20 mai 1951, hôtel Danieli, Venise, 16 h 30
Le médecin engouffra un nouveau biscuit dans son énorme bouche. À l’allure à laquelle il les avalait, plus qu’il ne les mangeait, on eût dit que son dernier repas remontait à une semaine. Prenant la mesure de son besoin, Georges apporta une autre assiette de gâteaux italiens dont personne n’était capable de dire à quel moment le majordome se les était procurés.
Résidant au Danieli depuis deux jours, Isabeau, Évariste et Georges avaient discrètement auditionné toutes les personnes mêlées à l’affaire des sept morts de l’hôtel et encore présentes à Venise. Ce matin, c’était au tour du médecin ayant pratiqué les autopsies.
Il fallait disposer de beaucoup de talents et d’inventivité quand on exerçait le métier d’enquêteur privé. Sans le pouvoir accordé par la toute-puissance de l’État, les méthodes d’interrogatoire devaient passer par des chemins plus tortueux, et la ruse remplacer les documents officiels. Mais étrangement, l’absence de légitimité institutionnelle donnait plus de liberté. Un enquêteur devait son efficacité à son sens inné de la manipulation ainsi qu’à son carnet d’adresses. Là où les portes claquaient au nez des policiers par méfiance, elles s’ouvraient grâce au jeu des renvois d’ascenseur. Plus vous rendiez de services aux personnes qu’il fallait, plus vous aviez vos entrées partout. L’idée consistait donc au fil des enquêtes à constituer une toile suffisamment étendue pour pouvoir tirer sur n’importe quel fil à n’importe quel moment. Chaque fois qu’Isabeau s’étonnait du culot de Fauconnier et de son absence de crainte quant à obtenir les confidences les plus sensibles, l’enquêteur chevronné résumait ce tour de magie en ces mots :« Chaque être humain dispose d’un levier interne qui, lorsqu’il est actionné, lui fait faire et dire tout ce qu’on veut. Il suffit donc de le trouver, et plus on collectionne les leviers, plus on devient puissant. »
Et depuis le temps qu’il travaillait dans sa branche, sa collection de leviers devait être sans limites.
— Si je résume vos propos, affirma Évariste en peinant à cacher son dégoût pour les manières d’ogre de son interlocuteur, vous êtes incapable de dire de quoi sont mortes ces personnes.
— C’est tout à fait ça. Je peux vous dire de quoi elles ne sont pas mortes, mais pas de quoi elles sont mortes. Rien n’indique un dysfonctionnement du cœur, ou du cerveau. Pas de déficience pulmonaire, pas d’autres pathologies mortelles, et aucune trace sur le corps indiquant une injection ou une blessure.
— Recherches toxicologiques ?
— Aucune drogue, aucun somnifère. Un peu d’alcool pour certaines victimes, mais rien qui soit mortel.
— La police soupçonnerait un empoisonnement.
— Possible, mais encore faudrait-il un poison qui n’abîme pas les organes internes. Les corps ne présentaient aucune trace de brûlures, de liquéfaction ou de régurgitation qu’on retrouve souvent dans les cas d’ingestion de poisons mortels. Bien entendu, certaines substances simulent les symptômes des arrêts cardiaques… De toute façon, si nous ne savons pas de quel produit il s’agit, nous ne pouvons pas faire de recherches, à supposer en outre qu’il soit encore détectable.
L’homme reprit un biscuit et, le temps d’une bruyante mastication, marqua une pause.
— Je dois vous avouer que, concernant cette hypothèse d’empoisonnement, je ne partage pas l’avis de la police, reprit-il, la bouche encore pleine. Malheureusement, je n’ai aucune preuve pour étayer ce que je dis.
— Et que dites-vous ? demanda Évariste en posant le menton sur ses mains jointes.
— Je crois que ces personnes ont décidé de mourir.
Isabeau, dont l’une des principales fonctions était de prendre des notes de tous les entretiens auxquels Évariste et lui assistaient, leva son stylo de la feuille.
— J’ai peur de ne pas vous suivre, commenta Évariste. Vous pensez à un suicide collectif ?
— Pourquoi pas ? Tout allait bien chez ces personnes. Je veux dire, médicalement parlant, et pourtant elles sont toutes mortes quasiment en même temps, et apparemment de la même façon, même si on ignore laquelle. C’est comme si, à un moment donné, au cours de cette funeste nuit, leurs organes avaient décidé d’arrêter de fonctionner d’un commun accord. Aucune agression extérieure, aucune maladie, juste un arrêt brutal des fonctions vitales. Comme une coupure de courant.
