7 juin 1951, Neuchâtel, résidence des Galland, 19 h
Isabeau courut plus qu’il ne marcha en direction de l’Aston. Une fois devant la portière, il donna un grand coup de pied dans le pneu du véhicule. Évariste le rejoignit quelques minutes plus tard, s’assit sur le bord du capot, et patienta.
— Pourquoi faut-il toujours que les adultes s’en prennent aux enfants ! s’exclama le jeune homme.
— Parce que c’est facile. Parce qu’ils sont l’innocence, et qu’elle suscite toutes les passions. Quand on devient adulte, on perd cet état de grâce. Certains sont prêts à tout pour la posséder à nouveau, pour la manipuler ou pour la détruire. Ils sont ce que nous, grandes personnes, ne sommes plus.
— Magnifique ! cracha Isabeau, les nerfs à vif.
— Si grande est l’horreur, mon ami, si juste est notre combat. Nous allons démêler cette affaire et, au passage, nous ferons tomber quelques-unes des têtes qui ont réfléchi à ces horreurs. Ayez foi, mon ami, en vous et en moi. Nous trouverons qui est à l’origine de cette peur panique. Nous trouverons qui est la Bête.
— Bien ! Alors que suggérez-vous ?
— D’aller nous confesser, mon ami.
— Excellente idée ! Je sens que je vais y mettre tout mon cœur, grogna le jeune homme avant de s’installer au volant de la voiture.
L’Aston Martin démarra en trombe et avala goulûment les rues de Neuchâtel en direction de la fondation. Le ciel affichait un mimétisme parfait avec l’humeur des enquêteurs : sombre, tendu, et prêt à craquer.
— Que pensez-vous de ce qu’Henri nous a dit ? finit par demander Isabeau, alors que la pluie commençait à s’abattre sur les vitres.
— Je ne sais pas encore. Je dirais que tout ce qu’il a décrit de ces sévices me fait plus penser à de l’expérimentation qu’à de la torture sadique.
— Enfoncer des aiguilles dans des orifices d’enfants, les battre, leur coller les yeux… Moi ça me paraît assez proche de la définition de la torture.
— Mais pourquoi ? On torture toujours pour une raison, même si c’est par pulsion sexuelle ou sadique. Les sévices ne sont qu’un moyen pour parvenir à une fin. Ce qui est important, c’est toujours la fin. Est-ce par folie, par déviance, par vengeance, ou pour la science ? La différence entre le prisonnier qu’on maltraite et le cobaye qu’on teste est inexistante pour un regard extérieur. Les signes sont les mêmes. Mais pour celui qui inflige les tortures, c’est tout sauf la même chose. Henri nous a décrit des traitements qui ont l’air de rester encadrés et mesurés, comme dans un protocole scientifique.
— D’accord, mais quel traitement peut-on tester en violentant des enfants de cette façon ? Leur résistance physique à la torture ?
— C’est toute la question, mon ami. Trouver le lien entre le traitement appliqué et le but poursuivi. Si nous connaissons l’objectif, alors nous aurons la vision d’ensemble. Et nous comprendrons pourquoi sept personnes de la fondation ont trouvé la mort dans des circonstances incompréhensibles.
— Vous pensez que le docteur Poquelin et l’infirmière Sachedieu dont la mère d’Henri a parlé ont participé à ces maltraitances ?
— En tout cas, ils s’occupaient tous deux du dossier de cet enfant. Il serait intéressant de voir si Armand les connaissait aussi, de même qu’Élisée et Lucie. Si c’était bien le cas, nous aurions un nouveau point commun chez nos victimes, bien plus important que celui de travailler au même endroit.
