7 juin 1951, Neuchâtel, résidence des Galland, 17 h 30
Dans le travail d’enquêteur, on sous-estimait toujours la quantité de pâtisseries ingurgitées par affaire. On pensait volontiers aux pièges, aux coups de feu, aux tentatives de meurtre, aux chantages, mais plus rarement aux sablés à la banane et aux tartes Tatin. Chaque audition de témoin, de coupable ou de suspect allait presque à tous les coups de pair avec des mignardises plus ou moins réussies et plus ou moins exotiques. Et plus la personne culpabilisait, plus elle offrait de gâteaux. Il s’agissait de la première étape dans la prise de contact social, celle qu’on ne pouvait rater sans attirer immédiatement la suspicion et les doutes. Donc, de plus ou moins bonne grâce, tout le monde se soumettait à ce rituel.
Tandis que cette fois Isabeau ne faisait que semblant de prendre des notes, il eut tout le loisir d’apprécier l’énième assiette de gâteaux que les Galland avaient spécialement sortis pour eux. L’entrevue se révéla un peu plus délicate à manier, car le babillage d’Odette avait eu le temps de frapper. Contrairement aux Duvanel, dont l’ego social n’aurait pas supporté de frayer avec les autres humains au salon vert, les Galland étaient des habitués de l’hôtel. Cela expliqua qu’à l’inverse des parents des jumelles qui ignoraient tout de l’arrivée des enquêteurs, les Galland n’ignoraient rien des problèmes de Louise et de la raison de la présence de deux étrangers à Neuchâtel venus tenter de la tirer d’affaire. Il avait donc a fallu trouver un nouveau prétexte pour les interroger, et, surtout, ne pas échouer cette fois à pouvoir questionner l’enfant. Si possible, hors de la présence des parents.
La stratégie choisie devait se jouer sur le terrain de la semi-vérité ou du demi-mensonge, selon le degré de déni moral adopté. Faute de pouvoir jouer un nouveau rôle, Évariste avait décidé de ne mentir qu’à moitié aux Galland, qui, de plus et à la différence des Duvanel, avaient l’air un peu moins endoctrinés par la fondation.
Dès le départ, l’enquêteur avait donc annoncé que son enquête auprès des familles consistait à vérifier qu’il n’y avait eu aucun problème particulier de protocole dans la prise en charge des patients. Bien que les Galland n’aient pas dissimulé leur admiration sans bornes pour le professionnalisme du père Martin, lequel leur avait suggéré de faire admettre leur fils, le bien-être de ce dernier semblait rester leur priorité. La mère du petit Henri, une femme robuste un peu rustre avec très peu de cheveux, n’avait pas caché son angoisse à la simple évocation du mot« problème ».
La mine pâle et les yeux plissés comme un rongeur nocturne coincé dehors au lever du soleil, elle mit un certain temps avant de prendre la parole :
— Mais devons-nous nous inquiéter ? Est-ce qu’il y a eu des cas où il s’était produit des problèmes ?
— À ce stade, madame, il s’agit d’un simple travail de vérification, mais puisque vous n’ignorez pas le drame qui a frappé les membres du personnel de la fondation à Venise, nous sommes obligés de ne laisser aucun détail de côté afin d’aider notre amie.
— Je suis désolée, mais j’ai vraiment beaucoup de mal à croire que des personnes de la fondation, de grands professionnels, puissent avoir fait du mal à qui que ce soit.
— Aviez-vous eu affaire à l’une des personnes qui sont mortes à Venise ?
— Oui, deux. Le docteur Poquelin, et madame Sachedieu. Ils s’occupent… s’occupaient d’Henri, et nous avons reçu un courrier nous indiquant que, suite à leur décès, d’autres professionnels allaient prendre le relais.
— C’est la fondation qui vous a donc contactés ?
— Oui, dès que la nouvelle de leur mort a été rendue officielle, madame Lavoisier a prévenu tous les patients ainsi que leurs familles. Mais comme nous connaissons bien le père Martin, nous avions déjà eu l’information peu de temps avant. En fait, dès qu’il est rentré d’Italie.
— J’ai l’impression que le père Martin jouit d’une grande renommée à Neuchâtel.
— Eh bien, il est très présent au sein de la communauté. Il est membre de presque toutes les associations de quartier. Après la guerre, beaucoup de familles ont pu compter sur son soutien. C’est un homme totalement dédié à Dieu et à son prochain, il donne sans se ménager.
