Dans l’ombre des coins
L’immense aiguille traversa sans peine le bras de sa dernière création. Elle était sa fleur la plus épanouie, celle qu’il regretterait le plus. Ses immenses yeux fixes et vides, ourlés d’une impressionnante rangée de cils courbes, étaient braqués sur un point dans le vide. Celui qu’il lui avait indiqué, il y avait de cela plusieurs semaines. Lorsque la pointe ressortit de l’autre côté du membre, il essuya avec une grande précaution la perle de sang qui se forma au niveau de la perforation. Sa peau avait la froideur et la douceur de la porcelaine.
Nul ne savait ce qu’il en coûtait de mener pareille œuvre à son terme. Une réussite pour tant d’échecs. Quand un tueur était arrêté, on le jugeait seulement sur ses crimes, son modus operandi, ses motivations. On démarrait l’analyse à l’envers, comme si on jugeait la carrière d’un boulanger sur sa seule dernière baguette. Mais que dire de ses erreurs, de ses ratés, de ses errements ? Un savoir-faire ne s’acquiert pas un matin par un beau miracle de printemps. Alors, comment saisir la subtilité et le message, sans étudier le processus ?
Pour créer la moindre fleur, des siècles ont travaillé2.
Il n’était pas mécontent de cette journée, à tel point qu’il avait eu beaucoup de mal à contenir sa jubilation. Fauconnier se montrait à la hauteur de sa réputation. Jamais rien de ce qu’on disait à cet homme n’avait valeur de vérité.« Et si tout ceci était faux ? » devait être la seule question qui hantait le cerveau du limier. Jamais aucune certitude, jamais aucune confiance en son prochain. Sûrement quelque chose à voir avec son processus de création. Il lui avait fallu beaucoup de doigté et de patience pour obtenir les informations sur le passé de cet homme. Mais quelle ne fut pas sa jouissance de comprendre que l’enquêteur était fait de la même matière que lui.
Mais la partie se compliquait néanmoins. Il fallait maintenir l’intérêt de l’enquêteur et, pour cela, éviter que la fondation ne le noie sous des flots de mensonges sans intérêt.
Tuer quelqu’un et faire en sorte que Louise soit toujours dans le viseur des autorités pourrait être une bonne stratégie, mais il faudrait agir de manière subtile. Interdire à Fauconnier l’accès à des étages entiers de la fondation se révélait une solution plus facile à mettre en place. L’instinct de chasseur de Fauconnier serait piqué au vif, et l’excitation du mystère le tiendrait en alerte. Cependant, dans sa position, la manœuvre risquait de l’exposer. Tuer demeurait la solution la plus raisonnable. Toujours.
Huit aiguilles. Il décida que pour cette nuit, cela suffirait. La cicatrisation aurait le temps de se faire, d’ici à ce que sa création doive sortir. Décidément, elle était parfaite. Immobile, silencieuse, imperméable, insensible. Une pure réussite.
Tournant un regard paternaliste vers toutes les autres, il se dit que tout était pour le mieux. Avant de quitter la grande salle, il alluma le tourne-disque et lança la musique, qui emplit l’atmosphère en une fraction de seconde. Tout comme les hurlements.
Enfin, il décida de s’occuper d’émoustiller Fauconnier. La séduction et le meurtre avaient plus en commun qu’on pouvait l’imaginer. Ni l’un ni l’autre ne pouvait se satisfaire de la demi-mesure.
Sans contrainte, il n’est pas de progrès. Attraction et Répulsion, Raison et Énergie, Amour et Haine, sont nécessaires à l’existence de l’homme3.