Prologue
de ce qu’il reste de la mariée

 

 

J’étais une si belle mariée.

Avant que je ne me consume.

Dans ma magnifique robe Christian Dior, j’étais radieuse, telle qu’on m’avait toujours appris à l’être. Au sein de ma famille, le beau est un art de vivre. On ne s’entoure que de beautés : belles femmes, belles voitures, belles pierres précieuses, belles maisons au bord de la mer. C’est un fait si banal que nous avons oublié qu’il existait aussi de la laideur en ce monde.

La nature elle-même avait parfaitement intégré la politique familiale, car mes frères et moi sommes nés parfaits et ce fut, j’en suis convaincue, un très grand soulagement pour nos parents. Ils n’auraient pas su quoi faire d’enfants au physique médiocre, si ce n’est accuser la maternité d’incompétence. Car la médiocrité aurait forcément eu pour origine leur incompétence, non celle de mes parents. Mon père avait choisi d’épouser une jeune première du cinéma muet italien, c’était bien pour obtenir quelques résultats génétiques.

J’ai été une bonne fille. Je crois. J’ai fait en sorte que tous mes défauts soient camouflés par le génie de la haute couture, que mes ombres soient éclipsées par l’éclat de mes bijoux, j’ai rendu silencieux mes désirs inavoués, et j’ai conservé dans le noir tout ce qui ne pouvait supporter la lumière. Lisse et semblable à la surface du marbre italien que mon père affectionnait tant dans ses demeures. Et sous le soleil de Monaco, la ville qui toute ma vie m’a servi d’écrin, j’ai brillé de mille feux.

Lorsque j’ai rencontré Adam, j’étais certaine qu’il était parfait pour moi. Nous ne nous aimions pas. Cependant, il était tout ce que je désirais : beau, riche, et hautement conscient de l’être. Il avait été élevé dans la même culture que la mienne et fréquentait le même univers cloisonné. À la fin de la journée, je me souviens, après que nous avons eu partagé un brunch et une balade sur le rocher, nous avons convenu que nous formerions un couple magnifique. L’annonce de nos fiançailles, trois mois plus tard, a été accueillie avec une immense joie par nos deux familles. Les gens beaux et riches se marient entre eux. Toujours.

Nos proches furent en tout point d’accord sur ce que devait être notre mariage : hors de prix, et entièrement décidé par eux. Adam et moi avons trouvé cela bien commode, car en ce qui nous concernait, c’était une tâche ennuyeuse à mourir que de décider du repas, de la cathédrale ou du lieu de la cérémonie. Le romantisme, c’est pour les amoureux et la classe moyenne.

En tant que vieille fortune de la principauté, nous devions célébrer la cérémonie à la cathédrale de Monaco, celle-là même où les « vrais » Monégasques sont censés organiser leur naissance, leur mariage et leur mort. Il y avait tant de monde à la messe. Il me semble que l’Europe entière s’est déplacée. Des têtes couronnées, d’autres attendant de l’être, des fortunes colossales mais sans titre et, bien entendu, cette espèce sociale si singulièrement à part : la classe politique.

C’est étrange comme l’esprit s’attache à de drôles de détails. J’étais tellement habituée au protocole de mon rang social que je n’ai pas vraiment vu qui se trouvait dans l’église. J’étais simplement là où je devais être. Les visages ont défilé devant mon voile, les voix m’ont encerclée, mais je n’aurais su dire lesquels appartenaient à qui. La seule chose dont je me souviens, ce sont les fleurs. D’énormes bouquets de lys blancs, mes fleurs préférées. Je ne sais pas qui en a eu l’idée, car je ne crois pas que quelqu’un ait jamais su quelles étaient mes préférences en matière de fleurs. Ou de quoi que ce fût d’autre, d’ailleurs.

À présent, je contemple mon reflet dans le miroir et je réalise que c’est la dernière chose que je verrai sur cette terre. J’aurais aimé me ressembler. J’aurais aimé conserver ma beauté, en emporter un bout avec mon âme. Au lieu de cela, elle s’en est allée sans que je puisse la retenir, et je crains que ce qu’il reste de moi demeure soudé à ce siège, dans ce bel hôtel, devant cette belle coiffeuse. Est-ce uniquement cette chose abîmée et inerte qui survivra après mon passage ? Et tout ce que j’ai caché, tout ce que j’ai tu, qui s’en occupera ?

 

J’étais une si belle mariée.

Avant que je ne me consume.