8 juin 1951, 12 h, rue du Crêt-Taconnet, Neuchâtel
Évariste tambourina à la porte jusqu’à ce qu’on lui ouvre. Isabeau le vit charger dans la pièce comme un buffle, si bien que l’habitant des lieux qui se trouvait sur le passage fut projeté au sol. Le jeune homme avait rarement l’occasion de voir l’enquêteur sortir de ses gonds, mais lorsque les circonstances le commandaient, il passait d’un calme un brin maniéré à la plus grande des brutalités. Ce changement radical de langage corporel rappelait à Isabeau qu’Évariste n’avait sans doute pas toujours été enquêteur. Et parfois, le jeune homme se demandait jusqu’à quelles extrémités ses aventures avaient pu le conduire.
— J’aimerais pouvoir vous dire que je suis ravi de vous revoir, monsieur Charlier, mais j’apprécie modérément les monstres qui se cachent sous le visage de la fragilité, entama Fauconnier en guise de salut.
Jacques Charlier lâcha un juron quand le visiteur impromptu écrasa son genou sur sa cage thoracique et posa sa canne en travers de sa gorge afin de l’empêcher de se redresser.
— Mais… enfin… je… je… qu’est-ce qui vous prend… je…, bafouilla Jacques, le visage livide.
Comprenant que son agresseur n’était non seulement pas dupe de son manège, mais qu’en plus il ne semblait pas disposer à lâcher son emprise, Jacques changea d’attitude. Ses lèvres un peu de travers formèrent un sourire satisfait et malsain qui ajouta des rides disgracieuses à un ensemble déjà inesthétique.
— Vous ne pouvez pas imaginer comme j’avais hâte de vous rencontrer, se délecta-t-il d’une voix doucereuse, sans le filtre de ce personnage triste et affligeant.
Par défi, il empoigna des deux mains la canne de l’enquêteur, sans pour autant pouvoir se soustraire à son emprise.
— Je vous observe depuis un moment, vous savez, reprit-il avec une forte excitation dans la voix. Je pensais tout savoir de vous, mais je dois dire que vous venez de me prendre de court. Comment avez-vous su ?
Évariste s’empara du col de l’homme et tira violemment dessus pour décoller ce dernier du sol avant de le jeter sur un fauteuil avec tant de force que les pieds de celui-ci reculèrent d’un mètre.
— On m’a aidé, répondit-il d’une voix glacée. Depuis que nous sommes arrivés, des personnes bien intentionnées – vos victimes – ne cessent d’essayer de nous faire comprendre quel genre de personne vous êtes. Le problème est que je ne les ai pas écoutées. La marque de la Bête. Voilà comment ceux que vous avez mis en pièces pour vos expériences de mort vous décrivent : le Mal incarné.
Jacques agita sa main droite, loin d’être invalide, comme s’il mimait une marionnette à un enfant.
— Les simples d’esprit confondent souvent l’œuvre de Dieu et celle du Diable, répondit-il en bataillant soudain avec une quinte de toux sèche.
— Ah, cette dévotion malsaine ! Cette compréhension inversée des valeurs divines vous a perdu, mon cher Charlier. Quel plaisir avez-vous dû prendre à vous écouter réciter les livres saints à longueur de torture, n’est-ce pas ? Peut-être même est-ce un élément indispensable à votre rituel. Au point que vos cobayes choisissent de citer des versets de l’Apocalypse de Jean pour vous décrire, faute de pouvoir être assez forts pour vous nommer. Si je croyais en l’ironie du sort, je dirais que vous leur avez donné l’arme qui vous a frappé.
— Ce n’est pas parce que vous avez perdu la foi que Dieu n’existe pas. Sans lui, je n’aurais pu accomplir ma mission. Ne trouvez-vous pas surprenant que vous, l’hérétique, vous ayez néanmoins pu déchiffrer une parole de Dieu pour trouver la Vérité ? Vous faites partie de Son grand schéma, que vous le vouliez ou non.
