Chapitre8

 

26 mai 1951, sur la route menant à Neuchâtel, 11 h 30

 

Trois heures qu’Isabeau roulait à bord de l’Aston Martin DB2 d’Évariste, et bien que ce dernier lui ait conseillé de faire une pause, le jeune homme n’aurait lâché le volant du bolide pour rien au monde. Pour un gamin qui aurait dû finir ouvrier, dans le meilleur des cas, alcoolique, dans le pire – voire les deux –, commander à ce moteur puissant et chevaucher cette élégante bête noire tenait du miracle. Même si son mentor, ou plus exactement son seigneur et maître, mettait sa patience à rude épreuve, chaque jour remplissait d’émerveillement son âme encore neuve et vorace.

Depuis qu’ils avaient interrogé Louise Duval et son chevalier servant, Évariste s’était muré dans le silence. Isabeau savait ce que cela signifiait : l’enquêteur classait mentalement toutes les informations prises en note afin de les ranger dans les petits tiroirs de son cerveau. Concernant la résolution des affaires sur lesquelles il exerçait ses talents, Évariste avait une théorie : la solution venait toujours sans qu’on s’y attende, au moment où chaque renseignement collecté par le subconscient tout au long de l’enquête formait un dessin d’ensemble suffisamment clair pour que la conscience le comprenne. Et après une année à voir ledit subconscient fonctionner, Isabeau n’arrivait toujours pas à saisir comment tous ces états psychologiques fonctionnaient, ni de quelle façon, un beau jour, Évariste s’écriait avoir trouvé la solution.

Une chose cependant n’échappait plus au jeune homme : il savait reconnaître cette lumière singulière dans le regard d’Évariste, celle qui annonçait qu’il avait trouvé les clefs du problème. Cela coïncidait en général avec la découverte du tueur, car Évariste avait fait des criminels les plus inventifs sa spécialité.

Mais, à cet instant, son regard était éteint.

— Quelle impression vous a faite mademoiselle Duval ? demanda Évariste en rompant près de quatre heures de mutisme.

— Celle d’une femme triste et abîmée.

— Excellent, mon ami. Pour une fois, votre jugement en matière de femmes n’est pas catastrophique, se moqua gentiment l’enquêteur.

— Mon jugement en matière de femmes n’est pas toujours catastrophique, se défendit Isabeau en fronçant le nez.

— Il est intéressant de noter que vous avez choisi abîmée comme qualificatif, et non brisée, qui est plus commun.

— J’imagine que quelqu’un de brisé n’a plus aucune force ni aucune énergie. Je visualise une personne grise et absente. Mais cette femme a encore de l’énergie et a l’air prête à se battre.

— Il y a en effet quelque chose dans son regard qui pétille encore.

— Pensez-vous qu’elle soit mêlée à ces meurtres ?

— Mêlée, forcément. Elle connaissait les victimes, et elle travaille à la fondation qui a organisé les festivités. Je soupçonne que nous avons affaire à une construction criminelle plus complexe qu’il n’y paraît. Il y a de la mise en scène et de la stratégie dans la réalisation de ces meurtres.

— Vous recommencez.

— À faire quoi ?

— À avoir plus d’empathie pour l’assassin que pour les victimes.

— Évidemment, les victimes sont mortes. Elles n’ont que faire de mon empathie. En revanche, l’assassin, lui, est toujours vivant, et a besoin de moi.

— Besoin de vous ? s’étonna Isabeau avec un léger dégoût.

— Enfin, pas de moi en tant que personne, mais de moi en tant que spectateur. Sept morts offerts au public dans un lieu célèbre chargé d’histoire. Mon ami, si ça, ça n’est pas du spectacle, je ne sais pas ce que c’est.

— La vengeance, la trahison, la jalousie, l’amour. Ce ne sont pas les mobiles qui manquent, et ils sont tous différents.

— En ce qui les concerne, inutile de mettre au point un plan aussi audacieux et risqué. La plupart des assassins de grande envergure veulent communiquer avec le premier qui entend leur voix. C’est dans leur nature que d’interagir avec le monde. Ils meurent d’envie de lui donner une leçon. Ils sont comme des enfants qui tirent sur la jupe de leur mère pour attirer leur attention.

— Sept morts, je crois qu’on peut dire qu’il l’a mise en pièces, la jupe de sa mère.

— Vous voyez, vous vous rangez à mon avis. Dans ce genre de cas, il vaut mieux se mettre à la place du tueur que de la victime, parce que le premier a toujours des choses plus intéressantes à dire que la seconde.