— Une coupure de vie, reformula Évariste, l’air pensif.
— C’est exactement ça. Je sais bien que c’est impossible, mais c’est ce que cette affaire m’inspire. Ces gens ont été exposés à quelque chose qui a paralysé leurs organes de façon assez indolore pour qu’ils ne se réveillent pas et ne crient pas.
— Car personne ne les a entendus.
— Aucune d’entre elles ne s’est réveillée. Pourquoi pas… Pourquoi pas une épidémie ? suggéra le médecin, qui raisonnait tout haut.
— Et mademoiselle Duval aurait été immunisée ? rebondit l’enquêteur. Ou alors non exposée à l’agent épidémique ?
— Peut-être. Mais si vous me permettez ma franchise, pour mettre au point pareil assassinat sans laisser aucune preuve, il faut un peu plus qu’un diplôme d’infirmière. On touche à quelque chose qui n’a jamais été vu dans aucune annale médico-légale.
— Vous êtes en train de dire que la police fait fausse route en focalisant ses soupçons sur Louise Duval ?
— Bien sûr ! Les policiers focalisent sur elle parce qu’elle est la seule à avoir survécu. Vous parlez d’une preuve ! Alors que, justement, le fait qu’elle ait survécu accréditerait plutôt la thèse de l’épidémie. Il y a toujours un organisme résistant.
Il s’empara du dernier gâteau, et la mine navrée de Georges confirma qu’il n’y en aurait pas un autre.
— Le fait est, monsieur Fauconnier, qu’en l’état actuel de nos connaissances scientifiques, personne n’est en mesure d’expliquer ce qui s’est passé dans ces chambres et de quoi sont morts ces gens. Ça pourrait tout aussi bien être un accident de la nature qu’une œuvre criminelle.
— Un phénomène naturel…, répéta Évariste, absent. Intéressant point de vue.
— Comme un typhon, un tremblement de terre, une mutation spontanée, un accident génétique, énuméra le docteur.
Un mouton à deux têtes, pensa Isabeau, sans qu’il sache pourquoi cette image lui était venue à l’esprit.
— Oui, j’avais compris le sens des mots accident de la nature, précisa Évariste, avant de conclure : Je vous remercie d’être venu jusqu’à nous et de nous avoir parlé avec autant de franchise, docteur.
L’invité parut surpris. À ce stade de leurs investigations, Isabeau savait ce que cet étonnement signifiait. Il l’avait vu tant de fois sur le visage de leurs interlocuteurs qu’il pouvait prévoir l’instant précis où il ferait son apparition. Cette expression signifiait toujours :« Comme si j’avais eu le choix ! »
Évariste ayant mis fin à l’entrevue, Isabeau raccompagna le docteur jusqu’à la porte de la suite qu’ils occupaient. Il entrait aussi dans ses prérogatives d’aider les personnes interrogées à quitter la scène. Durant ce bref laps de temps où Isabeau se retrouvait seul à seul avec les visiteurs, il avait remarqué que ces derniers en profitaient pour poser toujours les mêmes questions. Le docteur n’échappa pas à la règle.
— Excusez-moi, murmura-t-il à l’attention du jeune homme. Votre chef m’a laissé entendre qu’il avait quelques… relations. Est-ce exact ?
— Oui, en effet.
— Je… Enfin, vous savez, je ne suis pas censé…
— … aborder ce genre de sujets avec une personne extérieure à l’enquête, récita Isabeau ainsi qu’il l’avait fait des centaines de fois auparavant. Je sais.
— J’ai parlé parce qu’il m’a dit qu’il connaissait un avocat et… enfin, vous savez, ma fille… Ils m’ont appelé…
Isabeau se para de son sourire le plus chaleureux et bienveillant, comme il le faisait avec l’ensemble des interlocuteurs qui lui confiaient attendre quelque chose de l’institut.
— Rassurez-vous, votre nom ne sera jamais mentionné nulle part et, quoi que monsieur Fauconnier vous ait promis, je peux vous assurer qu’il tiendra parole.
Isabeau suivit du regard la silhouette bedonnante et courte sur pattes du médecin avancer jusqu’à l’ascenseur. Avant que les portes se referment, le légiste gratifia le jeune homme d’un ultime sourire mi-reconnaissant mi-honteux. Cette expression, aussi, était invariablement la même, quels que soient les visages sur lesquels elle s’affichait.