Le visage de l’enquêteur se rembrunit, et le spectacle qu’il offrit procura beaucoup de plaisir à Charlier.
— En réalité, j’aurais dû voir les signes dès le départ. Comme ceux qui se trouvaient dans votre bureau. Si votre main droite est inutilisable, pourquoi placer tout le nécessaire pour écrire sur la droite de votre bureau ? Pourquoi conserver des couverts à poisson, sachant leur utilisation si peu pratique pour les gauchers ? Pourquoi, enfin, hésiter autant dans la façon de saluer vos interlocuteurs si votre handicap remonte à votre enfance, comme la polio le laisse entendre ? Des attitudes qui n’ont pas lieu d’être pour un individu qui a l’habitude d’adapter son environnement à son handicap. J’ai inconsciemment enregistré ces informations, mais mon esprit n’a pu les exploiter que lorsqu’on m’a parlé de la marque de la Bête sur la main droite. Chapitre treize, verset seize et dix-sept.
— Les jumelles Duvanel ? supposa Charlier en laissant filer un soupir de fierté malsaine. Une de mes plus belles créations.
Isabeau resserra ses poings et contint avec beaucoup de peine une furieuse envie d’en écraser un sur le visage du monstre. Évariste dirigea l’extrémité de sa canne vers un point juste en dessous de la clavicule. Il appuya fort, ce qui arracha à Jacques un gémissement de douleur, puis un éclat de rire provocateur et désagréable.
— Oh, je vois que je ne suis pas le seul à pratiquer, lâcha-t-il en saisissant la canne pour tenter d’en atténuer l’emprise. Vous êtes un homme sur lequel il est difficile d’obtenir des informations, mais vos actions parlent pour vous.
— Dans quel but la fondation développe-t-elle des recherches sur la manipulation mentale ?
— La… La fondation ? hoqueta Jacques. Ne me dites pas que vous pensez que Sorel et sa fine équipe pourraient comprendre quoi que ce soit aux sciences psychologiques ? Ils sont à côté de la plaque depuis le début. Ils pensent changer le monde avec des théories qu’ils ne comprennent pas, et, en réalité, ils n’ont aucune idée de ce qu’ils font.
— Vous voulez dire qu’ils ignorent vos parties de torture dans le sous-sol ?
— Ils ne sont pas stupides à ce point.
Jacques fit une pause et grimaça. Il fit visiblement un gros effort pour poursuivre.
— Disons que comme tous les dirigeants, ils ont des idées, ils veulent des résultats, mais les détails, les procédures, tout cela les ennuie profondément.
— Alors vous avez agi dans leur dos, mais dans quel but ? Que cherchez-vous en créant des cobayes tels que les jumelles ou Armand ?
— Mais, voyons, la gloire. Les nazis, la fondation Sorel, les services de renseignement des Alliés durant la guerre, tous ont ouvert une porte qui nous a laissé entrevoir d’infinies possibilités. La différence, c’est qu’eux en sont encore à comprendre comment cela fonctionne, alors que moi je crée d’infinies équations, et, bientôt, vous en verrez l’étendue. Car je vous ai choisi, vous, pour être le spectateur de mon œuvre.
— Vous torturez ces enfants dans quel but ? répéta Évariste plus fort et en appuyant davantage sur sa canne.
Jacques cria.
— Votre… Votre morale de petit bourgeois blanc vous rend si étroit d’esprit, suffoqua-t-il. Je pensais que vous étiez en capacité de voir plus grand.
— Je veux la liste de tous les enfants qui ont subi votre grande vision du monde.
— Toutes mes créations ? ricana son interlocuteur avec douleur. Les merveilleuses plantes de mon jardin ?
— Leur nom !
— Vous savez… le désir… non suivi d’action… engendre la pe… la pesti…
Évariste retira brusquement sa canne du corps de Jacques, dont le teint avait viré au gris puis s’était couvert par endroits de taches vertes.
— Qu’est-ce que… Qu’avez-vous pris ! s’exclama Fauconnier. Isabeau ? Cherchez partout une fiole, un flacon ou une seringue.
