattants du feu, il n’avait pas été possible de limiter les dégâts, et la moitié du bâtiment – dont les façades en bois à la japonaise avaient causé la perte – partit en fumée avec les volutes opaques de l’incendie. Le reste avait été détrempé par les lances à incendie, ce qui ompromettait de façon irrémédiable les murs et la charpente. L’architecture d’avant-garde possédait quelques lacunes en matière de prévention contre les incendies. En construisant au milieu d’un bois, et considérant le sort de la majeure partie des châteaux médiévaux du Japon, l’architecte Tanaka aurait dû se douter de quelque chose.

Marcel Sorel fut pris en charge par les urgences, et comme ses poumons paraissaient plus affectés par les fumées toxiques que ceux de ses deux compagnons, il fut placé en soins intensifs et préparé pour un transfert dans un établissement possédant un service des grands brûlés. Tandis qu’Évariste et Isabeau subissaient une série de tests et avalaient quantité de médicaments, les questions de la police se succédaient à un rythme soutenu. Dès qu’ils avaient été pris en charge par les médecins, Georges avait contacté les forces de l’ordre afin de leur faire un résumé de ce qu’il s’était passé à la fondation. À force d’envoyer leurs agents soutenir les pompiers et mettre à l’abri les familles des quinze enfants désignés plus tôt par Isabeau, ils ne trouvèrent qu’un vacataire et une jeune recrue pour prendre les dépositions des miraculés.

Il n’y avait donc plus personne pour se lancer à la poursuite de Louise, qui avait eu tout le loisir de mettre une bonne distance entre la police et elle. Une atmosphère amère, chargée de déception et d’échec, flottait au-dessus des lits sur lesquels étaient allongés les deux enquêteurs. Évariste avait plongé dans l’un de ses mutismes absents, et Isabeau fulminait en silence. Jusqu’à ce qu’il craque :

— Alors, voilà, cette femme… ce monstre va s’en tirer, c’est bien ça ?

— Nous venons de la priver de ce qu’elle croit être l’œuvre de sa vie, répondit Fauconnier en examinant minutieusement la propreté des draps. Pire, des esprits qu’elle juge inférieurs au sien ont réussi à déjouer son plan alors qu’elle se croyait investie par Dieu lui-même.

— Super, elle a le moral dans les chaussettes. Vous parlez d’une victoire.

— Le temps fait bien des miracles, mon ami. Qui sait ce qu’il adviendra d’elle ?

Isabeau dévisagea son voisin sans cacher son incompréhension. Son mentor donnait l’impression de s’être déconnecté des événements, comme s’il se trouvait déjà ailleurs, à une autre époque, sur une autre affaire.

— On dirait que tout ceci vous indiffère. Cela ne vous rend pas dingue de savoir un monstre pareil dans la nature ? Qui nous dit qu’elle ne recommencera pas son terrible manège ?

— Elle essaiera, très probablement. Louise ne peut exister qu’en manipulant un auditoire. C’est un animal qui se nourrit de la crédulité des gens et de leur capacité à croire ses mensonges. Elle ne peut vivre autrement. Donc elle recommencera à jouer, à pervertir et à mentir. Et elle finira par se faire prendre, car elle est incapable de s’arrêter. C’est son désir irrépressible d’en vouloir toujours plus, de penser toujours plus grand, qui finira par la faire tomber. Car il arrivera un moment où son auditoire sera tellement étendu qu’elle ne pourra plus maintenir l’illusion. Et son château de cartes finira par s’écrouler sur elle.

Isabeau haussa les épaules.

— Quelle merveilleuse perspective. Elle a torturé quinze enfants qui ne pourront peut-être plus jamais vivre normalement, fait massacrer Armand, tué un homme innocent juste pour tester ses techniques, s’est débarrassée de sept de ses complices pour couvrir ses traces, et Dieu sait quoi d’autre encore. Et nous, nous devons nous contenter d’espérer, qu’un jour, elle commette une erreur ? Et arrêtez de scruter ces draps, on est dans un hôpital, ils sont propres !

— Ce n’est pas elle qui a tué les sept personnes à Venise, déclara Évariste en se levant du lit et en cherchant ses vêtements.

Le sourcil gauche du jeune homme s’arqua jusqu’au milieu de son front.

— Ni Charlier non plus, avant que vous me le proposiez, rajouta Évariste.

— Attendez… qu’est-ce que vous êtes en train de me dire ? Qu’un troisième tueur est encore dans la nature ?

