1er juin 1951, Neuchâtel, fondation Sorel, 10 h
Dans les longs couloirs du deuxième étage, Louise marchait vite et rasait les murs. Ralentissant quand elle entendait du bruit, se dissimulant derrière l’angle d’un mur afin d’éviter de croiser d’autres collègues, elle faisait visiblement tout pour sortir de la fondation sans être repérée. Ce n’était pas une affaire aisée, car, à 10 heures, les bureaux étaient en effervescence. Tandis qu’elle atteignait enfin le haut du grand escalier, lequel l’amènerait dans le hall de la verrière, puis à la sortie, elle entendit dans son dos :
— Louise ?
Celle-ci grimaça de la même façon qu’après avoir entendu le bruit d’une craie sur un tableau noir ou celui de la fraise d’un dentiste. Elle pivota et se para de son plus beau sourire factice :
— Thérèse, bonjour, salua-t-elle en serrant la poignée de sa mallette en cuir marron clair.
L’intendante de la fondation balaya d’un regard de juge d’application des peines la silhouette de Louise. Vêtue d’une gabardine beige et de gants assortis, celle-ci ne pouvait nier être sur le point de sortir.
— Je suis très surprise, confia Thérèse, il est un peu tôt pour aller déjeuner.
Louise se figea.
— Je suis d’accord, c’est pourquoi je ne sors pas pour déjeuner, s’efforça-t-elle de répondre avec détachement, même si le léger tremblement de ses mains trahissait son stress.
— Bien. Alors pourquoi sortez-vous ?
— Le docteur Loiseau m’a demandé de me rendre en ville chez les parents d’un patient afin de leur faire signer en urgence la fiche de consentement pour le protocole de l’imagerie relaxante. J’ignore ce qu’il s’est passé, mais il m’a été impossible de remettre la main sur cette fiche. Elle a dû se perdre entre les services.
— C’est sûrement ce qu’elle a dû faire, persifla son interlocutrice sans cacher sa suspicion. Il ne faudrait pas que cela se reproduise trop souvent, eu égard aux assurances. De plus, on ne dérange pas inutilement les gens du fait de notre incompétence.
— Je pense que cela restera exceptionnel.
— Mademoiselle Lavoisier ? interpella l’hôtesse d’accueil, alors que celle-ci gravissait les marches de l’escalier comme une star à une remise de prix. Le docteur Monnier souhaite vous voir dès que vous serez disponible.
Thérèse roula des yeux au ciel en signe d’agacement.
— Merci. Allons, Louise, plus vite vous serez partie, plus vite vous pourrez vous remettre au travail.
Ne s’attardant pas pour attendre une réponse qu’elle ne sollicitait pas, la femme éternellement en gris tourna les talons et enfonça sa silhouette austère gainée par un corset, que plus aucune femme ne consentait à porter, dans les méandres des services.
Louise restait tétanisée, tandis que l’hôtesse et elles se dévisageaient sans trop savoir quoi dire. Finalement, la jeune femme redescendit à son poste sans prononcer un mot. Louise dégringola les marches en direction de la sortie. Dès qu’elle fut dans sa voiture, elle fit gronder le moteur et démarra en trombe. Vingt minutes plus tard, elle se trouvait au lieu de rendez-vous : un petit café situé place des Halles. Elle remarqua vite la présence d’Évariste et d’Isabeau, qui profitaient d’une belle fin de matinée pour prendre le soleil à la terrasse. Quand l’enquêteur l’aperçut, il la gratifia d’un sourire charmant, bien que toujours trop espiègle pour être honnête, et tira sur son chapeau noir pour la saluer. Plongé dans ses notes, Isabeau ne la remarqua pas tout de suite, mais quand ce fut fait, il l’accueillit avec la même chaleur, à ceci près qu’il y ajoutait sa pointe d’innocence.
Quelques promeneurs s’extasiaient sur l’architecture du XVIIIe siècle qu’ils pouvaient admirer sur les façades, tandis que la maison des Halles se pavanait sous leurs yeux en jetant à leur vue sa tourelle en encorbellement du XVIe siècle et ses portes décorées des armes des Orléans-Longuevilles, princes de Neuchâtel. Les températures approchaient les vingt-cinq degrés, ce qui gonflait de bonheur les propriétaires des cafés et restaurants de la place. La journée s’annonçait bonne à tous les points de vue.