— Et donc, c’est lui qui vous a suggéré de placer votre fils, Henri ?
— C’est exact.
— Puis-je me permettre de vous demander de quoi souffre votre enfant ?
— D’insomnie chronique.
Évariste marqua une légère pause, qu’Isabeau sut décrypter sans difficulté. L’enquêteur reprit sur le même ton :
— Et comment le père Martin, ce saint homme, en est-il venu à vous faire cette proposition ?
— À la sortie de la messe dominicale, il anime des groupes de parole sur différents thèmes qui, souvent, traitent de la parentalité ou des familles. Comme c’est un homme très intuitif, je crois qu’il a vite compris notre détresse concernant les problèmes de sommeil de notre fils. Il nous a alors parlé du travail de la fondation. En toute honnêteté, mon époux et moi ne nous étions jamais trop intéressés à cet établissement.
— Ah oui ?
— Mais nous faisions confiance au père Martin, alors nous avons testé. Je dois dire qu’à cette époque, il ne nous restait plus guère d’autres options, de toute façon.
— Madame, accepteriez-vous que nous posions quelques questions à Henri ?
La femme interrogea son époux muet du regard. L’homme ne donnait pas particulièrement l’impression d’être passionné par la conversation. Isabeau et Évariste ne surent comment traduire son apathie en réponse claire, au contraire de son épouse, qui enchaîna :
— Oui, bien sûr. Je vais vous conduire dans le jardin, derrière la maison. C’est là qu’il joue, la plupart du temps.
Évariste et Isabeau eurent du mal à cacher leur soulagement face au manque de méfiance de ces parents qui venaient, en substance, d’accepter que de parfaits inconnus vaguement recommandés par Odette discutent avec leur fils de sujets personnels et délicats. Isabeau mit ça sur le compte de l’admiration que l’hôtelière vouait à Évariste et qui avait dû lui faire chanter ses louanges à qui passait près du salon vert. Une fois sur le seuil de la porte qui menait à un minuscule jardin tout en longueur coincé entre les deux murs en pierre des maisons voisines, Évariste s’apprêta à demander à interroger seul l’enfant. Effort inutile, car madame Galland disparut très vite pour vaquer à des occupations sans doute plus importantes que celle d’écouter ce que son fils pouvait avoir à dire.
— Il va vraiment falloir que nous ayons une discussion avec ce saint Martin, annonça Évariste.
— Et ça va sûrement bien se passer, ironisa Isabeau. S’il est aussi dissimulateur qu’on le suppose d’après les dires de Louise et du dingue de la forêt, il devrait nous livrer un spectacle de choix.
— Armand.
— Le dingue.
— Ce que vous pouvez être rancunier, c’est incroyable. Ne vous inquiétez pas pour le père Parfait, recruteur d’enfants, s’il ne veut pas se montrer franc, je saurai être convaincant.
Une vive lueur traversa la pupille d’Évariste, et Isabeau savait que cela n’augurait rien de bon pour l’homme d’Église. Si l’enquêteur savait manier le velours pour obtenir ce qu’il voulait par la douceur, il pouvait tout aussi bien agiter le bâton quand l’extraction demandait la force.
— Allez-y, enjoignit Évariste.
—Quoi ?
— Parlez-lui. Cuisinez-le.
— Alors d’abord, on ne cuisine pas un enfant, et ensuite, pourquoi moi, spécialement ?
— Parce que justement vous pensez qu’on ne peut pas cuisiner un enfant, et puis, c’est votre truc, les enfants. On en a déjà parlé. Vos trous de mémoire sont épuisants.
— Ils le seraient moins si vous reteniez mes réponses du premier coup. Ce n’est pas plus mon truc que vous.
— D’accord. Mais comme ce n’est pas le mien, c’est forcément le vôtre.
Isabeau poussa un soupir monumental, autant par lassitude que par révolte. Il fit quelques pas en direction de l’enfant, qui devait avoisiner les douze ans et qui jouait à genoux sur une pelouse mal entretenue.
— Parlez-lui bien du prêtre, interrompit Évariste.
— Oui, j’ai compris. Vous me permettez d’y aller un peu en douceur ?
— C’est vous le romantique, tacla l’enquêteur en prenant appui sur l’embrasure de porte.
Une fois à la hauteur du garçon qui chargeait des pelletées de terre dans une sorte de véhicule-benne en bois, le jeune homme s’accroupit.