Évariste laissa traîner un silence qui mit les nerfs et l’impatience d’Isabeau à la torture.

— C’est ça ? C’est la raison pour laquelle vous êtes bizarre depuis que nous avons vu Sorel et Barbier ? Et aussi ce qui explique que tout a l’air de vous passer au-dessus ?

— Vous savez, mon ami, j’ai vu beaucoup de meurtres et beaucoup de meurtriers au cours de ma vie. Je vis avec eux, au milieu d’eux, depuis tant d’années que parfois j’ai l’impression qu’ils sont la norme. À tel point que je finis par trouver banal un fratricide ou un parricide, et qu’un suicide suspect m’ennuie profondément. Je ne retrouve de l’excitation que dans la façon dont je démêle les fils qui me permettent de comprendre les motivations les plus complexes. Cela me rend assez peu empathique, mais c’est ce qui me permet de déceler les microscopiques accrocs qu’un assassin laisse derrière lui en modifiant l’équilibre du monde.

Il marqua une pause, les yeux perdus dans le vide et chargés d’une émotion qu’Isabeau ne parvint pas à déchiffrer.

— Mais parfois…, poursuivit-il sur un ton plus sourd, parfois il y a des affaires qui m’arrachent à mon indifférence et me giflent si fort que je me souviens à jamais de chaque détail. Car ces affaires sont si extraordinaires qu’elles m’ont rendu aveugle. Tant de haine, de violence, de morts concentrées en un seul endroit est un phénomène hors du commun qui n’arrive que rarement au court d’une génération. C’est comme si, à un endroit précis, un maëlstrom de ce que l’être humain est capable de pire se formait spontanément, surgissant de nulle part, et disparaissant aussi vite une fois purgé de sa folie destructrice.

Une lueur pâle voila les yeux sombres d’Isabeau, alors qu’il articulait lentement :

— Et c’est là que nous sommes ? Dans un maëlstrom ?

— Je le crains. Un maëlstrom d’une ampleur telle qu’il a produit un carnage et détruit des dizaines de vies pour une simple question d’enchaînement malheureux de circonstances. Vous vous étonnez souvent de mon manque de foi, mais l’homme est une créature qui n’a pas besoin de Dieu pour commettre l’impossible et l’incroyable. La puissance de ses pensées et de ses actions n’a aucune limite.

— Est-ce que vous savez qui a tué ces personnes à Venise et pourquoi ?

— Je le crains.

— Bien, alors allons-y et purgeons cette ville de malheur ! s’exclama Isabeau en se levant péniblement de son lit.

— Non, mon ami. Je veux que vous restiez tranquille. J’ai besoin d’un moment seul pour mettre en place certains détails que je n’arrive pas encore à insérer dans le grand schéma. Je vous promets que vous saurez tout, mais je veux que vous vous reposiez, cette nuit. J’ai besoin de vous à vos pleines capacités.

Les pupilles d’Isabeau se remplirent d’une tristesse discrète.

— Reposez-vous. Ce soir, nous avons discuté trop près de la Mort, observa Évariste en posant sa main sur l’épaule d’Isabeau.

Le jeune homme dissimula mal sa surprise. Il savait ce que coûtaient à son mentor ce contact physique sincère et cette marque de tendresse, lui qui ne supportait aucune manifestation de cette nature. Ce geste lui fit accepter et respecter les raisons qui poussaient l’enquêteur à vouloir clore seul cette histoire.

— De toute façon, j’ai vu assez de meurtriers ces derniers jours pour trouver leur compagnie fort lassante, plaisanta le jeune homme avant de se rallonger.

Évariste acheva de s’habiller, puis quitta la chambre en jetant un dernier coup d’œil appuyé sur Isabeau. Il sortit de l’hôpital et s’arrêta devant l’entrée. Quelques secondes plus tard, il sentit une présence dans son dos.

— Souhaitez-vous que je vous conduise quelque part, Monsieur ? demanda Georges.

— Hélas, oui, répondit Fauconnier en sortant une cigarette d’un bel étui en or qu’il observa avec une insistance détachée. Mais je me demande si je n’ai pas eu assez de fumée pour aujourd’hui.

— Il me semble, Monsieur. Comment va Monsieur le Du ?

— Moins bien que ce que j’aurais aimé. Heureusement, son inconscience lui fait minimiser le danger auquel il a échappé.