Quand Louise s’assit à la table des hommes, un serveur lui demanda presque aussitôt ce qui lui ferait plaisir. Elle commanda un café et, dès qu’on le lui servit, elle l’avala presque d’une traite avant de tendre sa serviette à Évariste.
— Le dossier d’Élisée Duvanel que vous avez demandé se trouve à l’intérieur, déclara-t-elle en humidifiant ses mains de crème.
— Vous avez eu du mal à vous le procurer, j’imagine, supposa Évariste tout en sortant la pochette cartonnée.
— Étrangement, oui. Comment le savez-vous ?
— Une intuition. Où était-il ?
— Dans le bureau de mademoiselle Lavoisier.
Évariste jeta un œil brillant en direction d’Isabeau.
— Elle supervise le personnel, n’est-ce pas ?
— C’est exact. Pour respirer, nous devons tous lui demander l’autorisation. Normalement, elle ne s’occupe pas des prises en charge des patients.
— Aviez-vous une copie de ce dossier ?
— Non.
— Pourtant, vous centralisez bien tous les dossiers de prise en charge ?
— Absolument.
— Parfait.
Louise tiqua.
— Vous trouvez ?
— Toute chose anormale qui se produit dans une procédure bien huilée révèle une information.
— Et quel genre d’information ?
— Que la fondation nous cache des patients. Et, plus important, pourquoi nous les cache-t-elle, et vous les cache-t-elle ? Vous nous avez dit que vous aviez un rapport particulier avec les pensionnaires parce que, toutes les semaines, ils doivent venir vous voir et valider leurs progrès.
Louise acquiesça, tout en avalant un deuxième café, suspendue aux lèvres de l’enquêteur.
— Avez-vous eu l’occasion de recevoir des enfants ?
La femme arrondit les yeux.
— Des enfants ? Heu… eh bien, quelques-uns.
— Combien ?
— Je ne sais pas trop, je dirais quatre, peut-être cinq. Mais pour être franche, il s’agissait plutôt d’adolescents.
— Avez-vous rencontré Élisée ?
— Non.
— Et Armand Vochez ?
Louise réfléchit.
— Ça ne me dit rien. Enfin, je gère beaucoup de dossiers, je ne suis pas sûre d’être en mesure de retenir tous les noms.
Évariste laissa filer un instant de silence, qu’il mit à profit pour lire le dossier d’Élisée. Louise l’observait avec insistance.
— Vous pensez que certains patients échappent au circuit normal d’admission ?
— Eh bien, au moins une.
— Il se peut qu’elle jouisse d’un passe-droit, suggéra Louise en réfléchissant à voix haute. Il y a une liste d’attente longue comme le bras pour entrer à la fondation. Peut-être que la direction fait passer certains dossiers plus intéressants que d’autres sur le haut de la pile et se garde de me les donner, car je m’en rendrais compte.
— Quand bien même, auriez-vous la possibilité de les refuser ?
— Non. Je… Je ferais ce qu’on me dit de faire.
— En tout cas, le dossier de cette Élisée est fort intéressant.
— Ah oui ?
— Oui. Il n’y a rien dedans.
— Rien ?
— En tout cas, pas de quoi justifier un suivi dans un institut hautement qualifié pour les troubles du comportement.
Évariste tendit le dossier à Isabeau, qui s’empressa de le lire.
— Une dernière question, ma chère : y a-t-il une vraie querelle entre les religieux présents sur le site et les laïcs ?
Louise ne put cacher son étonnement.
— Eh bien, on ne peut rien vous cacher, à vous. Monsieur Alvisio et monsieur Barbier, surtout. Ils sont en désaccord sur à peu près tout. Il faut dire que le père Martin n’est pas quelqu’un de très sympathique, et je crois que Barbier ne cautionne ni ses méthodes ni le personnage.
— Quelle est la fonction de ce prêtre au sein de la fondation ?
— Il est les yeux et les oreilles de Monsieur Alvisio, et comme il a une formation médicale, il prend part au suivi des patients et à la définition des protocoles appliqués à certains cas. En outre, il a la confiance des familles, qui se confient beaucoup à lui. Les médecins ne l’aiment pas vraiment non plus, ils pensent qu’il influence trop les parents des patients. Il faut dire qu’il est très religieux, et c’est souvent en contradiction avec le travail scientifique. Le problème est que l’Institut des œuvres religieuses finance en très grande partie notre budget, alors on est obligés de les supporter, même si on en a souvent marre qu’ils nous citent Dieu à tout bout de champ. Dieu n’a rien à voir avec la science et le progrès.