Après s’être garés sur le parking désert de la fondation, Évariste et Isabeau se présentèrent devant l’hôtesse du rez-de-chaussée de la grande véranda de l’entrée. Il fallut plusieurs minutes aux deux hommes pour être vus par la jeune femme, trop occupée à comploter avec deux collègues. La discussion à voix basse accaparait toute leur attention, si bien qu’Évariste dut toquer sur le comptoir de l’accueil afin qu’elle daigne les renseigner. Il demanda à parler au père Martin. L’hôtesse lui répondit qu’en l’absence d’un rendez-vous, satisfaire à la requête risquait d’être compliqué, voire insurmontable. Ce à quoi Évariste répliqua qu’en se concentrant un peu, il était convaincu que nulle entreprise ne résisterait à sa conscience professionnelle. Le ton employé par l’enquêteur convainquit la jeune femme qu’il n’avait pas l’intention de renoncer et qu’il allait rester planté devant elle, lui ruinant au passage ses chances de reprendre ses babillages.
Dès qu’ils obtinrent l’emplacement du bureau du père Martin, Évariste et Isabeau filèrent droit dans sa direction. L’ambiance qui régnait dans les couloirs leur parut très étrange. Lorsqu’ils croisaient des membres du personnel, ceux-ci leur jetaient des regards appuyés, et parfois même échangeaient des chuchotements entendus.
— C’est moi ou les gens sont bizarres, aujourd’hui ? remarqua Isabeau.
— À mon avis, nous ne partirons pas d’ici sans apprendre quelque chose, répondit Évariste, ils meurent tous d’envie de nous parler.
— Ça va nous changer.
Ils toquèrent à la porte du bureau du père Martin, et celui-ci leur ouvrit si rapidement que les enquêteurs se demandèrent s’il ne les attendait pas, le nez collé derrière la porte. L’appel passé par l’hôtesse pour annoncer leur présence avait coupé toute spontanéité dans les réactions du religieux.
— Bonjour messieurs, salua le père Martin en s’efforçant de se montrer cordial, ce qui rendit son attitude très artificielle. Je… Je suis assez surpris de vous voir, je croyais que vous aviez fait le tour de la fondation. Mais je suppose que ça a à voir avec ce qui vient d’arriver à Louise.
Isabeau et Évariste tiquèrent.
— Pouvez-vous préciser votre pensée ? Il en arrive tellement à cette femme, ironisa le second en pénétrant dans la pièce sans que le religieux ne l’y ait vraiment invité.
— Heu… eh bien, le fait que la police vienne juste de l’arrêter. Vous savez, pour… enfin l’histoire de l’agression de mademoiselle Lavoisier.
— Oh, je vois, d’où les messes basses… Les nouvelles vont très vite.
— Pardon ?
— Peu importe.
— Excusez-moi, mais n’étiez-vous pas là pour l’aider à ne pas être arrêtée ?
— Par la police vénitienne, oui, mais je n’ai reçu aucune consigne concernant celle de Neuchâtel.
La réponse interloqua le prêtre.
— Quelle malheureuse histoire, reprit celui-ci, plus pour meubler le silence que par souci de converser.
— Pour qui ? demanda Évariste sur un ton assez peu sympathique.
— Pour tout le monde. Pour mademoiselle Duval et mademoiselle Lavoisier, ainsi que pour toute la fondation.
— Pourtant, il y a peu de personnes qui semblent montrer de la compassion pour Louise. Est-ce votre uniforme qui vous oblige à promouvoir ce sentiment, ou est-ce sincère ? Notez que je ne m’offusquerai d’aucune réponse.
Le visage du père Martin pâlit. L’homme d’Église avait beaucoup de mal à dissimuler sa nervosité.
— Je sais très bien ce qu’on a pu vous dire sur Louise. Il est vrai qu’elle ne réagit pas toujours de la façon dont elle devrait, mais il faut se garder de porter des jugements. Nous ne connaissons pas la vie des gens.
— Quand bien même, la vie des gens expliquerait-elle de tels débordements ?
— Heu… eh bien, oui, je suppose.
— Dans ce cas, quel événement justifierait l’alcoolisme ? Quel autre une agression physique ?
Le père Martin ne sut quoi répondre. Frottant ses mains rachitiques et grises l’une contre l’autre, il déplaça une bible pourtant déjà rangée. Les questions de l’enquêteur le troublaient, et on était bien loin de l’orateur adulé par la plupart des habitants de la ville.
— Pourquoi, à votre avis, a-t-elle agressé mademoiselle Lavoisier ?