— Il est heureux de vous suivre, Monsieur.

— J’ai tout fait pour que ce soit le cas. Ce métier qui m’a choisi, Georges, parfois je me demande si je n’aurais pas pu faire autre chose de la façon dont je vois le monde. Cette faculté de voir ces maudits accrocs dans la réalité, qui rendent ma vie à peine tolérable, aurait-elle pu être utilisée d’une autre manière ?

— Je l’ignore, Monsieur. Mais tendre à nouveau le monde quand celui-ci a été froissé me paraît une mission bien louable.

— Sauf qu’il ne reste jamais tendu. C’est sans fin, et parfois sans guère de sens que la folie des Hommes.

— Vous êtes né avec un don, Monsieur, et sauf votre respect je ne crois pas qu’il aurait pu être plus efficace que dans la traque des meurtriers. Car ce sont eux qui déchirent le monde. Quelles que soient les circonstances, chaque être humain est la somme de ses choix propres, qui sont comme des cailloux qu’ils jettent dans l’eau. Ils peuvent s’abstenir de les lancer, mais quand finalement ils les jettent, ils ne peuvent s’étonner de voir des vagues se former à la surface. Votre œil leur rappelle que même des vaguelettes microscopiques troublent la quiétude d’un paysage.

— Je ne vous ai jamais dit à quel point vous étiez un homme précieux, Georges.

— En effet, Monsieur.

— Bien, ma mémoire n’est donc pas si défaillante, alors.

— Non, Monsieur, elle ne l’est pas.

— Faites-moi faire un petit tour de la ville, Georges, j’ai besoin d’ouvrir encore quelques tiroirs de mon cerveau.

 

inter

 

— Le diable se cache dans les friandises, murmura Évariste avant d’entrer dans la grande salle.

Les trois personnes qu’il s’attendait à trouver le dévisageaient avec une expression mélangeant fatalisme et crainte. Bien que proches de la cheminée, leurs visages demeuraient de la même couleur que celle de la craie, et rien de la chaleur des flammes ne parvenait à dorer leur silhouette. Elles ressemblaient à des statues en pierre qui n’auraient pas été entretenues depuis un demi-siècle. Évariste tira une chaise, s’assit, et croisa ses longues jambes.

— Odette, déclara-t-il, finalement je boirai bien un peu de votre Valpolicella.

— Oh… vr… vraiment ? bafouilla l’hôtelière. Je vais voir s’il m’en reste.

— Je n’y avais pas prêté attention la première fois que vous me l’avez servi parce que je déteste ce vin italien, même si j’avoue que la cuvée millésimée du Danieli était tolérable.

Odette, qui s’était levée de son siège pour se rendre en cuisine, se figea.

— Vous avez failli commettre le crime parfait, mesdames, et je n’ai pas dit ça très souvent dans ma carrière. Et je vous avoue que, pour une fois, j’aurais aimé que vous y parveniez. Je n’éprouve aucun plaisir à me trouver là devant vous. Car il y a un moment dans ma vie où j’ai emprunté le même chemin que vous.

— Le même chemin ? répéta Thérèse Lavoisier, tassée dans un fauteuil et presque avalée par lui.

— Celui de la vengeance.

— Qu’avons-nous fait de mal ? demanda Odette avec lassitude.

— Eh bien, déjà, vous avez tué sept personnes.

— Ce n’est pas ce que vous croyez, intervint Marie Vochez, dont la voix était demeurée brisée par les émotions violentes qu’elle avait éprouvées.

En quelques heures, cette femme à la lumière intérieure douce et intense paraissait avoir pris vingt ans. Des cernes violacés, comme des écorchures encrassées, plombaient son visage qui, il y a quelques jours encore, se défendait avec un certain succès contre le temps.

— Ils étaient coupables d’horribles choses, c’est ça votre justification ?

— Vous n’avez pas la moindre idée de ce qu’ils ont fait subir à des enfants dans cette maudite fondation ! s’emporta Thérèse, dont la colère étouffée par des années de contrôle commençait à lézarder la conscience autant que l’épiderme.

— Vous parlez des expériences qu’ils pratiquaient dans le sous-sol secret du bâtiment ? Cette salle des horreurs où s’empilaient lits et chaises de torture ?

— Vous… Vous l’avez vue ? s’étonna l’ancienne chef administrative.

— Oui, je l’ai vue, et j’ai aussi vu les ravages de leurs ratés sur Armand, sur les jumelles Duvanel, sur le petit Henri Galland et au moins une dizaine d’autres enfants dont ils ont détruit à jamais les vies.