— Vous me confirmez que tous vos collègues morts à Venise étaient des non-religieux ?
— À ma connaissance, oui. Pourquoi cette question ?
— Je l’ignore encore.
Évariste fit signe au serveur de leur apporter les mêmes boissons.
— Il faut que nous allions interroger les parents de cette Élisée, conclut-il.
— Pour cela, il nous faut une raison valable, rappela Isabeau.
— Louise, y a-t-il une situation crédible qui pourrait pousser des personnes de la fondation à se rendre chez la famille d’un patient pour les questionner sur leur enfant et sa maladie ?
— Crédible…, répéta Louise en se concentrant. Peut-être… Il y a deux ans, la fondation a commandé un audit qui consistait à interroger les familles des patients sur la façon dont avait été pris en charge l’un de leurs membres. Au départ, c’était pour jauger la satisfaction des clients, mais leurs témoignages ont surtout servi d’arguments de publicité pour enrichir la brochure de présentation. Vous pourriez vous faire passer pour de tels enquêteurs. Vous n’aurez qu’à vous servir du badge que vous a donné Jacques. La plupart des gens ne sont pas très observateurs.
— Excellente stratégie, Louise, sourit Évariste sans cacher son excitation.
— C’est que… Enfin, c’est important pour moi de me sentir utile, vous comprenez.
— Vous l’êtes. N’est-ce pas qu’elle est, Isabeau ?
— Oui, bien qu’à mon sens vous n’ayez pas à être utile. Vous n’êtes pas un appareil ménager.
— Ne l’écoutez pas, personne ne saisit jamais le sens de ses métaphores, ironisa l’enquêteur.
Louise prit congé d’eux. Il lui fallait aussi replacer le dossier là où il était le plus vite possible pour éviter que Thérèse Lavoisier ne s’aperçoive de sa disparition.
Évariste et Isabeau rentrèrent à l’hôtel afin de contacter les parents d’Élisée, dont les coordonnées téléphoniques figuraient dans le dossier transmis par Louise. Isabeau ne se lassait jamais de voir Évariste jouer des rôles et mentir afin de pouvoir interroger des personnes qui ne se seraient jamais laissé questionner en temps normal. C’était un autre de ses dons : réussir à donner l’argument qu’attend l’interlocuteur pour fléchir son indécision. Comme un radar à failles. Dès qu’Évariste prononça les mots« bien-être » et« Élisée » dans la même phrase, le père fut délesté de toute méfiance. La voix de velours et l’impeccable diction tintée de snobisme d’Évariste amadouaient n’importe quelle réticence.
Au bout de dix minutes, l’affaire était dans le sac : ils avaient rendez-vous avec les Duvanel à 18 heures.
La demeure des Duvanel se trouvait non loin du château de Neuchâtel. C’était une imposante propriété en pierre claire dont l’architecture massive rappelait celle des demeures seigneuriales du XVIIIe siècle. Au cours de son année d’apprentissage auprès d’Évariste, Isabeau avait vu quantité de maisons impressionnantes, mais, même après tant de merveilles contemplées aux quatre coins de l’Europe, il était toujours autant fasciné par l’histoire de l’architecture. Il pouvait dévorer des piles de livres expliquant comment les bâtisseurs s’y prenaient pour contrecarrer les plans du dieu Apesanteur. Et jamais il ne s’en lassait.
Un majordome les accueillit avec une courtoisie parfaitement huilée et les dirigea vers un salon à la décoration assez rustique. La pièce créée tout en longueur accumulait un mobilier de différentes décennies, sans doute hérité des générations précédentes. L’ensemble ressemblait plus à un musée qu’à une habitation chaleureuse et douillette.
Quand il aperçut le couple Duvanel, Isabeau se dit qu’ils étaient parfaitement assortis au décor. Ils concentraient toutes les caractéristiques des châtelains pris dans la poussière du temps. Figés, sclérosés. Ni d’une autre époque, ni de celle-ci. Madame, une femme sèche et grande au maniérisme prononcé, occupait l’espace comme le rang qu’elle imaginait posséder encore. Ses cheveux blonds un peu fades étaient ramassés dans un chignon strict si serré qu’il lui lissait les rides aux coins des yeux. Monsieur, quant à lui, un grand gaillard solide à l’aspect du seigneur chasseur, avait l’air plus affable.