— Bonjour Henri, je m’appelle Isabeau. Est-ce que tu veux bien que nous parlions un peu, tous les deux ?
— Isabeau, c’est pas un prénom de fille ? demanda Henri en tournant de grands yeux naïfs et fragiles vers son interlocuteur.
— Si.
— Mais, vous êtes un garçon.
— Aux dernières nouvelles.
La logique échappait ostensiblement à l’enfant.
— On vous a donné un prénom de fille ? insista-t-il.
— Oui.
— Mais pourquoi ?
— Je n’en ai aucune idée, je n’ai pas connu mes parents. Disons que ça fait mon originalité.
— Ça a dû être dur, souffla le garçon avec une pointe d’admiration, comme s’il observait un survivant.
— Parfois, sourit Isabeau. Tu veux bien me dire comment ça se passe quand tu vas à la fondation ?
Le visage potelé et cerclé d’une chevelure blonde d’angelot d’Henri se crispa, et le garçon détourna les yeux.
— Quelle subtilité, commenta de loin Évariste.
— Deux minutes, répliqua Isabeau. Votre présence le perturbe.
— Mon ami, vous faites de la mauvaise foi un art véritable.
Isabeau s’assit et chargea une motte de terre dans le camion en bois.
— Tu as une idée de la raison pour laquelle nous sommes là ? demanda-t-il tout en feignant de ne s’intéresser qu’au jouet.
— Non.
— Pour vous protéger.
— Nous ?
— Oui. Lucie, Élisée, Armand et toi. Nous sommes là pour vous. Pas pour vos parents, pas pour la fondation, juste pour vous. On s’en fiche de ce que nous disent les adultes, tu vois, parce qu’en réalité, ils ne comptent pas. Eux, ils sont grands, ils parlent quand ils veulent, comme ils veulent, et les autres les écoutent. Et si ce n’est pas le cas, alors ils peuvent toujours parler plus fort. Ils n’ont besoin de personne. Mais les enfants, c’est différent, n’est-ce pas ? Vous avez beau hurler, il y a rarement quelqu’un qui vous écoute. À leurs yeux, vos problèmes ne sont jamais graves. J’ai raison ?
Aussi figé que son jouet en bois, l’enfant dévisageait Isabeau, mais il était impossible de décrypter ce qui se jouait derrière la vitre de son regard.
— Alors voilà, poursuivit Isabeau avec douceur, tu vois l’homme derrière moi qui n’a pas l’air sympathique ?
Henri jeta un œil méfiant en direction d’Évariste.
— Son travail, c’est d’écouter ceux qu’on n’entend pas. Et il n’a pas l’air comme ça, mais il est très doué dans ce domaine. Ensuite, il fait en sorte de régler leurs problèmes. Comme ça, sans que les adultes le sachent, parce que ça ne les regarde pas. Élisée, Lucie, Armand et toi, vous pouvez nous utiliser comme des armes, ou des boucliers, et personne d’autre n’en saura jamais rien. Mais on a besoin de vous, vous devez nous diriger. Tu as le contrôle, Henri, tu as le contrôle de ce que nous allons faire pour toi, maintenant. Élisée et Lucie s’inquiètent, et elles ont peur. Tout comme Armand. Ils nous ont dit que des choses étranges et anormales se déroulaient à la fondation. Nous allons faire cesser tout ça, mais il faut que tu nous aides. Est-ce qu’ils disent la vérité ?
Le garçon se rembrunit. Ses yeux se mirent à luire tandis qu’il piquait le sol avec l’extrémité de sa pelle comme un geste répétitif et rassurant. Plus personne ne prononça un seul mot, et le silence envahit le jardin, dont la lumière sembla faiblir. Le ciel s’alourdit, en nappant d’une nuance grisâtre sale tout ce qu’il surplombait. Le temps parut s’altérer, plus une étincelle de vie ne faisait se mouvoir le décor. L’instant s’étira, mais aucune des trois personnes présentes n’était décidée à troubler le moment.
Et puis la respiration d’Henri se fit sifflante et interrompit le silence.
— Est-ce que c’est vrai ? réitéra Isabeau, qui sentait qu’une faille venait de fendre la carapace du garçon. Si tu veux, mon ami et moi repartons, et tu ne nous reverras plus. Il n’y a aucune obligation. Mais si tu penses que nous pouvons t’être utiles, je t’en prie, parle-moi.
