8 juin 1951, fondation Sorel, 9 h
René Barbier fulminait tant que les veines de son cou et de ses tempes menaçaient d’exploser. Le chef de la sécurité, un homme d’une soixantaine d’années et dépassant à peine le mètre cinquante, n’en menait pas large.
— Vous dites deux hommes ? vociféra René de sa voix tonitruante. Deux hommes, et vous et vos chiens n’avez pas été foutus de les stopper ?
— Nous avons été… pris par surprise…
— C’est vrai que d’ordinaire, on prévient avant de faire un cambriolage !
— C’est que… enfin, c’est un endroit tranquille, normalement. Il n’y a pas de raison de…
— Vous tentez de justifier votre incompétence avec des arguments pathétiques ! Je veux savoir qui étaient ces deux hommes et ce qu’ils emporté avec eux.
— D’après nos premières conclusions, ils auraient peut-être pris des dossiers à l’étage inférieur, mais nous n’en sommes pas certains.
— Et qu’est-ce qui vous empêche de l’être ?
— Je… heu… rien, monsieur. Il faut juste qu’un médecin vienne recenser le contenu des placards et qu’il nous dise exactement ce qu’il manque.
— Alors qu’il le fasse, bon Dieu ! C’est votre priorité, vous entendez !
Ne laissant pas son interlocuteur plaider encore une cause perdue, René tourna les talons et remonta vers le bureau de Sorel, où l’ensemble des cerveaux du conseil d’administration étaient présents. Quand il pénétra dans la pièce, tous les regards se braquèrent dans sa direction.
— Alors ? s’enquit Marcel Sorel. A-t-on du nouveau sur le cambriolage ?
— Vous vous souvenez, quand je vous avais demandé d’augmenter le budget de la sécurité et de faire appel à des professionnels aguerris, plutôt qu’à des policiers retraités et à moitié invalides ?
Sorel passa la main dans ses cheveux :
— Je vous en prie, les reproches ne sont pas constructifs. Que savons-nous ?
— Apparemment, ils ont pris des dossiers dans le sous-sol, annonça Barbier sur un ton grave qui plongea l’assemblée dans un silence de circonstance.
— C’est pas possible, finit par murmurer Delio. Comment ?
— Avec une sécurité de merde, répliqua Barbier.
— Ce que je veux dire, c’est qu’ils n’ont rien fouillé d’autre que cet étage, n’est-ce pas ?
— En tout cas, grâce au chien, ils n’en ont pas eu le temps. Faudra lui filer une augmentation, d’ailleurs, c’est le seul qui a fait son boulot.
— Il n’empêche qu’ils sont allés droit à un étage que très peu ici connaissent, et encore moins ce qu’on y fait, remarqua Marcel, la mine de plus en plus crispée. Ils n’ont pas visé les bureaux, ils ont visé un étage dont on a pris soin de dissimuler la fonction et l’existence. Je pense qu’on peut envisager une fuite.
— Quelqu’un de chez nous ? risqua le père Martin, qui avait pris soin de rester discret jusque-là. Je ne sais pas…
— Comment auraient-ils su où aller et quoi prendre, sinon ? rebondit Sorel.
— Y a-t-il une chance pour que ce soit une coïncidence ? interrogea Delio.
— Comment ça ?
— Eh bien, qu’ils soient tombés sur cette salle de façon fortuite et que… disons intrigués par la configuration des lieux, ils aient voulu voler des documents.
— Trouver par hasard un sous-sol dont l’entrée est cachée par une porte dérobée dans le mur et dont le niveau n’est indiqué sur aucun des plans ? Je ne sais pas, à vue de nez, je dirais aucune. Mais on ne m’écoute jamais, railla Barbier.
— Bon, d’accord, alors il faut réagir, et avancer. Cette affaire tombe au pire moment. Après Venise, nous avons à gérer cette histoire rocambolesque avec Thérèse… il ne manquait plus qu’un cambriolage. J’ai l’impression qu’on nous en veut, mes amis. Quelqu’un s’attaque sciemment à nous. Pourquoi ?