Et les mots de son mentor résonnèrent encore en lui telle une prophétie :
« Plus on collectionne les leviers, plus on devient puissant. »
De retour dans la suite, Isabeau remarqua que Georges venait d’ouvrir la fenêtre donnant sur le canal de la place Saint-Marc. La lumière jouissait d’un rayonnement particulier ici, comme si elle avait été jetée par Dieu lui-même. Une vague odeur d’iode et d’eau chauffée se mélangeait à celle du vent marin, tandis que des nuées de pigeons sursautaient à chaque passage d’un groupe de touristes. Depuis douze mois, Isabeau emplissait ses pupilles de paysages et de lieux magnifiques, et il en était venu à la conclusion que le monde n’était que merveilles, même dans ses plis sombres, sordides et crasseux.
Parfois, le jeune homme se demandait si, après toutes ses années de voyage, Évariste réussissait à conserver une certaine magie quand il posait les yeux sur un désert, des montagnes, ou une ville grouillante. Au bout d’un moment, le fléau de la lassitude ne rendait-il pas aveugle ? Et alors qu’il plongeait en plein doute, Isabeau surprenait un éclair de lumière traversant le regard clair de son mentor, et il obtenait sa réponse.
Les cœurs naissent avec une corde sensible à la magie, ou non.
— Qu’en pensez-vous ? demanda le jeune homme pour tirer Évariste de ses pensées.
— Que cet homme compense une grande misère émotionnelle par la nourriture.
— Je partage votre opinion, et je ne serais pas étonné que ça ait un rapport avec sa fille. Mais ma question portait plutôt sur l’affaire.
— Elle démarre mal pour notre cliente.
— Si on en croit les rapports de police que Georges a réussi à se procurer, j’ignore comment d’ailleurs, leur conviction est en effet faite.
— En réalité, je me les suis procurés par le biais d’un ami juge, mais cela n’enlève rien aux talents exceptionnels de Georges. Nous aimons tous Georges.
Isabeau acquiesça, bien qu’il eût tendance à penser que le mot« aimer » renvoyait à une notion un brin trop humaine pour le majordome.
— Croyez-vous à la théorie du légiste ? reprit le jeune homme en mettant un terme à ses digressions mentales.
— Je ne pense pas que cet homme sache ce qu’est une théorie. Cependant, si vous parlez du fait que ce pourrait être une sorte d’épidémie, je n’adhère pas non plus à cette explication.
— Pourquoi ?
— Parce que ces morts sont précises. Une épidémie frappe aveuglément les êtres humains, exception faite des cas résistants, dans un espace donné. Là, il s’agit de sept personnes, toutes employées par la même structure, toutes relativement proches en termes de milieu social, et enfin, toutes dans le périmètre réduit de leur suite. Pour achever l’ensemble, elles sont décédées au même moment. Tout ceci ne vous paraît-il pas un peu artificiel ?
— Si.
— Eh bien, mon ami, pour obtenir l’artificiel, il faut la main de l’homme. La Nature est bien plus authentique et aléatoire.
— Donc, nous en revenons à l’empoisonnement, déduisit Isabeau.
— Et c’est là que ça devient intéressant, car croyez-moi, celui ou celle qui a fait ça est un artiste. Réussir à frapper sept personnes en même temps, au milieu d’une foule d’hôtes et de paramètres incontrôlables, nécessite que le tueur soit en capacité de contrôler leurs déplacements, les gens qu’elles côtoyaient, et ce qu’elles touchaient. À tout moment. Afin de pouvoir administrer la substance au même instant à ces sept personnes, sans qu’aucun des autres convives ne soit contaminé par le poison.
Isabeau parcourut ses notes.
— Or, si on en croit les témoignages des invités qu’on a pu auditionner, ainsi que des serveurs, les victimes n’étaient pas spécialement ensemble, rapporta-t-il. Je lis ici qu’elles sont arrivées par des trains différents, et certaines ne se sont même pas croisées au cours de la soirée. Aucun point commun.
— Excepté qu’elles travaillaient toutes au même endroit, dans le même domaine, et qu’elles ne disposaient d’aucun carton d’invitation.
— Je ne vois pas bien le rapport.
— Moi non plus, mais j’aime lister les points communs.
— Et pourquoi ne pourrait-on envisager l’hypothèse du hasard ?