— Lucie et Élisée…, marmonna le garçon d’une voix sourde.
— Oui ?
— Elles mentent pas.
— Je sais. Qui à la fondation t’a fait du mal ?
Des larmes silencieuses roulèrent sur les joues rebondies d’Henri.
— Plein de gens.
— Des médecins, des infirmières ?
Il opina.
— Tu peux m’expliquer comment ils te font mal ?
— Ils… Ils…, renifla Henri, ils mettent des choses… en nous. Dans les yeux, les oreilles. Ça fait mal.
— Des choses ? répéta Isabeau, une ombre éteignant l’éclat de son visage.
— Des grosses aiguilles. Ça fait mal, mais ils disent que c’est pour notre bien. Après, ils mettent de la musique, toujours la même chanson, et ils nous forcent à regarder des objets et des images qu’on comprend pas.
— Ils vous forcent ?
— Ils collent nos yeux pour qu’ils restent toujours ouverts. Et des fois… des fois, ils nous touchent.
Les muscles de la mâchoire d’Isabeau se murent sous sa peau, et ses yeux s’éclairèrent d’un feu intense.
— Où ? demanda-t-il, crispé.
— Sur le ventre, et dans le dos. Ils enfoncent leurs doigts, et ça fait tellement mal. Et après, ça s’arrête quand ils n’appuient plus. On pleure, mais ils font comme s’ils n’entendaient pas. Des fois, ils nous mettent des produits dans les bras, ça sent comme le savon et ça brûle partout. Des fois aussi, ils nous demandent de quoi on a le plus peur, et après ils le font. Si on a peur des serpents, ils nous en mettent plein dessus. On dit plus rien, sauf qu’ils arrivent toujours à nous faire parler. Et…
Un sanglot interrompit Henri, qui, du haut de ses douze ans, luttait pourtant de toutes ses forces pour ne pas pleurer. Isabeau tourna un visage creusé de colère en direction d’Évariste. Ce dernier lui répondit par une expression compatissante et bienveillante. Le jeune homme soupira, passa la main devant sa bouche, puis se fit violence pour poursuivre la conversation sur un ton aussi neutre que possible.
— Je suis là, pour toi, murmura-t-il en posant une main réconfortante sur le bras du garçon.
— Ils… Ils sont plus méchants avec certains. Ceux qui dorment là-bas. Des fois, ils disparaissent longtemps. Et quand on les revoit, ils sont bizarres.
— Comment ça ?
— Ils sont plus là… dans leur tête. Il n’y a plus rien. Comme Armand. Il n’est plus là, non ?
Isabeau ne trouva aucune bonne réponse à lui donner. En se souvenant du regard vide et absent du jeune homme dans les bois, il trouva qu’Henri se montrait d’une grande perspicacité, pour un enfant si jeune. Une caractéristique typique de la maltraitance : ou on sombre, ou on devient adulte du jour au lendemain. Et après, il ne reste que des enfants au cœur fatigué d’adultes.
— Henri, est-ce que tu connais le père Martin ?
La réaction de l’enfant fut brutale et immédiate. Son corps se mit à trembler, et il devint si pâle qu’Isabeau crut voir ses muscles faciaux et tout son système veineux à travers sa peau lisse.
— Tout va bien, rassura le jeune homme. Je te l’ai dit, nous sommes là pour toi. Il ne t’arrivera rien, personne ne saura jamais ce qui s’est dit ici. T’a-t-il fait du mal ?
— Il en a rien à faire de Dieu ! répondit Henri en laissant exploser une colère refoulée. Il aime qu’on crie. Il dit que c’est bien, qu’on est des gentils enfants quand on a mal. Si c’est ça être avec Dieu, alors c’est quoi le travail du diable ?
— Sais-tu pourquoi ils vous font tout ça ?
Henri secoua la tête de gauche à droite.
— Ils ne vous disent rien ?
— Ça arrive qu’ils disent qu’on est importants. Mais en quoi c’est important d’avoir mal ? Après, ils parlent à nos familles, tout le temps. Le père Martin, je sais pas pourquoi, tout le monde l’aime. Et nous, personne ne nous croit. Armand, il a essayé de parler, et c’est pire. Il a fini dans la forêt. Nous, personne ne nous écoute. Non, personne, nulle part.
— Jusqu’à aujourd’hui, Henri. Moi, je te vois, je t’entends, et je t’écoute.