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19 juin 1952, Hôtel de Paris Monte-Carlo, suite de la mariée, 19 h

 

 

Quand Anatole Bélanger fut averti par son ami Maurice Granger qu’il y avait un problème avec l’épouse de son fils, il n’imaginait pas que le mot « problème » puisse prendre ce sens.

Au quatrième étage de l’hôtel, dans la suite somptueuse louée pour la mariée et ses proches, le problème lui sauta à la figure aussi violemment qu’un chien enragé. Au milieu de la pièce se trouvaient quatre personnes : les parents de la mariée, bizarrement soudés l’un à l’autre, la mariée assise devant une coiffeuse et dos à la porte, ainsi que l’une des demoiselles d’honneur. Face à ce tableau qui donnait l’impression d’en figer les protagonistes, Anatole comprit immédiatement que quelque chose clochait. Ce qu’on voyait n’était pas exactement le reflet de la réalité.

Hyppolite et Yvette Bartoli, les parents d’Apolline, n’étaient pas enlacés, ils se battaient. Les personnes n’étaient pas figées, elles étaient tétanisées par l’effroi.

Malgré son imposante carrure, Hyppolite ne parvenait pas à contenir les gesticulations de sa femme. Et pourtant, ce n’était qu’une minuscule créature dont la silhouette rappelait vaguement celle d’un bouchon de champagne. Elle ne devait pas peser plus de quarante-cinq kilos. Mais la rage qui émanait de cette petite bonne femme était d’une telle intensité qu’elle lui donnait une force surhumaine. Son époux avait beau tenter de la ceinturer pour étouffer sa colère, elle se cabrait si fort qu’il n’arrivait pas à garder son équilibre. Un cri déchirant ayant pris directement naissance dans les entrailles d’Yvette éclata brutalement dans l’air et glaça le sang de tout l’auditoire. C’était le genre de son qu’un être humain ne poussait qu’une ou deux fois dans sa vie.

Anatole n’était pas un homme impressionnable. Il faisait partie de ces organismes à sang froid qui ne bougent qu’en cas d’ultime nécessité. Aussi la réaction démesurée et irrationnelle d’Yvette ne fut-elle pas de nature à le perturber. Néanmoins, elle le renseigna sur la gravité d’une situation qui lui échappait toujours. Il interrogea du regard son ami Maurice, lequel se contenta de lui désigner la mariée. L’immobilisme de cette dernière, nonchalamment assise devant le miroir, apparut soudain aux yeux d’Anatole comme une chose particulièrement dérangeante. Il avança lentement vers elle, prenant soin d’atténuer le bruit de sa canne sur le sol. À cet instant précis, il était loin d’imaginer ce qu’il allait découvrir.

Dès qu’il fut à la hauteur de la jeune fille, il comprit qu’elle était morte. Il y avait une sorte de mollesse inhumaine dans la façon dont le corps tenait assis, le buste légèrement tassé sur lui-même et les épaules anormalement affaissées. Les avant-bras reposaient lourdement sur les cuisses, telles deux bûches, et le voile recouvrait son visage, comme à l’église. Un détail alerta le sens aigu de l’observation d’Anatole. Quelque chose sous le voile. Il y avait quelque chose d’anormal sous le voile.

Quand il saisit délicatement un pan du tulle qui retombait sur les épaules de la jeune mariée, Yvette poussa un gémissement de bête mortellement blessée. Sa réaction ne troubla pas Anatole, au contraire de ce qui suivit. Lorsqu’il découvrit le visage d’Apolline, il fit un pas en arrière. En lieu et place du joli minois de la jeune femme, il ne restait plus qu’un amas de chair brunâtre et boursouflée. Les yeux avaient disparu au profit de deux cavités sombres, tout comme les gencives, les oreilles et une partie de la joue droite. Seules les dents étincelaient dans un blanc éblouissant au milieu de la noirceur.

— Mais que… que s’est-il passé ? demanda Anatole à qui voudrait bien lui répondre dans la chambre.

— Personne ne sait, indiqua Maurice. C’est mademoiselle Verdier qui a découvert le corps, il y a quelques instants.

— Qui ?

— Moi, intervint la demoiselle d’honneur d’une voix à peine audible. C’est moi qui… qui…

Elle plaqua brusquement les mains devant sa bouche, et personne ne sut si c’était pour retenir un sanglot ou pour s’empêcher de vomir. Probablement l’ignorait-elle aussi.

— Où est Adam ? poursuivit Anatole.

— Il ne devrait plus tarder, on l’a fait appeler dès que nous avons su.