— Je l’ignore. Bien sûr, chacun sait qu’elles ne s’aiment pas beaucoup, mais de là à tenter de la poignarder…
— D’où vient cette inimitié ?
— Je crois qu’elles se sont mises en concurrence pour le même poste. Et puis, Thérèse Lavoisier est une femme d’un grand professionnalisme, mais elle est aussi d’une nature intransigeante, voire parfois rigide.
— Mon père, Isabeau et moi souhaiterions nous entretenir avec vous à propos des enfants dont vous vous occupez à la fondation, lança Évariste, changeant brutalement de sujet.
Le prêtre entrouvrit la bouche, mais aucun son n’en sortit. Isabeau remarqua que les yeux d’Évariste ressemblaient à ceux d’un chat qui observe une proie. Le silence du prêtre en disait long.
— Je… Comment ça ? bégaya le père Martin.
— Les Duvanel, les Galland, les Vochez, tous nous ont dit que vous aviez été d’un grand secours concernant les problèmes de leurs enfants, et que vous aviez été plutôt prompt à leur proposer de les faire admettre à la fondation.
— Oui, je vois…
— J’en suis certain.
— Il se trouve que je suis très impliqué dans la vie de quartier de Neuchâtel, les gens me connaissent et viennent me voir en toute confiance. Effectivement, les familles dont vous parlez se trouvaient désemparées par l’attitude de leurs enfants, j’ai pensé que les professionnels de la fondation, que je connais bien, pourraient leur venir en aide.
— Attitude telle que des problèmes pour dormir, pour obéir, ou pour répondre aux questions comme la société le décrète… ce genre d’attitude, n’est-ce pas ?
— C’est un peu plus compliqué que ça, monsieur Fauconnier, répliqua sèchement le religieux, à qui la condescendance de son interlocuteur n’avait pas échappé.
— Sûrement, car il me semble que les traitements appliqués aux enfants sont de nature assez dure.
Le prêtre dévisagea tour à tour Évariste et Isabeau. Ses tempes commençaient à luire de sueur.
— Je ne comprends pas…
— Ces familles nous ont rapporté que les protocoles de soins appliqués à leurs enfants se trouvaient être assez invasifs, pour ne pas dire très violents pour de si jeunes organismes, mentit Évariste.
— Je ne crois pas qu’ils aient pu dire cela.
— Pourquoi ?
— Parce que nous ne faisons rien qui pourrait perturber les enfants.
— Nous ? Alors vous participez à ces protocoles ?
— Heu, je… il m’arrive d’être consulté et, comme je connais parfois très bien les parents, j’aime suivre de près les progrès des enfants. L’idée est avant tout de les aider et de les rendre plus forts.
— Parce que leur problème est d’être faibles ?
— Non, mais la plupart doivent apprendre à faire face à leurs peurs afin de vivre une vie plus sereine.
— C’est pourquoi vous les confrontez brutalement à ce qui les effraie le plus et que vous les endurcissez en augmentant leur tolérance à la douleur.
Arrondissant ses yeux si grand qu’ils manquèrent de quitter leurs orbites, le père Martin bafouilla de longues secondes avant de trouver à formuler une réponse intelligible :
— Enfin, mais absolument pas ! Nous ne ferions jamais ce genre de choses avec des enfants. Je ne peux pas croire que les parents que vous citez aient pu colporter ces mensonges. Vous inventez de toutes pièces. Je connais ces personnes, ce sont des gens bien qui font ce qu’il faut pour aider leurs enfants. Vos insinuations sont proprement scandaleuses ! Vous n’avez aucune idée du travail extraordinaire que les professionnels font dans ces locaux.
— Justement, où sont-ils ?
— Qu… Quoi ? Qui ?
— Tous ces professionnels qui soignent ces enfants. Nous n’en avons vu aucun depuis que nous sommes là. Si vos soins sont si parfaits, si vos très jeunes patients sont correctement pris en charge, pourquoi ne participent-ils pas avec les autres aux activités que nous avons pu observer en visitant vos locaux ?
