Le 28 novembre 1943,

Camp de Struthof

 

L’enfer n’est pas couvert de flammes. L’enfer est glacé. Et dans ce trou de désespérance, il y a des jours pires que les autres.

Après la vermine et la crasse, une nouvelle calamité agrippe nos corps sans défense : le froid. Perchées en hauteur, étanches comme des paniers percés, les baraquements sont traversées par des vents cinglants qui gèlent tout ce qu’ils frôlent. La douleur et la peur ne sont pas les pires des épreuves, j’ai pu constater que l’être humain possédait des ressources insoupçonnées quand il s’agit de les combattre. Mais il y a une chose contre laquelle il reste démuni : le manque d’espoir. L’absence de perspectives et d’options. La certitude que tout ce qui se passe maintenant ne cessera jamais d’être et qu’aucun futur ne viendra changer cet état de fait.

À cet instant, il se produit une réaction étrange dans le cerveau des désespérés : il se met en panne. L’être humain ne meurt pas, mais il cesse de fonctionner, comme une mécanique à l’arrêt. Le désespoir crée des créatures faites de chair molle qui ne servent plus à rien, mues par les seuls désirs biologiques de manger, de dormir, de survivre, et dépourvues de toute conscience. Comment conserver la raison, le sens du Bien et du Mal, quand on est coincé dans une boucle temporelle qui tourne indéfiniment et tue chaque souvenir qui passe et repasse dans la tête tant de fois qu’ils s’abîment eux-mêmes ?

Inutile de sortir des couteaux, des armes à feu, des épées, des canons, des bombes, pour détruire un individu. Il suffit juste de le priver d’espoir et de lui répéter chaque jour :

« Ton Enfer de maintenant sera celui de demain et d’après-demain. »

Les nazis ont institutionnalisé cette arme, ils l’ont systématisée à l’échelle d’un peuple entier, pour un peu ce serait de l’art. Mais sommes-nous si différents d’eux ? Nous privons aussi d’espoir des catégories entières de la population, soit en raison de leur sexe, soit en raison de leur origine. Nous identifions les corps, nous les classons, nous les marquons comme dans une chaîne de montage qui ne mélange jamais aucune pièce.

Ma case à moi, c’est celle des penseurs. À mon époque, faire des études supérieures, dans quelque domaine que ce soit, vous colle l’étiquette du sachant. D’ailleurs, n’est-ce pas moi qui détiens la plume et le papier ? Enfin, jusqu’à ce que mes doigts ne noircissent de gel et ne tombent.

Je sens bien que, souvent, mes compagnons m’observent. Attendent-ils de moi que je réponde à leurs questions ? Dans ce givre perpétuel, j’ignore quoi leur dire. J’ignore combien de temps va prendre l’anéantissement de mon propre espoir, alors que préjuger du leur ?

Le visage volontaire de Guy apparaît aujourd’hui plus creusé et gris que les jours précédents. Je me souviens encore de ce que j’ai pensé quand nos regards se sont croisés pour la première fois : voilà le genre de gars qui ne doit pas se laisser marcher sur les pieds. Un vrai colosse à la peau mate. Après quelques mois coincés entre les quatre planches du baraquement, il avait plus l’air d’un haricot tordu que d’un géant. Mais son regard jetait encore des étincelles. Sauf ce matin. Son désespoir à lui provient de l’état d’Albert. Le pauvre garçon – je me demande sans cesse comment il a survécu jusque-là – est dans un sale état.

Dans le coin reculé qui me permet d’avoir une vue d’ensemble de la vraie misère, j’écris aussi vite que mes mains glacées le peuvent pour ne rien rater de ce qu’ils disent. J’ignore pourquoi je fais ça. Peut-être pour qu’on sache… Qu’on sache ce que ça fait d’infliger ça à un homme.

Malgré les soins prodigués par Guy et Aimé, Albert ne parvient pas à dire quoi que ce soit d’intelligible depuis plusieurs heures. Ses ongles longs ont lacéré ses avant-bras et ses joues si profondément que, par endroits, des morceaux de chair se sont arrachés en laissant la chair à vif. Dans un environnement où la créature la plus propre se trouve être le rat, la moindre entaille met la vie en sursis.

« Je comprends pas ce qui lui arrive, il se calme pas ! » s’écrie Guy, que l’énergie de s’emporter, même après ces mois d’usure, m’impressionne toujours.

Ils s’activent autour d’Albert, j’ai du mal à distinguer qui fait quoi. Il me semble que c’est Aimé qui finit par rappeler aux autres de faire moins de bruit. Les nazis détestent les bruits qu’ils ne produisent pas eux-mêmes. Je tends l’oreille et continue d’écrire ce fichu journal avec obsession, comme s’il était devenu la mission la plus importante de ma vie dans cet endroit qui tue toutes les autres.

« La musique ! La musique ! Elle bouffe le dedans de ma tête ! » s’écrie Albert. J’ai hésité sur la formulation exacte, mais il a répété trois fois de suite cette phrase que je m’empresse de coucher sur le papier.

« Il faut qu’il se taise, il faut le calmer, les murs ont des oreilles, ici », met en garde Roger. On pourrait croire qu’être enchaînés par le même diable, cela créerait une solidarité entre les prisonniers, mais le fait est qu’en Enfer il n’y a plus de civilités. Chacun tente de survivre et de rendre le séjour un peu plus tolérable. Ici, la délation est un fléau au moins aussi répandu que les infections, la famine et la violence.

« Attachez-lui les mains, je crois… je crois qu’il essaie de s’arracher les yeux… », ordonne Aimé d’une voix blanche.

Roger racle le sol terreux et gelé du baraquement, et finit par trouver, entre deux cadavres de nuisibles, un lambeau de tissu. Guy et lui nouent les mains d’Albert dans son dos afin de les immobiliser.

« Il ne supportera pas une nouvelle séance », déclare Roger.

C’est un euphémisme. Il n’est même pas certain qu’il passe la nuit, avec ses plaies ouvertes. Mais à quoi bon le faire remarquer ? Il n’y a guère d’espoir à enlever, de toute façon.

« Il faut trouver un moyen de s’enfuir. Si on avait dû nous délivrer, ce serait déjà fait, chuchote Guy, si bien que je pense ne pas avoir retranscrit la phrase dans son ensemble. On ne va pas attendre qu’ils nous tuent tous les uns après les autres sans tenter quoi que ce soit ». Guy a toujours cru que ses amis de la Résistance allaient débarquer comme des cow-boys, tout faire sauter, et fêter à coups de gnôle leur audace et leur esprit de corps. Sous le vernis de l’homme d’action et du héros, je l’ai toujours trouvé un peu naïf.

« Ah ouais ? Et comment ? » réplique Roger.

« Je ne sais pas, mais moi je préfère mourir en essayant de m’échapper qu’en pourrissant dans mes excréments comme un animal. »

Un animal n’aurait rien fait pour se retrouver dans un camp nazi. Un animal n’aurait pas créé de camps ni de nazis.

« Si on doit tenter un truc, il faut le faire vite, car bientôt aucun d’entre nous n’aura assez de forces pour courir », fait remarquer Guy.

« Chut ! claque Aimé. Soyez discrets, j’entends du bruit. »

Comme Albert se calme, le silence revient peu à peu dans le baraquement. Un silence collant, dégueulasse. Mon poignet me fait mal, et je ne sens plus le bout de mes doigts. Écrire devient impossible, et je ne sais pas traduire le vide.

Ni le Néant.