— Je voudrais juste qu’on n’oublie pas les innocents qui sont morts par la folie d’un assassin. Si nous le faisions, ce serait comme s’ils se faisaient tuer une deuxième fois.

— Ce que vous êtes poète, soupira Évariste.

— Je vais prendre ça pour un compliment.

— Vous ne devriez pas.

— Je persiste.

Les deux hommes se plongèrent à nouveau dans le silence, jusqu’à ce qu’Évariste titille à nouveau l’intérêt de son assistant :

— Comme toutes les victimes travaillaient pour la fondation Sorel et que nous nous y rendons, nous apprendrons plein de choses sur elles.

Isabeau acquiesça, avec une pointe d’autosatisfaction.

— Merci beaucoup, tint-il à enfoncer.

— Je n’ai jamais dit que les cadavres n’avaient rien à raconter, juste que leur conversation est bien moins intéressante que celle des assassins.

Le jeune homme roula des yeux. Il ne savait toujours pas si Évariste croyait à tout ce mysticisme auquel il faisait souvent référence, ou si ce n’était qu’une énième manifestation de son besoin compulsif de sarcasme. Il doutait de réussir à obtenir un jour une réponse. En effet, son mentor avait une manie pour le moins étrange : il parlait avec son épouse morte voici deux décennies. Isabeau avait toujours supposé qu’il s’agissait plus d’une sorte d’aide au raisonnement à voix haute, plutôt que d’une réelle croyance en la survie de l’âme après la mort. Mais, comme toutes les théories qu’avançait Isabeau concernant son étrange mentor, celle-ci se révélait invérifiable, car l’homme brouillait sciemment les pistes. Peut-être qu’Évariste avait besoin de croire aux fantômes pour trouver un sens aux horreurs dont il avait été témoin tout au long de sa carrière.

— Comme c’est charmant, fit remarquer Évariste en scrutant le paysage à travers la vitre.

De la route, on apercevait le magnifique lac de Neuchâtel, nom que portait aussi la ville, chef-lieu de canton ramassé entre l’étendue d’eau d’un côté et la forêt de l’autre. Comme chaque fois qu’ils se déplaçaient quelque part, Isabeau mettait un point d’honneur à faire des recherches sur leur nouvelle destination. Une façon pour lui de ne rien oublier et de faire correspondre l’image à la leçon d’histoire et de géographie. Sur le papier, Neuchâtel paraissait être une ville agréable, disposant entre autres qualités d’une rive ouvrant sur le lac ainsi que d’une vue imprenable sur la chaîne des Alpes, un château du Xe siècle en équilibre sur un promontoire rocheux, et plusieurs quartiers agréables plantés sur un relief irrégulier.

Sur le papier. Il faut toujours se méfier des belles cartes postales. En général, elles écrasent les ombres et surexposent la lumière.

— Vous devriez prendre sur la gauche, indiqua Évariste. Il me semble que notre hôtel est sur la gauche.

— Non, il est sur la droite.

— Vous êtes certain ?

— Oui, j’ai étudié la carte avec une grande attention.

— Évidemment, c’est vous le chauffeur, moi, en revanche, je peux me permettre d’être plus inventif.

— Sans aucun doute, mais mademoiselle Duval nous attend à 13 heures. Je crains que nous n’ayons pas assez de temps à accorder à votre imagination.

— C’est regrettable, conclut Évariste en sortant une cigarette d’un magnifique étui en or.

C’est si regrettable que je ne vais sans doute pas m’en remettre, ironisa intérieurement Isabeau en pensant à ce que leur avait coûté la dernière lubie touristique d’Évariste.

L’hôtel que Georges avait réservé pour leur séjour se trouvait au bord du lac. Il s’agissait d’une maison bourgeoise de quatre étages dont les façades orange et les volets verts facilitaient grandement la localisation. C’était la bâtisse la plus petite, la plus colorée et la plus étroite de celles faisant face aux Alpes. Deux larges fenêtres par étage laissaient supposer un nombre restreint de chambres, et, ainsi, une plus grande tranquillité.

Le soleil se trouvait au zénith, et les couleurs de l’eau et du ciel apportaient de l’élégance au paysage. Une fois garé non loin de l’établissement, Isabeau prit une profonde bouffée d’oxygène lorsqu’il sortit du véhicule. Humant avec plaisir l’air lacustre, il consacra quelques secondes à observer ce qui l’entourait. Des badauds déambulaient dans les rues, le nez au vent et charmés par la vue dégagée qu’offrait la lumière et l’étendue du lac. Cependant, le plus gros des activités devait se situer au centre de la ville, dans les ruelles bordées de boutiques, de restaurants et de vieilles habitations.