Le jeune homme s’exécuta. Évariste se pencha tout près du visage de Jacques, et murmura, d’une voix qu’il savait rendre hypnotique :
— Vous qui aimez tant parler de votre œuvre, c’est votre dernière chance d’expliquer à quelqu’un qui peut comprendre la magnificence de vos actes. Ne laissez pas un autre interpréter ce que vous avez mis toute une vie à créer.
Jacques Charlier respirait de plus en plus mal, au point que chaque inspiration produisait un son funeste de sifflement ponctué d’un gargouillis sourd.
— Je… Je… Nous…, suffoqua-t-il, tandis que de lourdes gouttes de transpiration à l’odeur aigre roulaient le long de ses tempes. Ouvrez bien les yeux, enquêteur. C’est pour vos yeux que vous êtes là. Voyez comme l’ordre de l’univers peut se retourner. J’ai… toujours le contrôle. Tou…
Jacques Charlier termina son expiration en même temps qu’il termina sa vie. La contrariété fit jurer Fauconnier, qui frappa rageusement le sol de sa canne. Isabeau lui tendit une fiole qu’il avait trouvée au sol, non loin d’une commode.
— Sans doute l’un des mélanges qu’il utilisait sur ses cobayes, conclut Évariste en humant l’intérieur de la petite bouteille. Retournons à l’hôtel, j’ai besoin de relire le journal de Struthof. Joras et vous, allez vous rendre à la police et leur faire part de tout ce que nous avons découvert sur les pratiques de la fondation. Il est grand temps.
— Même si pour les familles il aurait mieux valu qu’il ait un procès, je ne suis pas triste que ce monstre ait mis fin à ses jours.
— Sauf que le monstre a deux têtes, révéla Évariste sur un ton lugubre.
Isabeau tiqua.
— Pardon ? Vous pensez que Charlier avait un complice ?
— Observez cet homme, mon ami, n’y a-t-il pas quelque chose de pathétique dans sa personne ?
Penchant la tête sur le côté pour se donner un autre angle de vision, le jeune homme hésita. Le corps mou de Charlier reposait comme une pile de vieux chiffons. Son visage vidé de toute expression se livrait sans hypocrisie ni artifice. Un masque de chair constellé de sillons qui l’entraînaient vers le bas. Des yeux et des lèvres dont les extrémités tombaient aussi accentuaient l’impression de misérabilisme. Isabeau ignora si l’avachissement venait de la mort ou s’il avait toujours été là déguisé sous la comédie, mais le spectacle n’avait en effet plus rien d’effrayant.
— Si, mais n’est-ce pas parce qu’il est mort sur un fauteuil hideux ?
Évariste sourit.
— Voici une créature qui choisit de jouer un rôle de personnage faible et insignifiant pendant des années. Il a dû apprendre à tout contrôler : ses paroles, ses attitudes, son entourage, son corps. Il a sélectionné et torturé avec méthode et rigueur toutes sortes de personnes sans que rien n’échappe à sa vigilance. Et il l’a fait devant moi, ce qui représentait une difficulté supplémentaire. Un sacré tour de force. Or, ce brillant stratège qui est sur le point d’achever son œuvre, celle qui justifie son ego, choisirait de mourir avant son dénouement ? Il accepterait de ne pas avoir le contrôle sur les derniers aspects de son plan, avec le risque que se produise un imprévu ?
— Peut-être qu’il était tellement certain d’avoir tout prévu qu’il pouvait partir avec la conviction absolue que tout se déroulerait comme il l’avait imaginé.
— Non, nous avons affaire à quelqu’un qui a une haute estime de son travail. Les protocoles choisis, son fameux plan, son fanatisme religieux, tout laisse à penser que cet homme passait son temps à réfléchir à ses actions. Un ego suralimenté par la conscience d’être d’une intelligence supérieure, certes, mais pas au point de lui faire ignorer que l’imprévisibilité est une donnée à prendre en compte dans toute entreprise.