— Et pourtant, vous êtes là, commenta tristement Marie.

— Parce que c’est dans ma nature. J’ai toujours eu l’intuition que ces morts à Venise parlaient de vengeance. Dès le départ. La frappe était précise, chirurgicale. Des personnes choisies parmi des dizaines d’autres dans un espace clos. Vous avez pris des risques inouïs pour les atteindre elles.

— Mais comment vous nous avez reliées à elles ?

— J’aimerais pouvoir dire que ce fut tôt, mais il n’en est rien. Vous avez admirablement travaillé. Il y avait une question qui m’obsédait, depuis le début de cette affaire. Pourquoi sept ? Pourquoi pas huit ou six ? Pourquoi sept ? Après tout, ils n’étaient pas les seuls à travailler dans le secteur médical de la fondation présents à la fête, il y en avait bien d’autres. Alors pourquoi ces sept-là ? J’ai longtemps cherché, et j’aurais pu ne jamais trouver la réponse, si vous, Thérèse, n’aviez pas commis une erreur.

— Pardon ? s’offusqua cette dernière en se raidissant sur son siège.

— Vous m’avez remis le journal de Louise.

— Q… Quoi ? Non, pas du tout !

— Si, c’était vous. Cela ne pouvait être que vous, ce jour-là à cet endroit précis. Car devant le poste de police, seules deux personnes savaient que l’Aston Martin était ma voiture : Louise et vous. Or, Louise est restée avec nous. Odette connaissait aussi notre voiture, mais ce matin-là, elle n’était pas à Neuchâtel. Mais vous, Thérèse, étiez sur le parking de la fondation la première fois que nous nous y sommes garés. Vous étiez même la seule âme qui vive, et nous n’avons jamais croisé personne d’autre, toutes les fois où nous nous sommes rendus là-bas.

— C’est… je pense que c’est un peu léger.

— Cela l’aurait été, si nous étions dans une ville dont l’économie ne permet pas de voir circuler beaucoup de voitures de luxe et qui se serait émue de l’arrivée d’une sportive dans ses rues. Alors, fort de cette certitude, je me suis demandé ce qui pouvait motiver pareille manœuvre. Nous avions tous bien compris que vous ne portiez pas Louise dans votre cœur – comme de nombreuses autres personnes, tel que Louise l’avait souhaité –, mais il y a une différence entre l’antipathie et la haine dévorante qui fait découvrir le journal que Louise devait cacher avec un très grand soin. Cela prouvait que vous l’aviez épiée de façon assez obstinée pour mettre la main dessus.

— Ce ne sont que des hypothèses, affirma Odette en jetant un œil vif à l’enquêteur.

— Quand j’ai croisé votre regard à la sortie du poste de police ce jour-là, Isabeau m’a demandé ce que vous risquiez pour avoir accusé Louise à tort. Quelque chose en moi me disait que quoi que les autorités vous fassent, vous étiez déjà en prison. Je l’ai vu dans votre regard. Vous n’êtes ni austère ni revêche, ma chère, en réalité, vous êtes une femme brisée, profondément accablée par le chagrin. Je connais très bien ce sentiment, et je le repère à tous les coups.

— Soit, je suis triste, mais cela ne fait pas de moi une meurtrière.

— Oh que si. La perte d’un amour transforme n’importe qui en assassin. Plus même que la cupidité ou la jalousie.

— Je ne vois pas de quoi vous parlez.

— Vous pensiez que je n’allais pas faire le rapprochement en lisant le journal ? Et alors, dans la précipitation des événements, vous avez commis une deuxième erreur. Vous avez oublié une photo de l’amour de votre vie dans un tiroir de votre bureau.

Ouvrant la veste de son costume, Évariste tira de sa poche interne le vieux cliché abîmé dont il s’était emparé à la fondation.

