2
19 juin 1952, Hôtel de Paris Monte-Carlo, 18 h 15
Pour Adam Bélanger, le plus dur était de passer inaperçu. Et considérant que la moitié de Monaco se trouvait concentrée dans l’Hôtel de Paris Monte-Carlo, c’était une chose fort peu aisée à réaliser. Mais la Providence semblait être de son côté, car le couloir s’ouvrant devant lui était presque désert. Il s’y engagea en prenant l’air aussi détaché que possible. Deux serveurs impeccablement – et identiquement – moulés dans leur costume noir et blanc apparurent néanmoins au détour d’un croisement. Adam prit grand soin de les ignorer. Il ne fallait surtout pas croiser leur regard. Ce genre de personnel – celui dédié au service des gens riches – était formé à détecter sur un visage la moindre manifestation de désir. Un tressaillement de sourcil, une vibration d’un coin de bouche dans leur direction, et voilà que vous les retrouviez pendus à vos chevilles, attendant un ordre jusqu’à ce que mort s’ensuive. Or, pour continuer de passer inaperçu, il valait mieux que personne ne s’intéresse à vos chevilles.
Cela faisait une semaine qu’Adam était au cœur de l’attention, et son caractère naturellement secret avait de plus en plus de mal à le supporter. Heureusement, il n’y en avait plus que pour quelques heures. Encore une soirée, une seule, et il pourrait s’en retourner dans l’ombre, là où il se portait le mieux. À mesure qu’il remontait le couloir aux murs clairs et au sol en damier blanc et marron, des bruits de fête s’élevèrent dans l’atmosphère feutrée de l’hôtel. Adam ne put retenir un frisson. Au-delà du hall central, il devrait à nouveau plonger dans la fosse et danser avec les prédateurs sociaux et politiques qui lui tournaient autour depuis qu’il s’était planté devant la cathédrale de Monaco, trois heures auparavant. Il fallait dire que sa viande était tendre et que son front dessinait une cible parfaite.
Quand il passa sous la coupole du hall en vitraux géométriques supportant un immense lustre en cristal en forme de champignon renversé, ce fut comme s’il s’était mis à agiter un drapeau rouge au-dessus de sa tête. Chaque personne se trouvant à moins d’une quinzaine de mètres de lui le salua chaleureusement. Il n’en connaissait presque aucune. Étaient-ce des invités au mariage, ou de simples clients de l’hôtel ? Tellement de questions sans réponse. Ses pensées lui échappèrent, jusqu’à se focaliser sur une énorme chose végétale placée pile en dessous du champignon en cristal. Adam supposa qu’il devait s’agir à l’origine d’un bouquet de fleurs blanches, mais la circonférence de la structure était telle que ce ne pouvait être qu’un montage artificiel. Mère Nature n’aurait jamais supporté qu’une plante fût naturellement aussi grosse ni aussi disciplinée. Il n’y avait que l’Homme pour avoir aussi mauvais goût.
Qui a eu l’idée d’un tel machin ? ne put-il s’empêcher de s’interroger.
Certainement pas lui. Et encore moins Apolline. En ce qui concernait les préparatifs du mariage, aucun des deux n’avait eu son mot à dire, ni n’avait cherché à l’avoir. Il se demanda à laquelle de leurs mères respectives ils devaient donc cette décoration qui criait : « Nous sommes les rois du monde, bénissez nos traînes ! » Comme la réponse ne lui vint pas, Adam se résolut à poursuivre son chemin en direction de la salle où se déroulait le vin d’honneur. Une petite pièce de trois cents mètres carrés accueillait la cérémonie. Le plafond de style baroque était étouffé de moulures ocre et de lustres en cristaux suspendus, lesquels éclairaient inutilement la salle, car on était encore en plein jour. La décoration ne laissait aucune hésitation quant aux thèmes de la soirée : surenchère et démesure. En ce samedi de juin ensoleillé, les immenses fenêtres encadrées par des tentures au drapé de scène de théâtre baignaient les lieux d’une magnifique lumière. Mais le cristal des lustres qu’on s’était obstiné à allumer jetait sur le mobilier une sorte de pellicule dorée, comme si tout était plaqué or.
Il y avait foule. Au vin d’honneur, il fallait faire dans le protocole. Adam se surprit à envier sa jeune épouse qui avait pu s’isoler un moment dans sa suite afin de se repoudrer le nez et de calmer une horrible migraine. Pourquoi diable n’était-il familier ni de l’un ni de l’autre ?