— Si vous avez raison, pourquoi avoir choisi de mourir d’une façon aussi…
— … discrète ? Aussi peu spectaculaire pour quelqu’un qui pense être le bras armé de Dieu ?
— La panique de nous voir arriver ?
— S’il était sujet à la panique, il n’aurait pas pris le risque de mener ses expériences sous le nez d’une cinquantaine de personnes dont la plupart sont aussi d’éminents scientifiques. Non, mon ami, rien ne faisait paniquer cet homme et sa raison toute-puissante. Il a décidé de tirer sa révérence sans bruit et sans panache parce qu’il savait que quelqu’un d’encore plus brillant que lui, sans doute même le vrai cerveau du plan, serait là pour achever l’œuvre. Regardez son visage, il n’y a pas de larmes, pas d’œil exorbité par la crainte de mourir trop tôt. C’est la raison pour laquelle il n’a pas éprouvé le besoin de se livrer à moi alors qu’il devait mourir d’envie d’expliquer son plan génial. Il sait que son complice le fera. Et puis surtout… il nous l’a dit.
— Il nous l’a dit ? répéta Isabeau en arrondissant ses yeux sombres.
— À deux reprises, il n’a pas dit« je », mais« nous ». Pour un tel personnage qui de sa vie n’a jamais rien laissé au hasard, je peux vous assurer que ce n’était pas une erreur de sa part.
Isabeau soupira, tout en passant les mains dans ses cheveux pour les plaquer en arrière.
— Alors nous revoilà au point de départ ? Nous n’avons pas la bonne tête du monstre et nous ne savons pas quel est son grand final ?
— Si, nous le savons. Charlier a transformé les enfants, les« plantes de son jardin », comme il dit, en bombes à retardement.
— Comment ça ?
— Oh, mon ami, vos yeux qui se posent sur le monde n’en ont encore pas vu toute la noirceur. Les enfants font des bombes parfaites. Personne ne penserait à les surveiller ou à les arrêter. Vous savez pourquoi ? Parce que dans toutes les civilisations et dans toutes les cultures, les enfants sont l’innocence du monde. Ils sont les résidus du paradis, que les adultes, dans leur imperfection, ont perdu à tout jamais. Il nous l’a dit, ils nous l’ont tous dit à leur manière, Armand, Élysée et Lucie. Tout est à l’envers, ce qui est droit est tordu, ce qui est tordu est droit, ce qui est blanc est noir, et le Bien fait le Mal. Voyez comme l’ordre de l’univers peut se retourner. Je crois que la fondation poursuit un but médical – ou social – naïf, mais louable dans leur esprit, et que Charlier et son complice ont détourné les expériences dans leurs délires de manipulations mentales. Ils avaient un matériel humain à disposition, tout prêt à être transformé : les enfants soignés par la fondation. Je pense que lorsqu’ils ont commencé à réfléchir à la façon dont ils marqueraient le monde en prouvant leur génie criminel, ils ont saisi l’opportunité que l’institution leur donnait. À mon avis, ils ont sélectionné ceux qui présentaient le meilleur potentiel pour réaliser leurs expériences. Parfois, il y a eu des ratés, comme Armand par exemple, mais je pense qu’ils ont réussi pour plein d’autres.
— C’est la raison pour laquelle vous lui avez demandé la liste des enfants.
— Sans grand espoir qu’il me la donne, hélas. Mais il faut les trouver, car je crains que ces enfants ne fassent beaucoup de dégâts avant de s’en faire à eux-mêmes. La solution se trouve dans le journal, c’est pourquoi on nous les a données. Je dois trouver le message caché à l’intérieur dans les plus brefs délais. Puis nous irons à la fondation et nous retournerons chaque tiroir et chacun de ceux qui y travaillent pour trouver l’identité de ces enfants. Ils ont tous un point commun, précisément une caractéristique qui les a fait être sélectionnés par les tueurs.
— Et si nous n’y arrivons pas ?
— Alors nous ferons sauter toute la fondation.
Le sourcil d’Isabeau s’arqua.
— Vous plaisantez ?
— Oui.
— Dommage.