— Vous avez dû penser qu’étant floue en en mauvais état, personne ne reconnaîtrait le visage de l’homme, ce qui vous a poussé à la garder près de vous. Malheureusement, je suis très physionomiste, et j’ai immédiatement reconnu les principaux traits de son visage, d’autant que je les avais déjà remarqués très peu de temps avant. Un portrait à l’huile dans l’ancienne salle qui accueillait le petit déjeuner des clients d’Odette avant qu’elle ne serve de débarras, puis de bureau improvisé pour un duo d’enquêteurs. Les révélations dans une affaire sont souvent le fruit de la chance. Vous ne pouviez pas savoir que j’aurais besoin d’un endroit plus au calme que ce salon et qu’Odette n’avait pu se résoudre à retirer le portrait de son fils, Roger Lambert. Celui-là même dont le nom était cité dès les premières pages du journal de Louise. Sans le savoir, et croyant précipiter cette dernière dans mes griffes, vous m’avez mis sur votre piste. Ainsi donc vous étiez amoureuse du fils d’Odette, mort à Struthof des expériences nazies auxquelles Louise a participé.

Évariste marqua une pause, et le silence qui envahit la pièce pesa lourd sur les épaules et les cœurs.

— Cependant, il y a une chose que j’ignore encore, et c’est la chronologie des événements. Avez-vous découvert qui était Louise en tombant sur son journal, ou aviez-vous déjà des soupçons sur ses pratiques à la fondation ?

Le visage de Thérèse perdit toute sa fureur, et le désespoir grignota peu à peu les ridules discrètes qui jalonnaient les contours de sa figure. Elle jeta un regard triste et désolé à ses deux complices.

— J’ai commencé par avoir des doutes sur ce qu’elle trafiquait avec certains médecins qu’on me demandait de ne pas superviser. Je soupçonnais que Sorel, Delvisio et Barbier avaient quelques secrets, car sinon pourquoi m’auraient-ils interdit de les superviser comme je le faisais avec le reste du personnel ? Je savais que Louise était là depuis la construction et qu’elle avait noué des liens privilégiés avec Sorel, mais je croyais que c’était parce qu’elle avait été emprisonnée dans le même camp que son fils. J’ai commencé à la surveiller, et j’ai découvert une liste de patients traités à part dont personne n’avait aucune trace. J’en ai parlé à Marcel Sorel qui, craignant que je révèle des choses compromettantes, me donna une promotion et me mit dans la confidence de ses travaux de recherches sur l’épigénétique. Rien bien sûr ne laissait entendre toutes les tortures que ces enfants subissaient juste sous nos pieds. Mais je n’étais pas convaincue, alors j’ai emprunté quelques dossiers médicaux de ces patients et je les ai amenés à Marie. Moi, je n’avais pas la compétence pour déchiffrer tout leur code mais elle, elle pouvait.

— Parce que Marie est une pharmacienne d’expérience, commenta Évariste.

— Les substances listées prétendument« sans danger » l’ont tout de suite interpellée.

— Je savais à quoi elles servaient ; durant la guerre, ces drogues étaient utilisées comme outils d’interrogatoire, et je savais ce que cela faisait à un organisme, intervint la mère d’Armand. C’était tout sauf anodin, ce sont des drogues dures dont le mélange de certaines détruit irrémédiablement les fonctions du cerveau.

— Et j’imagine que c’est à cet instant que votre œil de professionnelle a fait le rapprochement avec la brusque aggravation de l’état de votre fils.

— Mon fils n’a jamais été fou. Il avait juste une façon différente de communiquer avec les autres et d’interpréter son environnement. Mais il était bon, intelligent, et savait ce qu’il faisait. Quand il a commencé à fuguer et à se couvrir le visage de boue en errant dans les bois, j’ai su que, pour une raison que j’ignorais, il avait perdu la raison. Ce n’était plus mon fils. Mais je ne savais pas ce qui lui était arrivé.

— Jusqu’à ce que vous étudiiez les dosages et les protocoles figurant sur les dossiers que Thérèse avait empruntés.

— Personne ne peut sortir indemne en consommant les cocktails qui y étaient décrits. À terme, ils produisent des légumes, des coquilles vides qui ressemblent à des êtres humains mais sans plus aucune âme. Cela détruit la conscience et la pensée. Vous n’avez plus que des… des…

— … des machines.

— Ou des morts qui marchent, acheva Thérèse. Pardon, Marie.

— Vous avez donc voulu constituer un dossier à charge, j’imagine, supposa Évariste, alors vous avez surveillé Louise et vous avez fouillé son bureau.

