8 juin 1951, rue de la Maladière, Neuchâtel, 19 h
Assise sur son lit encombré d’un nombre impressionnant de peluches à l’air hébété, Gisèle ne cachait pas sa contrariété. On lui avait promis une tarte aux fraises, mais un problème d’approvisionnement du primeur, qu’elle avait trouvé un peu discutable, avait transformé son dessert préféré en tarte aux pommes. Dans quel monde pouvait-on croire qu’une fraise valait une pomme ? Si c’était le cas, plus rien n’aurait de sens dans cette réalité. Une table aurait valeur de commode, un gâteau aux poires se prendrait pour une tasse à thé, et un chat jouerait au cheval. Et tout serait retourné, tout serait à l’envers, et le monde courrait à sa perte. Plus qu’une bévue pâtissière, remplacer une fraise par une pomme était criminel.
Donc Gisèle était contrariée par la légèreté avec laquelle sa famille prenait le sort de l’univers. Comment pouvait-elle être aussi aveugle ? Bien sûr, elle avait tenté d’expliquer les dangers d’un tel laisser-aller, mais personne ne l’avait écoutée. Peu de gens l’écoutaient. Personne, en fait, quand elle y réfléchissait. Il fallait que ça change.
Elle glissa ses petits pieds dans ses pantoufles bleu pâle et s’arma d’une grosse grenouille verte au pelage doux et aux yeux si exorbités qu’ils menaçaient de tomber. Elle traversa sa chambre impeccablement rangée, longea le couloir du premier étage, puis descendit l’escalier. Au rez-de-chaussée se faisaient face la cuisine et la salle à manger. Réglé comme une parfaite mécanique, chaque membre de sa famille se répartissait les espaces de la maison selon un horaire précis, et malgré l’absence de mot d’ordre précis sur la question, jamais il ne se produisait d’inversion qui aurait risqué de provoquer un incident diplomatique.
Au milieu du couloir, coincée entre la cuisine et le séjour, Gisèle hésita. Ses parents étaient assis côte à côte sur le canapé, chacun accaparé par une tâche différente. Son père lisait un livre, l’un de ceux avec des titres qu’elle n’avait jamais compris, et sa mère brodait des motifs que personne ne savait reconnaître. La radio distillait une musique discrète qui troublait le silence d’une façon grésillante et lointaine. Sa mère avait la manie de jeter des foulards sur les lampes, au grand désespoir de son père. Elle disait que cela réchauffait la pièce en changeant la couleur de la lumière. Encore un argument d’adulte qui ne reposait sur rien mais qui leur donnait l’impression d’avoir inventé la pince à sucre. On réchauffait quelque chose avec du feu ou du chauffage, pas avec des bouts de tissus colorés. Sa mère se trompait souvent sur tout un tas de choses, et, parfois, cela avait de très graves conséquences. Comme remplacer des fraises par des pommes.
Gisèle pivota sur la gauche et entra dans la cuisine parfaitement adaptée aux besoins de la ménagère moderne. C’était ce que le vendeur avait expliqué quand il était venu prendre les mesures de la pièce et proposer toujours plus de placards. Gisèle se souvenait que les placards qui s’emboîtaient avaient fait grande impression sur sa mère, au contraire de son père. Il ne mettait jamais les pieds dans cette pièce, peut-être qu’il doutait de sa réelle utilité dans la maison et que toutes les dépenses prévues pour elles lui paraissaient de fait très exagérées.
Mais la petite fille aussi aimait les placards. Et les tiroirs. Ils ouvraient sur quantité d’objets qui pouvaient s’utiliser de mille et une manières. Comme ce soir. Gisèle n’avait pas encore arrêté son choix. Il fallait qu’il soit adapté aux circonstances. Pareille erreur, ce n’était pas rien. Après avoir fouillé plusieurs longues minutes, le visage triangulaire piqué de taches de rousseur étonnamment semblables de Gisèle s’illumina. Elle s’empara de l’objet tant convoité, puis prit la direction du salon. Les pantoufles capitonnées de suédine glissaient sur le parquet et les tapis dans le plus parfait silence. Elle contourna la grande table sur laquelle s’installait le plus souvent la famille, puis s’approcha lentement derrière le dossier du canapé d’où dépassaient les têtes de ses parents. De là où elle se trouvait, les crânes chevelus ressemblaient à des ballons qui donnaient envie qu’on les éclate juste pour entendre le bruit produit et se faire une petite frayeur. Gisèle se demanda si ça allait faire le même bruit. Peut-être pas. Y avait-il de l’air dans les crânes ? Elle n’était pas certaine qu’il y avait de la place pour un peu d’air. En fait, elle ne savait pas exactement ce qu’il y avait à l’intérieur d’une tête. Ce serait l’occasion de le découvrir.
Elle aurait aimé commencer par sa mère, parce qu’après tout c’était elle qui avait commis l’erreur. Mais elle se doutait que son père en ferait toute une histoire, et sa corpulence faisait un peu peur à la fillette. Non pas qu’il l’ait déjà utilisée contre elle, mais elle l’avait par le passé vu s’énerver contre le facteur, et cela l’avait beaucoup impressionnée. Le facteur aussi. Gisèle se plaça juste derrière la tête de sa mère. Des bigoudis retenaient et disciplinaient sa chevelure brune tout en dégageant sa nuque étroite. C’était comme un chemin tout tracé avec un énorme panneau indiquant la direction. Facile.
Gisèle brandit un énorme couteau à viande et, au moment de l’abattre pour fendre en deux le cou de celle qui confondait pommes et fraises, un immense fracas fit sursauter toute la famille. Des policiers venaient d’entrer de force dans le couloir en hurlant des choses incompréhensibles. Enfin pour ses parents, car Gisèle comprit ce qu’ils lui demandaient. Ils voulaient qu’elle lâche son couteau et qu’elle renonce à son projet d’assassiner ses parents pour lui avoir servi un dessert qui risquait de précipiter le monde dans le chaos et l’Apocalypse.
Le plus douloureux pour la fillette ne fut pas qu’on la stoppe dans son projet, mais d’entendre les cris de souris stridents de sa mère à l’entrée des policiers et quand elle réalisa ce que sa petite fille chérie était sur le point de faire avec son couteau préféré. Gisèle pensa qu’elle en faisait un peu trop. Sa mère devait bien se douter que son erreur ne resterait pas impunie, et, effectivement, ce couteau-là était le plus efficace de la ménagerie.
Au milieu des lamentations de sa mère et de la colère de son père, Gisèle se laissa désarmer avec une grande docilité. Si elle ne pouvait pas tuer ses parents, elle n’avait rien de très intéressant à faire du reste de sa soirée. Et puis, elle aimait les adultes en uniforme, ils avaient toujours l’air de savoir ce qu’ils faisaient. Eux ne commettraient peut-être pas de nouvelles erreurs. C’était la seule chose qui l’énervait vraiment.
Tandis qu’elle entendait les policiers expliquer à ses parents à la fois abasourdis et sidérés qu’il fallait qu’ils les laissent emmener leur enfant, Gisèle se demanda si ses amis avaient réussi à remettre un peu d’ordre dans l’univers en se débarrassant des membres défaillants de leurs familles.
Elle poserait la question au gentil policier qui lui demandait de le suivre dans sa voiture garée juste devant sa maison. Gisèle demanda à prendre sa grenouille verte à l’air hébété, après tout elle était aussi complice, puis salua ses parents, dont elle ne saurait jamais si les crânes auraient fait du bruit en éclatant.