— La famille d’un patient qui trouverait à redire sur les traitements infligés par le père Martin, par exemple ? suggéra Barbier en dévisageant le religieux.
— Mes traitements, comme vous dites, ont toujours garanti la discrétion des patients. Si vous vous intéressiez un peu à mon travail, vous comprendriez qu’aucun d’entre des patients ne dirait rien des protocoles qu’on leur applique.
— N’empêche que vos patients, comme vous dites, passent les week-ends chez eux. Et vous ne savez pas ce qu’il s’y passe. Ou alors il s’agit de l’un de vos collaborateurs ? Ils ne sont peut-être pas aussi consciencieux ni bons que vous.
— Nous les avons triés sur le volet parmi les meilleurs scientifiques.
— Nul n’est infaillible, Delio, intervint Sorel. Il faut que vous mettiez vos services de renseignement sur le coup. Jusque-là, personne n’a relié les morts de Venise au travail de la fondation. Nous avons tous cru que c’était une tragique coïncidence et que l’objectif était d’attaquer la haute société vénitienne, mais au vu de ce qui est en train de se passer, nous devons envisager une attaque contre le projet que nous mettons en place.
— Pourquoi pas la CIA ? Elle a assez mal pris qu’on lui débauche des cerveaux sur lesquels elle avait jeté son dévolu. On sait qu’elle est en concurrence avec nos recherches, nous discréditer lui permettrait de déposer tous les brevets avant nous.
— Elle n’agirait pas autant à découvert, répliqua Barbier. Et puis, la façon dont ils ont fui, le fait qu’ils ne soient que deux, ça sent l’amateurisme derrière l’audace de l’action. Si les hommes de la CIA avaient été dans le coup, ils auraient été au bout de leur entreprise et ne se seraient pas fait surprendre par nos super agents de la sécurité.
— Alors il faut trouver qui, déclara Marcel Sorel, et rapidement ! Nous ne pouvons pas nous permettre un nouveau scandale, alors que nous sommes sur le point d’entamer le cœur de notre projet. Les parents ne doivent pas fuir parce que des documents sensibles auront fuité et auront été mal interprétés par le public.
— Et… pourquoi pas les deux enquêteurs ? suggéra le père Martin avec précaution.
Il y eut un blanc.
— Quoi ? Comment ça,« les deux enquêteurs » ? répliqua René Barbier.
— Eh bien, ils sont venus me voir et ils ont été… je veux dire, ils ont à peine caché des insinuations sur des maltraitances supposées d’enfants au sein de la fondation.
— Je vous demande pardon ? s’offusqua le directeur. Enfin, pourquoi n’êtes-vous pas venu nous le dire ?
— Parce que j’ai répondu correctement, et qu’ils n’avaient que des soupçons sans la moindre preuve. J’ai pensé qu’ils prêchaient le faux pour savoir le vrai, mais qu’ils ignoraient où ils allaient.
— Vous êtes incroyable ! s’écria Barbier en moulinant des bras. Vous avez ces deux fouille-merde qui parlent de maltraitances sur enfants dans le cadre des traitements suivis à la fondation, des gens dont le métier est de fouiner et de déterrer des secrets, et ça ne vous a pas paru pertinent de nous en alerter ? À votre avis, comment ces soupçons leur sont venus à l’esprit ? C’est bien que quelqu’un quelque part les leur a soufflés !
La figure de Barbier avait viré au rouge. S’il survivait à cette réunion, il faudrait deux semaines à son système nerveux pour s’en remettre.
— Je n’avais aucun moyen de savoir qu’ils pourraient représenter une réelle menace, se défendit mollement le religieux. Mais au vu des récents événements, je m’interroge. Ils sont deux, ils enquêtent, et quelques jours après deux intrus viennent cambrioler le grand sous-sol. Ce ne sont que des suppositions, je n’ai aucune preuve.
Mais l’auditoire avait déjà arrêté ses propres conclusions.
— Je vais passer quelques appels, trancha Delio Alvisio.
— Ah ben, ce n’est pas trop tôt ! s’exclama Barbier. Et en attendant, des suggestions ?