— Eh bien, c’est très simple. Les enfants sont des patients plus délicats que les adultes. Nous préférons dans un premier temps les isoler des adultes, pour qu’ils se sentent en sécurité. La moindre interférence peut les perturber, c’est pourquoi nous en gardons beaucoup en pension la semaine. Mais sachez que maintenant que je mesure votre manque de tact et votre mauvaise foi, je ferai tout ce qui est en mon pouvoir pour vous empêcher de leur parler.
— Vous essaierez, sourit Évariste de façon carnassière.
— Est-ce une menace ? interrogea le prêtre, sur la défensive.
— Une simple description des faits.
— Je vais vous demander de quitter mon bureau.
— Ce qui est très étonnant.
Isabeau et Évariste se dirigèrent vers la porte. Au moment de l’ouvrir, l’enquêteur se tourna une dernière fois vers le religieux :
— Quel est votre rôle dans cette histoire ? Vous êtes un homme d’Église, votre domaine de compétence est l’âme humaine. Alors quel intérêt avez-vous à observer des patients qui sont, de par leur pathologie, bien loin d’être des brebis parfaites pour votre paroisse ?
— Nous accueillons et réparons toutes les âmes, monsieur Fauconnier, claqua froidement le prêtre, et mon aide s’adresse à tous les êtres humains, croyants ou non.
Le regard d’Évariste se fit si perçant qu’Isabeau en fut mal à l’aise pour le père Martin. À peine furent-ils dans le couloir que les deux visiteurs entendirent l’homme d’Église mettre deux tours de clef dans la serrure.
— Cet homme a une étiquette collée au milieu du front qui dit« je suis coupable », observa Isabeau.
— Sans nul doute, mon ami, mais elle dit aussi une chose encore plus intéressante.
— À savoir ?
— « Ce n’est pas moi le cerveau ».
— Qu’est-ce qui vous fait dire ça ?
— C’est un homme de l’ombre, il est mal à l’aise dans une conversation qu’il ne contrôle pas et qu’il n’a pas répétée auparavant. C’est sans doute ce qui explique la différence d’attitude entre celle décrite par les parents qui ne jurent que par son formidable sens de l’écoute, et celle qu’il a eue avec nous, celle d’un homme nerveux, peu sûr de lui, voire même en panique. Croyez-moi, pour penser et organiser ces sévices, il faut un sang-froid à toute épreuve.
— Il n’avait pas l’air à l’aise, je vous l’accorde. Mais s’il a commis des crimes envers des enfants, il est normal que vos questions l’aient déstabilisé.
— Un leader aurait fait face. On aurait eu droit à une manifestation d’agressivité bien plus tôt dans la conversation. Je n’ai pas arrêté de lui manquer de respect et de l’assaillir de questions déplacées, et pourtant il a attendu que je l’accuse ouvertement de torture pour nous mettre à la porte. N’importe qui d’autre aurait mis fin à l’entrevue bien plus tôt. C’est un homme qui a l’habitude d’obéir et de subir. Quel que soit son degré d’implication dans ce qu’ont vécu Henri, les jumelles ou Armand, ce n’est pas lui qui en est à l’origine.
— Alors pourquoi Élisée et Henri l’ont-ils désigné ?
— Parce que s’il n’est pas le cerveau, je le crois coupable d’un réel sadisme. Je pense que Louise a sans le savoir cerné la nature de ce personnage. Les jeunes victimes révèlent rarement du premier coup le nom de leur tortionnaire, elles ont bien trop peur pour cela. Elles feintent en désignant la personne ayant l’air le plus coupable. Ainsi, l’interrogatoire cesse et l’adulte prend la défense de l’enfant sans que celui-ci ait à craindre de représailles. Au mieux, le père Martin est celui qui les a envoyés dans la gueule de la Bête, au pire, il a œuvré à ses côtés.
Sans perdre de temps, ils firent le chemin inverse. Lorsqu’ils retournèrent à leur hôtel, le salon vert était un peu moins encombré que les jours précédents. L’horloge murale affichait presque 20 heures, et une odeur de pain à l’ail flottait entre deux pièces. Comme la suite d’Évariste n’était pas assez grande et pratique à son goût, ils avaient pris l’habitude d’élire domicile dans un coin du salon, non loin de la cheminée.