— Vraiment charmant, répéta Évariste en étirant sa longue silhouette et en défroissant son costume resté étonnamment impeccable.

Isabeau sourit. Charmant, dans la bouche de son mentor, signifiait :« C’est petit, mais on va tâcher de survivre. » Le jeune homme avait grandi dans une boîte d’allumettes, alors même un placard à balais lui paraissait un vaste univers. Ouvrant le coffre de la voiture, il en sortit deux grosses valises.

— Oh ! je vous en prie, attendez ! s’écria un petit homme à la démarche de pingouin et au regard mort. Je me charge de vos valises.

Sous l’effet de sa grande perplexité, Isabeau arqua un sourcil. La pauvre créature ne devait pas dépasser le mètre quarante, à peine plus que les valises.

— Cela ne me dérange pas de les porter, répondit le jeune homme avec gentillesse.

— J’insiste !

— Vous êtes sûr ?

— Allons, Isabeau, intervint Évariste, le regard pétillant. Il insiste.

Le jeune homme obtempéra et observa d’un air désolé le corps du petit homme se balancer de gauche à droite en tapant le fond des valises sur le trottoir à chaque nouveau pas.

— Ce n’est pas très charitable, murmura le jeune homme quand il passa à la hauteur de l’enquêteur.

— La charité est votre domaine de compétence, mon ami, laissez-moi la sournoiserie, sourit ce dernier, avant d’emboîter le pas de celui qui leur désignait l’entrée de l’hôtel d’un mouvement de tête approximatif.

La décoration du hall d’accueil remplissait son office : spacieux, élégant, douillet. Majoritairement grise et blanche, elle structurait l’ensemble en lui donnant un aspect baroque. D’immenses rideaux se tordaient en drapés savants, et si on les fixait trop longtemps, on commençait à attendre qu’ils se lèvent et dévoilent une scène de théâtre. Derrière l’imposant accueil composé d’un meuble laqué blanc assez moderne se trouvait une immense femme, aussi grande qu’Évariste et Isabeau, ce qui en faisait quelqu’un qu’on devait remarquer au premier coup d’œil. La cinquantaine non assumée, la réceptionniste exposait aux regards de son auditoire un maquillage outrancier, des bijoux démesurés, et portait une espèce de caftan assorti à la décoration. La mise générale donnait l’impression qu’un morceau de la tapisserie avait pris vie pour aller danser.

Ses lèvres débordant d’un rouge criard se déformèrent en un sourire carnassier quand elle aperçut ses deux futurs clients.

— Monsieur Fauconnier, n’est-ce pas ? demanda-t-elle d’une voix qui rappelait un peu le bruit de la craie sur un tableau noir. Votre majordome a appelé pour nous avertir de votre départ.

— Que ferions-nous sans cet homme ? répondit Évariste avec la mine d’un chat devant une flaque d’eau.

Isabeau cacha mal son amusement. Il savait que cette femme concentrait à elle seule tout ce que son mentor détestait chez les êtres humains en général, chez la femme en particulier : elle était caricaturale, artificielle, bruyante et vulgaire.

— Oh, pardon, d’ailleurs, comment dois-je vous appeler : Monsieur, ou Maître Fauconnier ? J’ai cru comprendre que vous étiez notaire.

Vaguement, pensa Isabeau, qui jubilait de n’être pour une fois pas au centre de l’intérêt féminin.

— Comme il vous plaira, j’ai coutume de répondre à tous les statuts, répliqua Évariste de façon moins affable qu’à son habitude.

— Voilà un homme qui sait comment répondre à une femme, roucoula l’hôtelière en minaudant comme une jeune fille qu’elle n’avait jamais dû vraiment être. Approchez, approchez, que je vous fasse remplir quelques papiers.

Elle déposa plusieurs documents devant Évariste, qu’il se mit à remplir d’informations liées à son état civil. Toutes scrupuleusement fausses.

— Votre majordome n’a pas précisé la durée de votre séjour, êtes-vous là pour visiter les lieux ou pour affaires ?

— Les deux propositions ne sont-elles pas toujours un peu liées ? provoqua Évariste tout en rajustant son fédora gris.

Isabeau crut entendre la femme émettre une sorte de couinement.

— Ernest ! hurla-t-elle si soudainement que les deux hommes sursautèrent. Chambre douze ! C’est notre suite la plus spacieuse, et elle a une vue magnifique sur le lac. Nous servons le petit déjeuner dans le salon vert de 7 heures à 10 heures, et vous pouvez boire un verre à partir de 18 heures à notre bar. Sans me vanter, ce salon est le lieu de rendez-vous de tous les notables de la ville. Des gens de bien, vous verrez.