Le regard d’Isabeau détaillait chaque recoin de l’immense salle qui mélangeait les trophées de chasse aussi bien que les napperons en dentelle. Soudain, son attention fut attirée par une vision qui crispa ses membres. Sur la gauche, dans l’embrasure d’une porte qui devait donner sur un couloir étroit coincé entre deux pièces, une jeune fille se tenait droite, le corps à moitié dissimulé par le mur. Cheveux blond clair, peau pâle et robe crème, pas de doute, il s’agissait de la fille qu’il avait vue dans les rues de Neuchâtel le soir de son arrivée. Celle qui lui avait fait ce joli petit tour de magie.
— Je trouve très appréciable que la fondation vienne vérifier par elle-même le ressenti de ses clients. C’est une démarche que de nombreuses structures devraient avoir, entama Madame en arrondissant les syllabes afin qu’elles remplissent toute sa bouche.
— L’avis de ceux qui vivent nos services au plus près est essentiel pour nous permettre de nous améliorer, mentit Évariste avec aplomb.
— Marcel Sorel est un saint homme, affirma-t-elle avec ferveur. Quand on pense à ce qu’il a traversé… Cela aurait brisé n’importe quelle autre personne. Mais lui en a fait une force, et il dédie maintenant sa vie à réparer les ravages de cette guerre.
— Vous parlez de son fils ?
— Albert… Mort dans les camps comme tant d’autres, soupira-t-elle. Je trouve admirable qu’il ait fait de ce deuil affreux quelque chose d’aussi beau que la fondation.
— René Barbier lui a été d’un grand secours, intervint son époux d’une voix brisée par l’abus de nicotine.
— Ils sont proches, c’est évident, bluffa Évariste.
— C’est un miracle que René se soit sorti de ces camps de la mort.
— Ils rendaient rarement leurs prisonniers, renchérit l’enquêteur.
— René est une force de la nature. C’est un ancien militaire, cela l’a sans doute aidé, au contraire d’Albert.
— Vous l’avez connu ?
— Non, les Sorel ne sont pas d’ici. Je ne fais que rapporter ce que j’ai pu entendre. Alors, que voulez-vous savoir ?
— Depuis combien de temps votre fille est-elle suivie par la fondation ? interrogea Évariste en faisant mine de remplir un dossier que venait de lui tendre Isabeau.
Madame et monsieur échangèrent un regard étonné :
— « Notre fille » ? répéta la femme. Vous voulez dire nos filles ?
Évariste jeta un rapide coup d’œil à Isabeau, avant de reprendre, sans ciller :
— Oui, pardon, vos filles.
— Eh bien, Élisée et Lucie ont intégré la fondation il y a presque quatre ans, maintenant. Cela leur a fait tellement de bien, n’est-ce pas, mon aimé ?
Son époux acquiesça avec vigueur avant de se concentrer sur le bourrage de sa pipe.
— Pouvez-vous nous rappeler les raisons qui vous ont amenés à les faire suivre chez nous ?
— Eh bien, il nous semblait qu’elles étaient un peu dissipées. Elles n’arrivaient pas à se concentrer longtemps sur une tâche, et avaient tendance à rejeter toute forme d’autorité. Nous avions bien du mal à leur inculquer certaines valeurs. Celles qui conviennent à des jeunes filles de bonne famille. Nous étions assez désemparés.
— Le père Martin nous a été d’un grand secours, intervint monsieur Duvanel. C’est grâce à lui que le diagnostic a pu être posé.
— Le diagnostic ? répéta Évariste.
— Qu’elles étaient dissipées, répondit Madame sur un ton d’évidence.
Isabeau ne put retenir un toussotement. Dans l’embrasure, la jeune fille le fixait toujours avec cette même inexplicable intensité. Et soudain, comme si l’image se dédoublait, ou qu’un miroir avait surgi, une autre jeune fille en tout point semblable à la première apparut à ses côtés.
Des jumelles…
Le jeune homme sourit discrètement en repensant au fait que le tour de passe-passe réalisé le premier soir était en réalité le plus vieux du monde. L’une se faisant passer pour l’autre, et inversement. Au moins, il n’avait pas rêvé.
— C’est donc le père Martin qui vous a encouragés à les faire suivre par la fondation ?
— C’est exact. J’avoue que nous avons vécu d’assez loin sa construction. Bien sûr, en tant que notables du canton, nous avions les informations, mais nous regardions cela de façon assez indifférente. Nous serons à jamais reconnaissants au père Martin, grâce à lui notre famille a retrouvé sa concorde. Tout est pour le mieux à présent.