— J’étais devenue une véritable espionne, expliqua Thérèse non sans une pointe de fierté. Au début, je pensais qu’elle était juste un témoin, je croyais encore à son personnage d’alcoolique un peu stupide. Et puis j’ai commencé à comprendre qu’elle jouait la comédie et qu’elle en savait bien plus. J’ai fini par tomber sur cette horrible… chose, ce journal, où elle se moque de la mort de héros, d’innocents, en composant un de ses énièmes personnages. J’ai tout de suite su que c’était elle qui l’avait écrit. Elle était tellement sûre qu’on ne la démasquerait jamais qu’elle n’a même pas pris la peine de modifier son écriture. Et là… là, j’ai vu le nom de mon Roger. Je n’ai… Nous n’avons jamais su comment il était mort, nous n’avons même pas pu récupérer son corps. Son nom nous a juste été donné sur un compte-rendu, une liste de prisonniers reconstituée à partir des registres nazis de Struthof.

Elle s’interrompit, submergée par une émotion mélangeant douleur et rage. Odette posa une main maternelle sur son épaule.

— Au départ, reprit l’hôtelière, nous avions pensé la faire arrêter en expliquant nos découvertes à la police, et puis on s’est aperçues qu’elle n’était pas la seule à être impliquée dans cette histoire. Elle participait aux expériences, elle aidait à les camoufler, mais ceux qui infligeaient les sévices aux victimes étaient les médecins et les infirmières.

— Dont les sept personnes à Venise. Vous les avez atteintes, elles, parce que vous ne pouviez atteindre les autres.

— Comment le savez-vous ?

— En réalité, ces personnes avaient un autre point commun que de travailler pour la fondation. Elles ne disposaient d’aucun carton d’invitation pour la soirée, contrairement aux autres convives. Je repère toujours les ruptures. Quand une différence ne s’explique pas, et qu’en plus elle se répète de façon mécanique, cela attire toujours mon attention. Où étaient passés ces cartons ? Quand j’ai compris que vous, Thérèse, aviez un lien avec cette affaire, je me suis souvenu d’une conversation que j’avais eue avec Louise. Vous êtes en charge de la gestion des ressources humaines. Vous avez supervisé, j’imagine, le transport du personnel à Venise, son logement, ses repas, tout ce qui fait la logistique humaine. Vous les avez tous réunis un moment avant le début des festivités, c’est sans doute à cet instant que vous leur avez distribué les cartons d’invitation que vous aviez centralisés. Et alors, une idée s’est formée dans mon esprit. Si je considérais que seul un empoisonnement pouvait produire ce genre de décès, il fallait un support. Il faut toujours un support. Quelque chose de facile à manipuler pour vous permettre de frapper sept personnes choisies parmi des dizaines dans un espace clos. Vous ne pouviez prendre le risque qu’un innocent fasse les frais de votre soif de justice. Pourquoi pas les cartons d’invitation ? Vous portez des gants, ils vont avec votre tenue, et vous distribuez les cartons aux victimes. Peut-être les enfermez-vous dans une enveloppe pour les obliger à manipuler le papier pour que la substance imprègne bien leurs doigts et que, par transfert, ils s’empoisonnent ensuite chaque fois qu’ils posent leurs mains sur quelque chose, comme les mignardises que vous leur avez distribuées à l’occasion de cette réunion du personnel.

» Mais, si ma théorie était la bonne, quelque chose manquait. Vous n’êtes pas chimiste. Or, pour utiliser pareille formule, il faut être un sacré magicien. Et rien ne me permettait de trouver le lien. Il vous fallait un complice. Odette ? Elle était la mère de Roger Lambert, bien sûr, elle était impliquée, sauf qu’elle n’est pas une scientifique. Or, il fallait un chimiste, il fallait un pharmacien. Mais qui aurait accepté de tuer sept personnes ? Quelqu’un qui partagerait la même douleur et la même quête de vengeance. Une mère qui aurait vu son fils s’autodétruire et agoniser lentement jusqu’à mourir dans d’atroces circonstances.

Marie baissa la tête et la couvrit de ses deux mains.