Pour Anatole, Maurice était bien plus qu’un ami fidèle. Il était son ombre projetée. Bien que d’un milieu social radicalement différent, les deux hommes avaient plus ou moins été élevés ensemble. Physiquement, Maurice avait la taille et la consistance d’un petit immeuble en brique, des mains anormalement noueuses aussi larges que des plaques d’égout, et des jambes courtes et légèrement arquées. Même son visage était rectangulaire, comme si le tout avait été pensé pour ne jamais vaciller. Il était tout le contraire d’Anatole, dont l’allure longiligne, les traits émaciés, les yeux un peu globuleux et le nez aquilin lui donnaient l’air d’un vautour toisant le monde du haut de sa branche décharnée.

Maurice était un homme pragmatique et assez peu enclin à l’émotion, en dehors de la colère, de temps à autre. Pour cet esprit cartésien, chaque situation commandait une action, et, si ce n’était pas le cas, alors cela ne valait pas la peine de s’y attarder. Aussi décida-t-il de revenir à l’essentiel en indiquant discrètement à son ami qu’il fallait s’occuper des parents avant qu’ils n’ameutent tout l’hôtel. Anatole comprit les recommandations silencieuses de son acolyte. Il s’approcha du couple Bartoli et plaça une main glacée sur l’épaule d’Hyppolite.

— Je vous en prie, il ne faut pas rester ici.

— Et… Et… où vo… voudriez-vous que j’aille ? Loin de ma fille ? C’est cela ?

La voix d’Hyppolite était hachée, brisée. Cet homme qui, deux heures auparavant, lors du vin d’honneur, avait prononcé un discours lyrique et puissant semblait à présent savoir à peine comment parler. Anatole comprit qu’il ne pourrait aller plus loin dans la communication avec lui. Il opta pour un autre angle d’attaque :

— Il faut penser à votre femme, mon ami. Je me charge du reste.

La voix d’Anatole s’était faite douce, veloutée, presque hypnotique. Il y avait certainement un peu du serpent dans la façon qu’il avait parfois d’interagir avec son prochain. Dans certaines situations, cette qualité présentait quelques avantages. Comme lorsqu’on voulait endormir la vigilance de quelqu’un. Hyppolite tourna des yeux débordants de douleur vers son épouse, dont le corps sursautait à chaque nouveau sanglot.

— Je… Oui, d’accord. Où…

— Il me semble que nous avons réservé plusieurs autres chambres pour les invités à cet étage, n’est-ce pas ?

Anatole s’adressait à la demoiselle d’honneur, qui tremblait comme une feuille, les yeux perdus dans le vague. Il dut se répéter pour qu’elle entende et comprenne enfin que le message lui était destiné.

— Oh oui, oui, répondit-elle, soulagée d’avoir enfin une raison de quitter la pièce. Je sais lesquelles. Suivez-moi, je vais vous y conduire.

Lorsque Hyppolite fit avancer sa femme en direction de la sortie et que le corps de sa fille entra à nouveau dans son champ de vision, il hésita. Anatole le remarqua et vint se placer juste devant. Il insista :

— Faites-moi confiance, il n’est pas sain que vous restiez ici. Croyez-moi, ce n’est pas votre petite fille. Cette chose n’est plus votre petite fille.

Hyppolite acquiesça dans une sorte d’état second, puis entraîna sa femme vers le couloir. En réalité, il la portait plus qu’il ne la guidait, car la pauvre femme avait cessé de hurler, de gémir ou de faire quoi que ce soit. Elle n’était plus qu’une vieille souche qu’Hyppolite déplaça jusqu’à l’une des chambres réservées à la famille.

Une fois seuls, Anatole et Maurice échangèrent un regard sombre.

— Les secours et la police ont-ils été appelés ? demanda le premier.

— Non, je ne pense pas. Je suis arrivé en même temps qu’Hyppolite et madame Bartoli, et je ne crois pas que la petite demoiselle ait été en état de le faire.

— Bien.

— À quoi penses-tu ?

Anatole se rapprocha du cadavre d’Apolline. Il demeura silencieux pendant de longues secondes.

— Ce n’est pas quelque chose qu’on voit tous les jours, finit-il par dire sur un ton absent. Ça non.

Adam fit brusquement son entrée, suivi de près par la tante de la mariée et son ami Jacques. Le jeune homme s’étonna de tomber sur son père et Maurice. L’expression de son visage passa de l’inquiétude à la crainte prononcée.

— Que… se passe-t-il ? Apolline ?

— Maurice ! ordonna Anatole.

Son ami d’enfance vint barrer la route à Lucette et à Jacques.