L’un des convives surgit soudain devant lui.
— Seigneur, mon ami, où étais-tu passé ? Tout le monde te cherche.
— Pardon ? Je… Eh bien, en fait, je… Qu’y a-t-il ?
Adam fit un effort pour avoir l’air concerné par ce qu’avait à lui dire son ami d’enfance et témoin, Jacques Menestrel, car celui-ci paraissait terriblement ennuyé. Peut-être que, contre toute attente, un problème était parvenu à passer la vigilance intraitable du personnel de l’hôtel.
— Les macarons, annonça Jacques sur un ton exagérément lugubre. Les macarons ont disparu.
Rester sérieux ne fut pas une mince affaire pour le jeune marié.
— Je… Je ne sais pas quoi te dire. Nous avons des macarons ?
Ce n’était pas tant qu’Adam avait manqué d’intérêt pour son propre mariage, mais plutôt qu’il n’avait décidé de rien concernant la cérémonie. Cela impliquait donc qu’il ignorait ce qui composait le menu, et il ne lui était pas venu à l’esprit que cela puisse être important. Devant l’expression atterrée de son ami, le jeune homme sentit bien que c’était une mauvaise attitude.
— Une énorme pièce montée, expliqua Jacques en dessinant dans le vide la taille que devait faire l’œuvre culinaire. C’est apparemment l’élément essentiel de la partie sucrée du vin d’honneur. Enfin, je te dis ça, c’est ce que ta mère m’a expliqué. Elle m’a envoyé te chercher, et je ne vais pas te cacher qu’elle est dans tous ses états.
— D’accord, mais pourquoi venir me chercher, moi ?
Le silence qu’imposa son ami semblait signifier que ce n’était pas la question à se poser en pareilles circonstances.
— Non, je veux dire, pourquoi particulièrement moi, puisque je ne me suis pas du tout occupé du traiteur. J’ignorais qu’on avait des…
— … macarons. Je ne sais pas, sûrement pour que tu ailles voir la direction de l’hôtel qui devait se charger de la réception, ou alors que tu demandes à Apolline.
— Laissons Apolline un peu tranquille, elle a mal à la tête. Et puis elle n’en saura pas plus que moi.
— Tu en es certain ?
— Absolument. Ma mère espère toujours que je devienne aussi persuasif que mon père, c’est pour ça qu’elle t’a envoyé me chercher. En vérité, tout ça n’est pas très grave. Ce n’est que de la pâtisserie.
— Je serais curieux de te voir le lui expliquer.
Adam rendit les armes.
— Bon, d’accord, je vais essayer de trouver le… le…
— Le type qui s’occupe de la coordination du mariage dans l’hôtel ?
— Voilà, cet homme-là, et je vais voir si on peut résoudre l’horrible affaire des macarons.
— Au passage, préviens celle qui t’a mise au monde, je ne veux pas avoir de problème. On s’en prend toujours au messager.
— Si je passe une demi-heure à chercher ma mère au milieu des convives, le problème n’est pas près de se régler.
— Oh non, mon ami, tu ne m’entraîneras pas sur ce terrain. Madame Bélanger est là-bas, à côté de ta belle-mère dont on ne peut rater l’énorme chapeau jaune parce qu’il est taché du sang de ceux qu’elle a éborgnés en passant trop près d’eux.
Adam poussa un soupir à fendre l’âme. Il adorait sa mère, elle était la femme qui comptait le plus dans sa vie, mais cela ne l’empêchait pas de reconnaître ses travers, dont le plus marquant était son besoin irrépressible de contrôle et de perfection.
— D’accord, d’accord, je vais lui dire, abdiqua le jeune marié, dont la mine virait à celle du chien battu.
— Les joies de l’organisation du mariage.
— Je saurai te les rappeler quand on te passera la corde au cou.
— Crois-moi, ça n’arrivera pas de si… Attends, mais je rêve !
L’attention de Jacques se fixa brusquement sur un point précis au milieu des invités. Adam eut beau regarder dans la même direction, il ne vit rien qui fût digne d’un aussi grand intérêt.
— Quoi ? interrogea-t-il, piqué par la curiosité.
— Ce n’est pas un macaron qu’il est en train de manger ?