— Sauf qu’une entreprise pareille est trop délicate pour laisser un non-professionnel faire les dosages sur place, même sur instructions précises. Ma théorie ne pouvait se vérifier que si j’avais une preuve que vous, Marie, étiez aussi à Venise. Voyez-vous, j’ai un cerveau qui fonctionne de façon très particulière. Il enregistre absolument tout ce qu’il voit. Je n’ai aucun loisir de trier ce que je retiens et ce que j’ignore. Cela rend mon quotidien extrêmement compliqué, mais dans mon métier, c’est un atout indéniable. Quand nous sommes venus vous rencontrer, vous nous avez servi un excellent gâteau, ainsi que des bonbons que vous aviez laissés sur la table. Des bonbons dont j’avais déjà vu l’emballage. Sur le moment, j’ai simplement enregistré l’information, mais lorsque bien plus tard j’ai réfléchi à trouver quelque chose qui vous relierait à Venise, une image s’est formée. D’abord le vin, le Valpolicella millésimé pour la fête et habillé de rouge et d’or – les couleurs du Danieli –, et ensuite, plus intéressant pour moi qui ne consomme pas ce vin, des bonbons créés pour l’occasion que j’avais moi-même beaucoup appréciés sur place. En réalité, vous étiez toutes les trois au Danieli. Thérèse en première ligne, son bras armé pour abattre l’épée de votre vengeance, Marie, tapie dans l’ombre et qui a aiguisé la lame, et Odette. Le cerveau de toute cette histoire, n’est-ce pas ? C’est vous qui, après avoir été mise au courant des doutes de Thérèse concernant Louise, puis après avoir lu le journal, avez imaginé ce plan.

— Vous ne savez pas ce que c’est que de pleurer la mort de son fils et de ne pouvoir enterrer son corps comme il se doit, répondit Odette d’une voix glacée et sombre.

— Non, en effet, mais je sais ce que c’est que de pleurer la mort de l’être qui compte le plus dans sa vie et de voir les responsables continuer de vivre en toute impunité.

L’aveu surprit Odette.

— Alors… vous me comprenez ?

— Je comprends. Tuer Louise aurait été trop facile, il vous fallait tout lui enlever, ses expériences, ses mensonges, il vous fallait la mettre à nu devant tout le monde et révéler ses manœuvres et ce qu’elle avait fait, pour ensuite la faire enfermer et exécuter par la justice. La tuer en aurait fait une victime, et cela vous était intolérable. Sauf qu’il y a eu un impondérable, n’est-ce pas ? Moi. Parce qu’en parallèle de votre plan, Louise en avait un autre, et j’avais un rôle à y jouer. Le hasard étonnant de cette affaire a voulu que vos meurtres l’aident dans l’exécution de son plan.

— Nous ne savions pas qui vous étiez avant que vous ne débarquiez ici et que je vous voie parler avec Louise. Nous nous attendions à ce qu’elle prenne un avocat, peut-être, encore que nous espérions qu’elle n’ait pas assez de moyens financiers pour le faire, mais pas un enquêteur. Nous devions juste attendre que la police fasse son travail et l’inculpe. Mais vous avez commencé à fouiner et à relever des incohérences.

— Je suis rassuré de savoir maintenant que le téléphone à Neuchâtel fonctionne bien, ironisa l’enquêteur.

— Je devais tenir éloigné votre fameux légiste et garder un œil sur vos découvertes.

— Votre manœuvre était en tout point parfaite, un exemple du genre, seulement vous avez sous-estimé Louise. Vous pensiez qu’elle continuait de participer à des expériences couvertes par Sorel, mais en réalité elle est allée beaucoup plus loin que lui. Si Sorel et ses acolytes pensaient améliorer l’Homme dans le futur en recourant à des protocoles certes douteux mais bénéfiques selon eux, Louise détournait les procédures pour aller plus avant dans les expériences de manipulation mentale.

— Que voulez-vous dire ? demanda Odette en fronçant les sourcils.

— J’ignore si sa folie existait avant son internement à Struthof, ou si, latente, elle s’est nourrie de l’enfer du camp, mais toujours est-il que quelque chose s’est brisé dans sa psyché quand elle a été témoin des expériences pratiquées par les médecins nazis. Elle s’est imaginé que Dieu l’avait choisie pour être Sa main sur terre, Son exécutante. Forte de cette idée, elle a repris tout ce qu’elle avait vu dans les camps en y apportant sa touche personnelle. Sa grande œuvre, celle de toute sa vie, consiste à montrer au monde qu’on peut – si on en a le talent et si Dieu vous couvre de son attention – le retourner à sa guise. Transformer le Bien en Mal, le blanc en noir. Elle a choisi ses cobayes parmi les enfants qui avaient été sélectionnés par la fondation Sorel pour leur programme Conséquences. Elle les a torturés jusqu’à reprogrammer entièrement leur psyché, puis elle les a transformés en bombes et les a rendus à leur famille pour qu’ils fassent un massacre.

Odette se laissa choir sur la première chaise à portée de son corps. Elle plaqua une main devant sa bouche, l’effroi et la sidération se disputaient le règne sur son visage.

