Dans l’ombre des coins
Contrairement aux idées reçues, l’art de la torture et du meurtre n’impliquait pas nécessairement l’absence de culture et de savoir-vivre. Bien au contraire, c’était justement son amour pour l’histoire et la littérature classique qui lui avait inspiré ses plus belles réussites.
Il leva les yeux au ciel en espérant distinguer la lune. Elle l’avait toujours inspiré. Cela aurait donné tellement plus de beauté et de poésie à l’entreprise de ce soir si celle-ci s’était déroulée sous le règne froid et exigeant de Diane.
Celui qui désire mais n’agit point engendre la peste.
Chaque fois qu’il passait à l’action, il se répétait cette phrase de William Blake, comme une prière. Pour être tout à fait honnête, il pensait à lui chaque minute de la journée. Presque autant qu’à Dieu. Le fait était que, contrairement au grand Architecte, les citations de Blake étaient plus compréhensibles, et adaptées au quotidien. Et s’il devait éprouver un regret à la fin de sa vie, ce serait celui de ne pas avoir converti plus de personnes à la poésie de celui qu’il considérait comme le plus grand génie littéraire de tous les temps.
Un bruit alerta ses sens. Deux de ses petites fleurs s’étaient échappées du jardin par un tour de force qui lui échappait encore. Elles avaient fait preuve d’une impressionnante ruse, et s’il n’avait pas été si contrarié de devoir leur courir dans les bois à pareille heure, il aurait éprouvé encore plus d’amour pour elles. Ses créatures étaient sa raison de vivre, l’œuvre divine pour laquelle il avait été créé. Il ferma les yeux, huma l’air frais et se concentra sur son ouïe. Ce sens particulièrement développé chez lui avait sauvé la vie de nombreuse fois, mais lui occasionnait aussi certains désagréments.
Un nouveau bruissement, sur la gauche ! Il s’élança avec souplesse et rapidité. Son art exigeait de l’endurance physique. Les amateurs sous-estimaient toujours cette donnée. Tuer était aussi compliqué qu’éprouvant. La plupart des gens s’imaginaient qu’il suffisait de planter un couteau ou de tirer une balle dans une carcasse pour que ce soit réglé. En réalité, l’énergie qu’il fallait pour passer à l’action, arracher le souffle de vie, et, ensuite, se débarrasser du tas de chair qu’il en restait concurrençait celle d’un marathon. Et cela ne valait que pour un meurtre simple ; dès qu’on introduisait des accessoires, le corps et l’esprit devaient être aussi affûtés l’un que l’autre. Par de nombreux aspects, l’œuvre de mort ressemblait à un sacerdoce. Ceux qui ne voyaient pas de sacré dans une gorge qu’on sectionne ou un cerveau qu’on perfore ne dépassaient pas le stade de la barbarie. Pas étonnant qu’ils remplissent les prisons du monde et soient les seuls à parler au nom de la grande famille des meurtriers.
Ce soir, chasser ses deux proies ne lui procurait aucun plaisir ni aucune fierté. Il n’y avait pas de poésie dans l’action, juste un acte nécessaire et mécanique. Comme celui de sortir les ordures. Il fallait le faire, mais personne ne prenait jamais son pied dans l’accomplissement de cette tâche.
Vingt minutes qu’il courait entre les arbres. Il connaissait cette forêt par cœur, elle était une bonne amie ; pas la meilleure, mais pas loin. La nature représentait tout, pour lui. Il admirait ce dont elle était capable, et, quoi que fasse l’Homme, ce n’était qu’une plaisanterie à peine drôle en comparaison de ses créations. Il la vénérait chaque jour et se réjouissait de l’instant où, mis en terre, son corps se détériorerait pour être assimilé à son sol. Après avoir œuvré toute sa vie pour transcender sa condition, il appartiendrait enfin aux forces de l’univers. Il rejoindrait enfin la lumière de Dieu.
Mais avant sa mort, avant son enterrement et son ascension spirituelle, il fallait s’occuper des poubelles. Elles s’étaient répandues un peu partout, et le risque que quelqu’un tombe dessus était grand. Trop grand. Inacceptable. La négligence définissait les esprits médiocres.