— Le hasard, c’est comme les fées, ça n’existe pas, vous vous souvenez ? ironisa Évariste1.
— Je voulais dire par là que le tueur aurait pu placer le poison sur un support destiné à être utilisé par tous les invités à cette fête. Peu importe qui, le tueur voulant simplement frapper la réception, ou la fondation Sorel qui l’organise. Les sept victimes n’étaient pas les seules à travailler au même endroit et dans le même domaine. La majeure partie des personnes invitées présentent exactement les mêmes caractéristiques.
— Si on suit votre idée, il devrait y avoir au moins une victime avec des caractéristiques différentes. Par exemple les conjoints du personnel de la fondation, ou bien les futurs investisseurs présents ; la diversité des invités ne manquait pas, à cette soirée. Par conséquent, cela signifierait que cent pour cent de votre hasard se serait concentré sur le personnel de cette institution.
— Des fois, le hasard fait bien les choses, rétorqua Isabeau avec mauvaise foi.
Il mit fin à l’échange en se concentrant sur le classement de ses notes. Les hypothèses firent place au silence bercé par une brise agréable et à peine troublé par les claquements d’ailes des oiseaux. Au bout d’un moment, le jeune homme remarqua qu’Évariste murmurait des choses à quelqu’un d’autre que lui. Et comme Georges s’en était retourné dans sa dimension parallèle, donc hors de cette réalité, le jeune homme en conclut que son mentor parlait encore aux âmes des défunts. Même avec beaucoup d’efforts et de compréhension, Isabeau ne parvenait pas à se faire à cette lubie.
— Quelle est la suite ? interrogea-t-il pour ramener Évariste dans le monde des vivants. Je suppose que nous allons rencontrer notre cliente, maintenant ?
— C’est exact, nous partons pour Lyon dès demain. Georges ne devrait pas tarder à faire nos valises et s’assurer des réservations de notre train.
— En réalité, c’est déjà fait, Monsieur.
— Oh, vous étiez là, tiqua Évariste en observant le majordome poser sur la table une assiette de gâteaux et de petits bonbons parés des couleurs du Danieli.
Abandonnant l’idée de comprendre comment Georges procédait, Isabeau reprit le fil de la conversation.
— Qu’est-ce que l’Hôtesse nous a donné comme informations concernant Louise Duval ?
— Petite quarantaine, née à Lyon au sein d’une famille de la moyenne bourgeoisie catholique, récita l’enquêteur après avoir avalé deux friandises. La fortune venait de la mère, et le père était un professeur de langues et civilisations anciennes qui a fini par avoir son heure de gloire à la Sorbonne. Fille unique depuis le décès de son frère en bas âge, elle a entamé des études d’infirmière. Son premier poste l’a conduite à l’hôpital de Grange-Blanche, puis elle a été transférée à l’Hôtel-Dieu, quand la guerre a éclaté. Après, nous avons beaucoup de mal à suivre sa trace, comme à chaque fois qu’il se produit un conflit. Elle a travaillé pour la Croix-Rouge pendant quelque temps, puis elle a dû quitter le pays, ou alors elle s’est cachée. L’Hôtesse ne peut certifier qu’elle ait fait partie de la Résistance. Les guerres sont un vrai fléau pour notre travail d’investigation.
— Et pour l’humanité.
— Nous ne gérons pas l’humanité, mon ami, nos tarifs seraient bien plus élevés si c’était le cas.
— Son attitude décrite comme instable et colérique vient peut-être d’un traumatisme de guerre, raisonna tout haut Isabeau. J’imagine que ce genre d’événements laisse des traces indélébiles. Surtout chez une femme.
Évariste inclina la tête sur un côté, comme pour observer le jeune homme sous un autre angle. Un sourire espiègle éclaira ses traits légèrement creux.
— Vous pensez que les femmes sont plus faibles que les hommes ? provoqua-t-il avec amusement.
— Heu… bah… je… C’est un piège ?
— Un peu. Croyez-moi, mon ami, s’il y a bien des créatures qui sont supérieurement endurantes, ce sont les femmes. Elles le sont bien plus que nous. Vous sous-estimez toujours leur capacité à se battre avec la même violence que les hommes.
— Non, ce n’est pas…
— Si. Et c’est pour cela que quand une femme vous plaît, elle est coupable.
— Une fois ! s’exclama Isabeau. C’est arrivé une fois !