En faisant un gros effort pour se rappeler à quoi pouvait ressembler ce fichu gâteau, le tout jeune marié balaya la foule d’un regard acéré. Comme il mettait un certain temps à réagir, son voisin pointa discrètement le doigt en direction d’un homme en particulier. Même à cette distance, impossible de manquer le fait que l’inconnu tenait effectivement un macaron dans sa main.
— Eh bien voilà, mon ami, lâcha Adam avec soulagement, je crois que nous avons élucidé l’affaire. Allons lui demander où il se l’est procuré.
— Invité par ta famille, ou celle d’Apolline ? questionna Jacques en lui emboîtant le pas.
— Les deux.
Une fois à la hauteur de sa cible, Adam afficha un sourire mondain impeccable.
— Bonjour, maître Fauconnier, entama-t-il. Je suis heureux que vous ayez pu venir.
— Évariste, corrigea l’invité. Et je n’aurais raté cet événement pour rien au monde. Je n’ai pas eu l’occasion de vous féliciter à l’église, alors laissez-moi le faire maintenant : toutes mes félicitations à vous et à votre charmante épouse. Je vous souhaite un immense bonheur à tous les deux.
— Merci beaucoup. Je vous présente mon meilleur ami, Jacques Menestrel. Jacques, Maî… Évariste Fauconnier, un ami de la famille qui, de plus, se trouve être notre notaire. Il s’est occupé du contrat de mariage.
— Ah, je vois, enchanté de vous rencontrer, salua Jacques.
— Vous allez sûrement trouver ma question un peu idiote, mais puis-je vous demander où vous avez mis la main ce macaron ?
— Oh, l’affaire des macarons, résuma le notaire d’un air entendu qui surprit beaucoup ses interlocuteurs.
— Comment savez-vous qu’il y a une affaire ? s’étonna Jacques.
— Sans grand mérite. Votre mère, Adam, a résumé l’incident à toute l’assemblée, et, en allant régler un problème à l’accueil, j’ai remarqué qu’une énorme pièce montée faite de macarons avait été portée dans la salle du dîner. J’ai supposé qu’ils avaient confondu vin d’honneur et réception du soir, car on ne sert pas ce genre de dessert à un repas de noces, n’est-ce pas ?
Les deux jeunes hommes échangèrent un regard dubitatif. Ils ignoraient totalement le protocole de bienséance à tenir en matière de pâtisseries. Aussi le crurent-ils sur parole.
— Ne vous inquiétez pas, rassura Évariste, dès que votre maître de cérémonie aura constaté le problème, il la fera rapatrier ici.
— Comme souvent, nota Adam avec un immense sourire, il suffit de vous demander. Voilà qui va sauver le mariage.
— Le diable se cache souvent dans les sucreries, mon ami, ironisa le notaire avec un air mystérieux.
Jacques et Adam prirent congé du notaire le cœur bien plus léger. Le drame ayant été évité, ils décidèrent d’aller se servir un verre. Ils remontèrent vers les serveurs, en se frayant difficilement un chemin dans la foule des personnes qui submergeaient le marié de félicitations. Alors qu’ils avaient presque atteint le bar, ils furent arrêtés par Lucette Bartoli, la tante de la mariée. Malgré le fard à joues bien trop rose pour être élégant, elle était étonnamment pâle.
— Adam, mon garçon, articula-t-elle avec une grande difficulté et comme si son souffle ne parvenait pas à se caler sur sa voix, il… il faut que tu me suives. Il… Il y a un problème.
Le jeune homme ne put s’empêcher de lever les yeux au ciel. Sa famille et celle de sa femme partageaient toutes deux un sens aigu du drame et de la mise en scène. Parfois, cela pouvait être distrayant, de temps en temps, c’était drôle, mais le plus souvent cela usait les nerfs.
— Je vous assure que tout va bien, maintenant. L’incident des macarons est clos. Jacques et moi nous en sommes occupés.
Lucette ne sembla pas comprendre de quoi il parlait. Pire, la réponse de son neveu par alliance la plongea dans un profond malaise. Sa lèvre trembla comme si elle s’apprêtait à pleurer.
— Qu’y a-t-il ? interrogea Adam, soudain très inquiet.
— C’est… C’est Apolline…
— Eh bien, quoi ? Apolline ?
— Il s’est passé une chose horrible… Elle…
Brutalement secouée par un sanglot irrépressible, la tante ne put délivrer l’information cruciale, ce qu’elle avait pourtant juré de faire.