Cependant, ce soir, Évariste semblait contrarié par la présence des clients. Cherchant du regard l’hôtelière, il finit par apercevoir Odette attablée et en grande conversation avec Marie Vochez.
— Oh, monsieur Fauconnier, roucoula-t-elle de plaisir, votre journée a-t-elle été bonne ?
— La réponse à cette question mériterait plus d’une soirée, très chère. Bonsoir, madame Vochez, quel plaisir de vous voir.
Marie rendit le salut avec un sourire discret et un peu fatigué.
— J’avoue que ma visite ce soir n’est pas totalement désintéressée, même si j’apprécie toujours de voir ma vieille amie Odette, enchaîna-t-elle.
— Que puis-je faire pour vous ?
— Eh bien, Odette a sous-entendu que vous passiez très régulièrement à la fondation.
— Sous-entendu ? répéta Évariste. Je doute que notre chère Odette soit dotée d’une telle option. Je pencherais plus pour affirmer.
L’hôtelière décida de prendre la remarque pour un compliment, comme d’ailleurs tout ce qui sortait de la bouche du Français par un étrange effet de miroir déformant.
— Donc, je me suis dit que… peut-être, hésita Marie, vous auriez l’occasion de repasser par la forêt de Peseux. Pour une promenade, par exemple ? Les bois sont beaux, à cette période de l’année où les journées se rallongent…
Dans les intonations de sa voix, Isabeau capta un élan de désespoir qui atteignit son propre cœur, telle une flèche qu’elle aurait décochée sans le vouloir. Comment avouer à cette mère qu’ils avaient bel et bien revu son fils et que, si ce dernier continuait d’errer comme un spectre, c’était en raison des mauvais traitements et des tortures infligées par ceux-là mêmes en qui ses parents avaient placé toute leur confiance ? Comment lui dire que, d’une certaine façon, elle était responsable de l’état de son garçon pour l’avoir précipité, sans le savoir, dans les griffes de ses bourreaux ?
— Bien sûr, répondit Évariste avec la bienveillance intense dont il savait faire preuve quand il voulait. Isabeau a constamment besoin d’exercice, et la forêt est en effet splendide.
Les yeux de Marie Vochez s’humidifièrent. Elle ramassa un petit panier qui se trouvait posé au sol à côté de sa chaise et le glissa sur la table.
— Si jamais, au cours de vos promenades, il vous arrivait de croiser à nouveau Armand, pourriez-vous lui laisser ceci ? Ce sont des petites choses qu’il aime, et elles ne sont pas périssables. Enfin, c’est seulement si… vous savez…
— Je serai ravi de vous servir de messager, assura Évariste en s’emparant du panier.
— Merci, murmura Marie, tandis qu’Odette lui tapotait doucement le bras.
— J’en arrive à me dire que ce monde perd complètement la tête, souffla l’hôtelière. Et je vais finir par croire que c’est vous qui apportez le chaos.
— J’adorerais avoir ce talent, mais je crains que vous surestimiez mon pouvoir et que vous sous-estimiez la propension des hommes à faire chaque jour de mauvais choix.
— En attendant, depuis que vous êtes arrivé, rien ne tourne plus rond dans cette ville. Il y a eu tous ces morts à Venise, et puis ses rumeurs sur votre Louise Duval. Rumeurs qui avaient pourtant l’air d’être fondées, et voilà que, revirement de situation, la malheureuse était innocente. Non mais quel feuilleton ! On n’a jamais vu ça ici. Le monde devient fou !
— Comment ça, innocente ? répéta Évariste en faisant l’effort de synthétiser le flot de paroles d’Odette.
— Oh, on ne vous a pas dit ? jubila celle-ci à l’idée de pouvoir encore apprendre quelque chose à son enquêteur. Quelqu’un qui travaille à la fondation s’est rendu à la police et a disculpé mademoiselle Duval. Apparemment, c’est un témoin, et il a assuré qu’elle avait été accusée à tort.
— Je serais vraiment curieux de savoir d’où vous tenez ces informations…
Odette pointa du doigt un couple assis à une table vers l’entrée du salon vert.