— Oh mon… Dieu.

— Croyez-moi, dans cette histoire, Dieu s’est levé dès le départ du pied gauche.

— Mais… que…

— Nous avons pu envoyer des policiers auprès de toutes les familles dont les enfants avaient subi des sévices. J’ignore encore s’ils ont réussi à tous les retrouver, ou si nous avons bien identifié la totalité des enfants, mais j’ose croire que nous en avons sauvé la plus grande partie.

— Et Louise ? s’enquit Thérèse. Où est-elle ?

— Dans la nature, elle s’est échappée. Pour l’instant.

Marie poussa un gémissement déchirant et fut à deux doigts de défaillir.

— Qu’avons-nous fait… ? se lamenta-t-elle.

— Elle… Elle va s’en tirer ? renchérit Odette.

— Elle a perdu ses soutiens, son complice, sa description va circuler un peu partout, son avenir est très incertain.

— Mais elle peut s’en tirer ! claqua Thérèse en tordant avec rage ses doigts entre eux.

Évariste garda le silence, ce qui plongea l’auditoire dans la consternation la plus totale. Au bout d’un moment, Odette reprit la parole :

— Qu’allez-vous faire de nous ?

— Moi, rien. Mon travail n’est pas de juger les gens ou d’appliquer la loi, mais de résoudre un mystère, celui qui a motivé le paiement de mes services. Le problème, c’est qu’en livrant la solution aux autorités, à savoir que Louise n’est pas la meurtrière de Venise, vos noms seront nécessairement mêlés à l’affaire. J’aurais aimé que cela se termine autrement. Si vous étiez venues me voir dès le début, si vous m’aviez tout révélé avant que je ne dénoue toutes ces horreurs, j’aurais pu vous aider.

— Nous pourrions vous faire taire, intervint Thérèse, l’air mauvais.

— Oui. Mais vous ne le ferez pas. Vous n’êtes pas des meurtrières, vous êtes des justicières. Parfois, les deux statuts se superposent, mais une fois justice obtenue, les tueurs redeviennent ce qu’ils étaient avant. C’est le manque de reconnaissance de leur statut de victime, le fait que le système montre ses limites à les entendre, qui les pousse à appliquer la loi du talion eux-mêmes. Une fois la réparation obtenue, la pulsion de mort disparaît, parce qu’elle n’a jamais été naturelle.

Thérèse balaya l’air d’un revers de main et perdit son regard dans les flammes de la cheminée. Marie se pencha vers elle et caressa tendrement son épaule.

— Nous savions que cela pouvait mal tourner pour nous, déclara-t-elle d’une voix ténue. L’essentiel, c’est que le monde sache qui elle est et qu’on ait stoppé ce qu’elle faisait à la fondation. Le reste n’a jamais eu d’importance, nous étions condamnées dès le départ.

— C’est si injuste qu’on nous enferme et pas elle, répondit Thérèse, la voix étranglée par la tristesse.

Fauconnier inspira profondément, puis se leva de son siège en prenant un temps infini pour reboutonner la veste de son costume.

— La fondation a disparu dans les flammes, et quand tout sera rendu public, je gage que personne ne souhaitera la reconstruire.

Sortant un stylo de sa poche puis un carnet, il griffonna deux mots avant de déchirer la feuille et de la tendre à Odette.

— Je vous présente mes excuses, ma chère. Je vous ai très injustement jugée et largement sous-estimée. Ceci est le nom d’un de mes amis, c’est sans nul doute le meilleur avocat que je connaisse. Il acceptera de vous défendre toutes les trois gratuitement si vous l’appelez de ma part.

Odette dévisagea l’enquêteur et hésita, avant de prendre le papier. Son incrédulité la faisait se méfier de tout.

— Je vous remercie, murmura-t-elle de façon à peine audible.

— Ne le faites pas, parfois, il m’arrive de détester mon métier.

Il tourna les talons et s’éloigna d’elles. Au moment de passer la porte, il jeta un dernier coup d’œil au salon vert, hanté par autant de joies que de peines, témoin placide de ce que la cruauté et la guerre pratiquées par certains peuvent faire sur la bonté et la paix soutenues par les autres.

 

Tout est à l’envers, ce qui est droit est tordu, ce qui est tordu est droit. Ce qui est blanc est noir, et le Bien fait le Mal.

Pile, face, tout est à l’envers.