Un éclair blanchâtre attira son attention. Toutes ses fleurs portaient des blouses blanches, autant dire que dans l’écrin sombre de la forêt à peine poudrée par l’éclairage lunaire, elles ressortaient comme des pâquerettes au milieu d’un champ de coquelicots. La proie qui se trouvait à quelques mètres devant lui titubait. Cela l’émut. Une fois hors de leur pot, privées du terreau qu’il avait patiemment créé pour elles, ses belles plantes étaient désorientées, sans repères, sans cadre. La liberté pour laquelle elles ne pouvaient être faites jouait comme un poison qui les rongeait de l’intérieur. C’était un spectacle si triste de les voir à ce point diminuées alors qu’elles accomplissaient tous les jours tant de miracles. Il ralentit, cela ne servait plus à rien de se hâter, car son gibier tournait en rond sans le savoir. Il alluma sa lampe torche. À cette heure, à cet endroit, nul risque de témoins. La lumière allait attirer la proie aussi efficacement qu’un papillon. C’était plus fort que tout. Quand il braqua le faisceau sur sa jolie fleur, celle-ci s’immobilisa. Pour elle, il était le Père. Il était la Vérité. Elle tremblait si fort que ses membres auraient pu se rompre. Ses grands yeux humides s’ouvrirent sur le vide. Une fois près d’elle, il s’arma d’un long couteau caché dans sa botte. Il ne craignait pas qu’elle se remette en fuite, mais plutôt qu’elle remue de façon désordonnée. Un accident se produisait vite.
Quand il fut proche de sa fleur, quand elle reconnut son souffle ainsi que la façon dont il tenait l’arme, elle poussa un gémissement à fendre l’âme. Elle tomba à genoux dans les fougères froides et la mousse fraîche. Un vrai petit ange en prière. Qu’elle était belle, en tache opalescente dans l’écrin de verdure sombre ! Peut-être produisait-elle même sa propre lumière. Il soupira. Quel gâchis ! Il l’empoigna à la gorge, sans difficulté. Elle s’agrippa à son bras et le dévisagea comme s’il pouvait la sauver. Selon le point de vue choisi, ce n’était pas si éloigné de la vérité. Le couteau se dressa en l’air puis s’abattit sur la chair dans laquelle il entra avec autant de facilité que si ça avait été dans du beurre. Un jet puissant de sang annonça la section de l’artère, et les gargouillis étranglèrent assez vite les mots qu’elle aurait pu vouloir laisser à la postérité. Nul besoin de parler, il savait ce qu’elle voulait dire.
Il abandonna le corps. Qu’il finisse par être découvert servirait ses plans, c’était une option du jeu. Cependant, il faudrait se débarrasser de l’autre fleur, pour rester subtil. Il se remit en marche, mais, à présent, balayer les ordures le contrariait énormément. Il avait espéré que ses proies auraient fui ensemble et qu’il aurait pu régler le problème sans avoir à le faire deux fois. Or, pour une raison qui lui échappait, elles avaient choisi de se séparer. Fait qui bien entendu lui compliquait la tâche, car le temps qu’il avait passé à récupérer et éliminer la première lui avait fait perdre la trace de la seconde.
Constatant que la nuit perdait de son intensité et que son encre noire se diluait à l’approche de l’aube, il décida de reporter à plus tard la suite de la chasse. Une plante hors de son milieu ne pouvait survivre seule plus que quelques heures. Au mieux, elle aurait la délicate attention de mettre fin à ses jours, au pire, quelqu’un tomberait dessus et cela lui reviendrait aux oreilles. Il fallait avoir une vue d’ensemble pour comprendre quelle était la magnificence de leur nature profonde. Tous les autres ne verraient que le néant.
Celui qui désire mais n’agit point engendre la peste.
Dire que son travail le satisfaisait, ce soir, aurait été exagéré. Même s’il n’y avait pas de quoi s’alarmer, une partie des poubelles n’avait pu être sortie. Mais tout arrivait pour une bonne raison, et l’univers ne lui voulait que du bien. Le raté de cette nuit l’emmènerait sûrement vers autre chose, une autre étape vers l’accomplissement de son œuvre.
Et maintenant que l’enquêteur se trouvait sur sa piste, la théorie allait pouvoir se confronter à la réalité.
Et le jeu commencer.
Une pensée, et l’immensité est remplie.