Le 20 octobre 1943,
Camp de Struthof
Les baraquements sont numérotés. Au départ, je pensais que c’était un détail, mais très vite j’ai compris que ce numéro serait une des choses les plus importantes de notre vie. Il deviendrait notre identité, notre personnalité, il deviendrait nous.
Quand notre groupe est arrivé – du moins ce qui restait de l’amas d’origine – il a été affecté au baraquement 9. Chacun d’eux se voit attribuer une spécialité. Les Allemands vouent un culte à la catégorisation, ils pensent que la solution s’applique ensuite plus facilement aux problèmes si on les a préalablement identifiés, classés et étiquetés. Sauf que, pour eux, tout est un problème.
Comme c’est à moi qu’on a donné le papier et le stylo, je pense qu’il est important de parler de ceux qui n’écriront jamais. Si leur voix se perd dans la brume diabolique de ces hauteurs, au moins mon encre aura enregistré leurs paroles et leurs noms. Et puis, que pourrais-je coucher d’autre sur mes lignes ? Des réflexions philosophiques sur le sens du Bien et du Mal ? Sur les rapports complexes de Dieu et du Diable ? Entre les serres de la famine et les crocs de la douleur, je me souviens à peine de comment utiliser mon cerveau.
Parmi tous les visages spectraux que je croise, il y en a quatre que je pourrais reconnaître même sous le masque épais de la crasse et de la maladie. Albert Sorel, le plus tendre, Aimé Langlois, le plus malin, Roger Lambert, le plus drôle, et Guy Richard, le plus combatif. Nous faisons partie des chanceux à occuper le baraquement 9, le plus petit du camp et le moins exposé au vent. Aimé et Guy sont des soldats, mais Roger, Albert et moi faisions partie de la Résistance. Enfin, à divers degrés d’implication. Le moindre désaccord avec la méthode allemande vous place instantanément dans la catégorie des résistants. La subtilité n’entre pas dans les prérogatives intellectuelles des officiers SS. Comme aucun de nous n’est juif, nous avons été triés, lavés, fouillés, rasés et numérotés à part. Une fois affectés à un baraquement, nous n’avons plus vraiment de contact avec les autres prisonniers qu’on croise, sans les voir, quand on travaille à l’extérieur. Mais nous avons très vite compris que nous ne ferions pas partie des chanceux à se tuer à une tâche absurde. Nous avons été sélectionnés pour l’une des grandes passions des nazis : la science et l’évolution.
Au départ, nous avons cru être des sortes d’élus, les seuls autorisés à traverser l’enfer sans subir ses châtiments. Guy a émis l’hypothèse que c’était peut-être en rapport avec nos fonctions dans la Résistance. Nous avions tous réalisé un ou deux bons coups – parfois sans le vouloir – qui nous avaient valu une certaine réputation d’intelligence et d’ingéniosité. Guy pensait que les nazis voulaient obtenir des renseignements sur ce qu’on savait de nos cellules respectives. Aimé, lui, pensait que ça avait plutôt à voir avec nos qualités physiques et la robustesse qu’on pouvait supposer en regardant notre pedigree. Les Allemands étaient obsédés par les caractéristiques des races et les critères de pureté, peut-être que nous correspondions à tout cela ?
J’aurais aimé que ces hypothèses nous occupent plus longtemps. Mais très vite, trop vite, nous avons eu la réponse et nous avons regretté de ne pas travailler dehors avec les autres non-élus. Tellement regretté.
L’amour de la science des nazis passe par l’amour de l’expérimentation. En fait, d’une certaine façon, nous étions bel et bien des élus.
Des cobayes élus.