— La femme, là-bas, elle travaille à l’accueil du poste de police. Je peux vous dire que ça les a marqués. Ils n’ont pas l’habitude de ce genre d’histoires rocambolesques. Vous savez, Neuchâtel est une ville tranquille, d’habitude. Tout est calme.
— Comme les sables mouvants.
— Pardon ?
— Rien. Ma chère Odette, vous n’avez jamais pensé à vous reconvertir dans le métier d’enquêteur ? Je sens chez vous une aptitude naturelle à cette fonction.
— Oh ! là… Moi, je suis très bien à ma place. Croyez-moi, c’est la meilleure, ricana-t-elle en rougissant telle une adolescente.
— Récolter sans jamais s’exposer, souffla Évariste, pensif. Auriez-vous par hasard un endroit où nous pourrions travailler en toute tranquillité, Isabeau, Georges et moi ?
Odette réfléchit en roulant des yeux, ce qui de l’avis de tous prit un long moment.
— Il y a peut-être la petite salle près du jardin d’hiver. On s’en servait avant pour le petit déjeuner, mais elle est devenue trop petite. Si vous voulez être tranquilles, c’est parfait, par contre elle est encombrée. On s’en sert un peu comme débarras.
— Ce sera parfait.
— D’accord.
Comme Évariste ne bougeait pas d’un cil et que son regard se voilait d’une ombre, l’instinct quoique un peu défaillant d’Odette finit par comprendre.
— Oh, maintenant… Vous le voulez maintenant. Suivez-moi.
Isabeau et Évariste obtempérèrent non sans un certain soulagement et longèrent à la suite de l’hôtelière le couloir divisant l’établissement en deux.
— D’ailleurs, je voulais vous dire, ajouta-t-elle, votre Georges, c’est un drôle de personnage.
— Oui, nous aimons tous Georges, répondit distraitement Évariste.
— Il a réorganisé mes placards de cuisine, en disant qu’ils n’étaient pas… fonctionnels.
— Et c’est mieux ?
— Bah, je ne sais pas encore, mais c’est perturbant. Voilà, on y est.
Odette ouvrit une porte qui donnait sur une pièce d’une trentaine de mètres carrés, encombrée de tables et de chaises rassemblées par tas. Des piles de draps s’entassaient sur des meubles autrefois présents dans les chambres, mais relégués à la poussière pour cause de manque de modernité. Au mur, quelques aquarelles d’amateurs représentaient du gibier, et un portrait peint à l’huile sans grand talent mettait en scène un jeune homme ressemblant beaucoup à Odette.
— Ça vous ira ? s’enquit cette dernière.
— Vous êtes parfaite, ma chère.
Elle se mit à rougir de plus belle, ce qui ne manqua pas d’amuser Isabeau.
— Vous voulez que je vous apporte quelque chose ? À boire ou à grignoter ?
— Georges pourvoira à tous nos besoins. Nous vous libérons.
— Georges, évidemment, marmonna Odette avant de quitter la pièce.
Isabeau retira sa casquette et sa veste, puis tira deux tables et trois chaises au milieu de la pièce.
— Par tous les saints de l’enfer, cette femme me tape sur les nerfs, grimaça Évariste en fixant le portrait.
— Ne soyez pas si mesquin, il est à peine 20 h 30, ironisa Isabeau.
En quelques instants, la salle faisant office de débarras fut transformée en salle faisant office de bureau. Isabeau avait étalé les dernières notes qu’il avait prises et commençait à les agencer selon un ordre précis qu’il avait lui-même établi.
— Votre thé et votre café, messieurs.
— Georges, vous êtes-vous procuré les plans de la fondation comme je vous l’avais demandé ?
— Bien sûr, monsieur, je vais vous les chercher.
— Pourquoi tenez-vous tant à voir ces plans ? s’étonna Isabeau.
— Ah, et tant que j’y suis, avez-vous eu des nouvelles de Joras ?
— Je crains que non, monsieur, répondit le majordome.
— Que fait cette vieille bourrique ? Un cas comme celui de Venise aurait dû le mettre sur ressort.