— Pourquoi ne pas garder à l’œil ces deux enquêteurs, au cas où ? proposa Sorel. Si ce sont bien eux qui étaient là cette nuit, ils vont forcément vouloir se servir des informations qu’ils ont récupérées.
L’assemblée acquiesça.
— Est-ce qu’on a quelqu’un qui peut filer les enquêteurs sans se faire repérer ? Parce que ne comptez pas sur nos abrutis de la sécurité, ou alors envoyons le chien, on aura plus de résultats, persifla Barbier.
— J’ai quelqu’un, trancha Delio. Je m’en occupe.
— Il faut accélérer les choses, indiqua Sorel. Je propose d’organiser rapidement un événement mondain qui nous permettra d’approcher nos futurs patients. Montrons un front uni et, surtout, ne laissons rien paraître de nos difficultés. Si les gens nous voient fonctionner normalement, la tête haute, alors ils ne prêteront pas le flanc aux rumeurs.
— C’est une excellente idée, répondit Delio. Je vais m’arranger pour faire déplacer un ou deux archevêques.
— Ah oui, pour le label divin, railla Barbier, ça fait toujours bien.
— En effet, depuis deux mille ans, cela fonctionne plutôt bien.
— Bien, je vais mettre mademoiselle Lavois…
Marcel Sorel s’interrompit, avant de pousser un profond soupir.
— … Je vais m’en occuper, se reprit-il. Je propose que nous nous concentrions sur le projet et sur notre protection. Réunissons-nous demain matin à la même heure, sauf si l’un d’entre nous a des informations entre-temps.
— Avant que nous quittions cette pièce, j’aimerais aborder un autre sujet, ajouta Barbier. Je souhaiterais que, pendant un temps, nous éloignions le père Martin de la fondation.
— Pardon ? s’emporta Delio.
— Pas définitivement ! C’est juste que ce Fauconnier ne lâchera rien, surtout si c’est bien lui qui a mis la main sur les dossiers. Ça va exciter son imagination, croyez-moi. Et ne le prenez pas mal, mon père, mais quand vous êtes sous pression, la communication n’est pas votre fort.
— Excusez-moi, mais qui a convaincu les familles de nous confier leurs enfants ? se défendit le religieux.
— Parce que vous connaissez bien votre rôle. Mais dès que vous vous trouvez hors de votre zone de confort, vous avez toujours l’air coupable de quelque chose, persista René. Ne dites pas le contraire, vous avez le regard fuyant… et… par tous les saints, vous transpirez tout le temps !
— C’est n’importe quoi, soupira Delio.
— Bon, écoutez, intervint Sorel, demain je devais me rendre à Paris pour rencontrer l’un de nos investisseurs et lui parler du projet d’agrandissement de l’aile ouest. Père Martin, vous êtes tout à fait capable de me remplacer. Cela me permettrait de rester ici, et à vous de prendre la température de nos partenaires et de voir ce qu’ils pensent de ce qui nous arrive. Les meurtres à Venise, les soupçons sur l’une de nos employées, nous ignorons ce que les gens extérieurs à l’affaire savent ou non.
Même si Sorel faisait beaucoup d’efforts pour que la décision d’évincer le père Martin passe pour une simple réaffectation de ses missions, nul n’était dupe. Les yeux globuleux légèrement vitreux du religieux se portèrent tour à tour sur chacun des membres présents dans le bureau. Cependant il comprit vite que, cette fois, même Delio ne pourrait pas le soutenir, et le silence que tous lui renvoyaient lui confirma la sentence.
— Entendu, renonça-t-il en se tassant un peu plus sur lui-même. Je ferai ce que vous voulez.
Barbier acquiesça, comme pour se féliciter de sa victoire. Delio fut le premier à se lever, mettant fin à la réunion de crise. Il sortit sans jeter un coup d’œil aux deux secrétaires et à Jacques Charlier, éternellement postés au même endroit pour accomplir les mêmes tâches, puis fila droit vers son bureau. Le banquier du Vatican avait quantité d’appels à passer, et l’un d’eux s’assurerait de se débarrasser de ces deux maudits enquêteurs.