— Je vous en prie, ne rentrez pas. Inutile de vous infliger ce spectacle, conseilla-t-il, poliment mais fermement.

— Pardon ? s’étonna Jacques.

— Attendez dehors, nous vous expliquerons tout dans quelques instants.

— Pardon ? s’offusqua Lucette. Je vous en prie, laissez-nous pa…

— Madame, coupa Maurice, vous serez plus utile auprès de votre sœur. S’il vous plaît.

Il clôtura la conversation en fermant la porte de la chambre. Resté à l’intérieur, Adam balaya rapidement la pièce du regard, jusqu’à apercevoir Apolline.

— Apolline ? appela-t-il, avant de s’élancer vers elle.

Maurice lui saisit le bras pour le retenir. Adam eut un mouvement de recul et de défiance. Tout dans son être exprimait un puissant ressentiment envers l’ami de son père.

— Père ?

— Je suis désolé, mon fils.

Maurice libéra Adam, qui s’élança vers son épouse. Au moment de s’accroupir à son niveau, il lâcha un hoquet d’effroi qui le déséquilibra et le fit tomber sur les fesses.

— Oh… mon… Dieu… Je… Qu’est-ce que… App…

Il se mit à suffoquer.

— Qui est-ce ? demanda-t-il en essayant en vain de se relever. Ce n’est pas Apolline… Ça ne peut pas être elle.

— Je crains que si, répondit son père.

— Non ! s’emporta Adam. Non ! C’est sa robe, oui, mais ça… cette chose dedans, ce n’est pas Apolline, non !

Anatole fit signe à Maurice de le prendre en charge. C’était ainsi depuis qu’ils avaient dix ans : Anatole ordonnait, Maurice exécutait. Et depuis plus de quarante ans, leur duo fonctionnait à merveille. L’exécutant se dirigea donc vers Adam, lequel se redressa d’un bond, comme pour lui couper l’herbe sous le pied.

— Reculez ! tonna Adam. Vous n’allez pas me faire sortir d’ici, comme les autres ! Il s’agit de ma… ma femme. Vous allez me dire ce qui lui est arrivé, maintenant !

— Nous l’ignorons, Adam, avoua Maurice en tentant d’adoucir sa voix rauque.

— Comment ça ? Mais elle est… elle est… On dirait qu’elle a été brûlée vive et… Oh, non, je crois que je vais…

Adam se précipita dans les toilettes et, quelques secondes à peine après les avoir atteintes, se mit à vomir tripes et boyaux. Demeurés dans la chambre, Anatole se rapprocha de Maurice.

— Il faut appeler la police, nous avons déjà trop attendu, conseilla le premier.

— Entendu. Mais une fois que tu l’auras fait, il va falloir reprendre le contrôle des choses.

— C’est-à-dire ?

— Fais venir Fauconnier et son collaborateur.

Maurice passa sa grosse main tordue sur son menton. Il réfléchissait, ce qui ne lui donnait pas spécialement l’air intelligent. Anatole cala sa canne contre une chaise et s’assit. Se tenir debout trop longtemps finissait par lui provoquer de violentes décharges dans la jambe.

— Nous n’avons pas le choix, confia-t-il à voix basse pour que son fils n’entende pas. Ce n’est pas le moment que quelqu’un s’intéresse à nos affaires.

— Et tu penses que c’est une meilleure idée que lui, s’y intéresse ?

— Lui, a fait vœu de silence.

 

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Isabeau s’approcha de ce qui fut autrefois un visage. Depuis que le jeune homme travaillait pour Sainte-Cécile, ou plus exactement depuis qu’il travaillait avec Évariste, il en avait vu, des choses dégoûtantes, suintantes et sanguinolentes, mais cet horrible masque boursouflé restait un spectacle difficilement soutenable. Il avait du mal à superposer l’image de la belle mariée sortant de l’église, quelques heures auparavant, son corps baigné dans cette incroyable lumière méditerranéenne, et celle de l’amas de chair noirâtre et calcinée qu’il avait à présent devant les yeux. Le plus étonnant dans ce spectacle déjà fort peu conventionnel était que, si le corps entier de la défunte était noirci de brûlures, la robe quant à elle était parfaitement intacte. Le blanc soyeux du tissu ressortait d’autant plus que le corps était de couleur brune et, aux endroits où il touchait la chair carbonisée, il paraissait irradier.

— C’est une chose bien singulière, mon ami, déclara Évariste, le nez collé sur la robe du cadavre, comme s’il avait voulu compter les minuscules fleurs brodées dessus.

— Ça, c’est certain. On dirait qu’elle a pris feu de l’intérieur, renchérit Isabeau en dégageant le voile des épaules de la défunte pour constater que les brûlures étaient présentes sur toute la surface du corps.