— Je les connais. En France, à une époque, nous leur avons coupé la tête. Cela nous fera une attraction exotique, n’est-ce pas, Isabeau ?

— L’exotisme nous passionne.

— Bien… Bien…, hésita l’hôtelière, ne sachant guère comment interpréter les propos de l’étranger. Ernest ! Activez-vous un peu !

Ernest poussa un soupir si puissant qu’il parvint aux oreilles d’Évariste et d’Isabeau. Il entama l’ascension de l’escalier avec un sens de la verticalité si aléatoire qu’à plusieurs reprises Isabeau crut devoir se précipiter pour anticiper une bascule en arrière.

— Mon époux n’a plus les jambes de sa jeunesse, s’excusa la femme.

Ce modèle-là est, en effet, bien trop court, jugea Isabeau en son for intérieur.

— En tout cas, si vous avez besoin d’un renseignement, n’hésitez pas à me demander, je suis au courant de tout à Neuchâtel.

— Vraiment ? s’étonna Évariste, dont l’intérêt venait de se réveiller. D’absolument tout ?

— D’absolument tout, répéta-t-elle en détachant les syllabes avec jouissance. Je vous l’ai dit, les gens qui comptent dans cette ville viennent prendre un verre, le soir. Je serai ravie de répondre à vos questions.

— Vous le serez, assurément, sourit Évariste en plissant ses yeux clairs et vifs.

L’hôtesse gloussa, ce qui de l’avis d’Isabeau, et associé à un cou assez fripé, la faisait basculer dans la catégorie des dindes.

— Au fait, je m’appelle Odette, minauda-t-elle.

— Odette, l’une de mes amies, Louise Duval, doit nous rejoindre ici. Pouvez-vous nous prévenir de son arrivée et l’installer dans votre beau salon vert ?

Isabeau roula des yeux au ciel. Parfois, la voix d’Évariste possédait le même pouvoir hypnotique que le mouvement de la flûte du charmeur de serpent. Le jeune homme avait déjà pu constater que l’enquêteur se servait des nuances de cet organe pour obtenir ce qu’il voulait des autres. Fauconnier changeait d’expression et d’intonation avec une impressionnante facilité. Au point qu’Isabeau s’imaginait qu’il pouvait avoir un passé d’acteur de théâtre. Comment le savoir ? La vie de l’enquêteur semblait impossible à reconstituer, compte tenu du peu d’informations disponibles et de l’absence de famille connue auprès de qui s’adresser.

— Louise Duval, toussa Odette en se reprenant. Entendu.

— Elle travaille à la fondation Sorel, je ne sais pas si vous connaissez ?

— La fondation ! s’exclama-t-elle. Bien entendu que je connais. Tout le monde à Neuchâtel connaît. Elle fait notre fierté. Les gens n’en ont jamais que pour les capitales et les grandes villes, mais il se passe aussi des choses merveilleuses dans les petites.

— D’autant qu’elles ont souvent plus d’imagination.

Évariste se détourna de l’accueil et emprunta l’escalier, tandis qu’Isabeau lui emboîtait le pas. À mi-chemin, les deux hommes croisèrent en sens inverse le petit Ernest à la mine triste. Ils éprouvèrent de la compassion pour lui, non pas tant pour son état physique que pour son état marital.

Au troisième étage, la porte située la plus en retrait avait été laissée ouverte. Le jet de lumière puissant qui se déversait de l’embrasure confirmait l’ensoleillement massif de la pièce.

— Vous jubilez, mon cher, observa Évariste.

— Non, pas du tout, se défendit le jeune homme en bridant un sourire, je me disais juste qu’Odette serait une aide précieuse pour nous. Elle a l’air d’être une mine d’informations et d’avoir à cœur de vous faire plaisir. N’est-ce pas vous qui me répétez à quel point il est utile d’inspirer ce genre d’admiration à une femme ?

— Vous jubilez toujours.

— Oui, peut-être un peu, mais maintenant vous savez ce que ça fait d’être jeté dans la gueule d’une louve, comme vous le faites à chaque fois avec moi.

— Premièrement, sachez que la jubilation avant 21 heures est d’une vulgarité intolérable. Deuxièmement, je ne vous ai jamais jeté dans la gueule d’aucune louve. Cela s’apparentait plutôt à de la prostitution. Vous n’êtes jamais précis dans vos comparaisons.