— Si tout est pour le mieux, pourquoi continuer à les faire suivre ?
— Mais à cause du risque de rechute, bien entendu, affirma madame Duvanel. Il faut être très prudent ; à cet âge, leur esprit est si agité, si chaotique.
— Ce sont les médecins qui vous ont mis en garde ?
Évariste et Isabeau remarquèrent que la question paraissait saugrenue et hors de propos à leurs interlocuteurs.
— Vous savez, les médecins…, sous-entendit l’homme. Nous préférons nous en remettre à l’Église. Après tout, ce n’est pas pour rien si c’est elle qui gère la fondation et non les médecins. La science est une chose dangereuse si elle est exercée sans la mesure de la foi. Jamais nous n’aurions accepté de confier nos chères filles à des docteurs sans le contrôle d’hommes d’Église. C’est la raison pour laquelle le traitement marche aussi bien. Il est encadré par des hommes qui ont une vision éclairée du monde.
Isabeau sentit le corps de son mentor se contracter. Le sang devait sans nul doute bouillir dans ses veines et commencer à rôtir ses entrailles.
— Une vision éclairée du monde…, marmonna Évariste en faisant mine d’écrire. Donc, le père Martin vous a conseillé de laisser vos filles continuer le traitement.
— Absolument. D’ailleurs, dites bien dans votre rapport à quel point il fait un travail exceptionnel. Il dépense son temps sans compter pour venir rassurer les parents, en plus de ses obligations sacerdotales.
— D’autres familles ont bénéficié de ses conseils, je suppose.
— Tellement ! Si cela ne tenait qu’à nous, il mériterait une statue. À mon sens, il est employé bien en dessous de ses compétences. Il devrait occuper un poste d’associé.
— Je le note, commenta Évariste, tandis qu’Isabeau lisait par-dessus son épaule le mot« fanatiques » sur son papier. Et nous permettriez-vous de poser quelques questions à vos filles ? En votre présence, bien entendu.
Malgré leurs efforts de bienséance, les époux Duvanel eurent bien du mal à dissimuler leur réticence.
— Eh bien, ça aurait été avec plaisir, mais elles se trouvent actuellement chez leur tante. Elle vit aussi à Neuchâtel, mais elle est assez âgée, et je pense qu’il est un peu tard pour la déranger dans ses habitudes.
— Évidemment. Eh bien, nous avons tout ce qu’il nous faut.
— Nous sommes ravis d’avoir pu vous livrer notre ressenti. Insistez bien sur le fait que nous sommes enchantés du travail que la fondation a fait sur nos filles et que nous ne remercierons jamais assez le père Martin.
— Je suis très doué en prises de notes, tout sera comme vous le voulez, à l’intonation près.
— Vous êtes un homme consciencieux, analysa Madame, cela ne m’étonne pas que la fondation vous emploie.
— On ne cesse de nous répéter que le diable se cache dans les détails, alors que c’est tout le contraire.
— Ah… oui…, hésita la femme en ne saisissant pas l’ironie.
Le majordome prit le relais des châtelains. À peine Isabeau et Évariste eurent-ils passé la porte du couloir qu’il les abandonna à l’entrée de la demeure, comme des paquets dont on se désintéresse. Isabeau ralentit son allure, de sorte à laisser Évariste passer devant lui et prendre de l’avance. Se retournant, il scruta les fenêtres de la demeure, espérant y apercevoir le visage de l’une des fillettes.
— Psssssssssssssssstttt !
Le jeune homme tiqua en entendant quelqu’un l’interpeller tout bas. Il chercha l’origine de la voix. Deux visages parfaitement identiques pointèrent derrière une énorme vasque en pierre. Les jumelles lui firent signe d’approcher.
— Tout est à l’envers là-bas, dit l’une des deux une fois Isabeau à leur hauteur. Il ne faut pas écouter le père Martin. Il n’est pas ce qu’il a l’air.
— Est-ce qu’il vous a fait du mal ?
— Il ne sert pas Dieu, chuchota la seconde fille.
La première se jeta dans les bras d’Isabeau et le serra aussi fort qu’elle put.
— Henri Galland, souffla-t-elle. Il voit les choses, il sait. Henri. Sauvez Henri. Sauvez-nous tous.
En une fraction de seconde, Lucie et Élisée disparurent du champ de vision d’Isabeau comme si elles n’avaient été qu’une apparition, un reste de brouillard auréolé d’un rayon de soleil frappant sa surface.