— Les gants ne sont pas du tout assortis à la tenue.

Avec le temps, Isabeau ne se formalisait plus des chemins tortueux que prenaient les raisonnements de son mentor. Évariste s’attachait aux détails que personne ne voyait et qui n’avaient jamais aucun rapport à l’instant précis où ils étaient relevés. Mais il se produisait des liens étonnants dans les connexions de son cerveau, et cela lui permettait de comprendre des choses que les autres ne comprenaient pas.

— Avez-vous remarqué que nous sommes peut-être face à un cas de combustion spontanée ? persista Isabeau en parlant plus doucement pour ne pas rajouter au drame.

— Est-ce qu’elle portait des gants, à la sortie de l’église ? J’ai un doute.

— Je… Je n’en sais rien.

— Ce n’est pas grave, mon cher, vous restez heureusement très beau.

Le jeune homme inspira profondément :

— Cette jeune femme est morte brûlée vive. Aucun signe de combustion sur elle ou autour d’elle.

— En êtes-vous certain ?

Évariste sortit de sa veste un stylo et une loupe. Avec une infinie précaution, il se servit de la pointe du crayon pour faire bâiller le tissu des gants au niveau des poignets.

— Si vous acceptiez de décoller vos yeux de ces gants une petite minute, reprit Isabeau, vous constateriez tout comme moi que la peau de cette pauvre malheureuse est gravement brûlée, contrairement à sa robe. Ce qui est certain, c’est que ça ne ressemble pas à des brûlures de contact. On dirait des lésions dues à des produits chimiques, ou peut-être à de l’électricité… Mais il y aurait des traces aussi sur la robe. C’est très étrange.

— Depuis que vous avez commencé votre médecine, c’est fou ce que vous parlez.

— Elle a brûlé de l’intérieur, répéta Isabeau en faisant les gros yeux.

— Et j’avais entendu la première fois, répliqua son interlocuteur en pinçant ses lèvres d’un sourire en biais.

Évariste se redressa et fixa la personne qui l’avait fait venir dans la chambre.

— Combien de temps est-elle restée seule dans cette pièce ?

— Je ne sais pas exactement, répondit Anatole. D’après la demoiselle d’honneur qui a trouvé le corps, elle s’était éclipsée depuis à peine plus d’une demi-heure. Apparemment, elle souffrait d’une migraine depuis la sortie de l’église et souhaitait se reposer avant la soirée.

— Et personne ne sait si quelqu’un lui a rendu visite pendant cette demi-heure.

— Non, en effet. Cependant, il y a toujours du mouvement dans le couloir. Nous avons loué presque toutes les chambres de l’étage. Je ne crois pas qu’un inconnu errant par ici aurait pu passer inaperçu.

— Et si cet inconnu portait l’uniforme du personnel de l’hôtel ?

Anatole ne répondit rien. Son expression confirma qu’Évariste venait de marquer un point.

— Dois-je comprendre que si vous m’avez fait monter pour constater les circonstances de la mort de votre belle-fille, vous envisagez de faire appel à nos services ?

— Je n’ai pas encore pris de décision, avoua Anatole en durcissant le ton. Je suis un homme qui ménage toutes ses options. Quand la police sera là, j’en aurai beaucoup moins.

— Je comprends.

Maurice ouvrit brusquement la porte de la chambre et la referma aussitôt.

— Les forces de l’ordre sont ici, annonça-t-il avec froideur.

Anatole interrogea Évariste du regard.

— Nous avons terminé, répondit ce dernier en rangeant stylo et loupe.

— Vous êtes sûr ? demanda Isabeau à voix basse.

— Oui, j’ai compris, elle a pris feu de l’intérieur.

— Je vous recontacterai très rapidement, selon la décision que j’aurai prise, indiqua Anatole en ouvrant une autre porte, qui donnait sur la salle de bains, laquelle communiquait directement avec une seconde suite située de l’autre côté.

— Et celle de monsieur Bartoli, nuança Évariste. Je suppose, puisqu’il s’agit de sa fille, que la décision viendra de vous deux.

— Bien sûr. Hyppolite et moi parlons d’une même voix.

— Une dernière chose, cependant, avant de partir. Connaissez-vous une personne dont les initiales sont « OS » ?

— « OS » ? répéta Anatole en fixant Maurice, qui ne réagit pas plus. Non, cela ne me dit rien. Pourquoi ?

— Parce que ce sont les initiales qui sont brodées à l’intérieur des gants que porte Apolline. Or AB n’a jamais fait OS, même avec beaucoup d’imagination.