— Désirez-vous que je le joigne, monsieur ?
— Oui, merci.
Évariste s’assit en face d’Isabeau, qui attendait toujours sa réponse avec une patience qui l’étonnait lui-même.
— Je veux me rendre compte du pourcentage de surface des locaux que nous avons pu visiter.
— Vous soupçonnez que nous n’avons pas vu les salles où peuvent être pratiquées les fameuses expériences décrites par Henri ?
— Si nous partons du principe que cet enfant dit vrai, ils sont plusieurs dans une même salle, et les traitements infligés demandent des accessoires et du personnel. J’aurais tendance à conclure qu’il faut des espaces bien plus grands que les salles de réunion que nous avons visitées.
— Les plans que vous avez demandés, monsieur.
— Merci. Alors, voyons ce que nous avons…
Après avoir étalé les immenses feuilles couvertes de tracés géométriques et de formules de mesure, Évariste fit glisser ses longs doigts de pianiste sur les lignes parallèles et perpendiculaires du plan de la fondation. Il se tut un long moment, l’esprit entièrement happé par son observation. Isabeau se plongea dans ses notes, et Georges se confondit avec l’atmosphère feutrée, nimbée de la lumière ocre des plafonniers et des lampes sur pied. Au bout d’un temps de recueillement quasi méditatif infini, Évariste se mit à bouger et posa le menton sur ses mains.
— Sur ce plan, je ne vois aucun endroit assez éloigné des bureaux d’accueil et administratifs pour ne pas éveiller les soupçons, mais suffisamment accessible pour y faire circuler des brancards.
— Si je peux me permettre d’intervenir, monsieur, j’ai peut-être la réponse.
— Parfois, j’ai peur de ne pas vous encourager à la mesure de vos talents, Georges.
— Je m’en remettrai, monsieur. Lorsque mon contact m’a transmis les plans, j’en ai profité pour demander à l’administration neuchâteloise la copie du marché public qui a été passé par le canton à qui appartient la forêt.
— Vous m’émoustillez, Georges.
— Le cahier des clauses techniques a été d’une lecture fort intéressante, car il détaille le volume de terre qu’il a fallu excaver afin de pouvoir placer les fondations de la structure.
— Et ?
— Eh bien, si l’on rapproche les chiffres en volume de terre inscrits dans le marché et ceux référencés dans les plans, il y a une légère différence.
— Légère comment ?
— Plusieurs tonnes, monsieur.
Isabeau comprit à l’expression d’excitation jubilatoire de son mentor qu’ils tenaient quelque chose.
— Se pourrait-il que ce soit une erreur de report ? tenta le jeune homme.
— Je ne pense pas, monsieur. Il y avait un maître d’ouvrage, ainsi qu’un architecte japonais extrêmement réputé. Une erreur qui se répéterait sur les mêmes chiffres et les mêmes lignes me paraît très peu probable. Les plans de la fondation affichent plusieurs tonnes de terre en moins pour le remblai et les fondations que le contrat de marché.
— D’accord, et qu’est-ce que cela veut dire ? interrogea Isabeau. Qu’ils ont surévalué les dépenses dans le marché pour obtenir une meilleure avance ou bien alourdi les factures ?
— Ou que quelque chose a disparu des plans de la fondation, proposa Évariste, un volume qui représenterait plusieurs tonnes de terre retournée, évacuée et tassée.
Isabeau écarquilla ses yeux.
— Quelque chose comme un sous-sol supplémentaire absent des plans, précisa l’enquêteur, qui constatait que son apprenti mettait du temps à tirer la conclusion.
En réalité, le jeune homme avait bel et bien tiré la conclusion, et en était même déjà à anticiper la suivante. Se rembrunissant, il colla son dos dans le fond de son siège et s’exclama :
— Oh non ! Non, non, non, non.
— Georges ? Ne trouvez-vous pas qu’Isabeau manque d’un certain sens de la fête ? Que pourrions-nous faire pour remédier à cela ?
— Ce que vous faites toujours, monsieur : vous ne l’écoutez pas et vous le forcez.