Dans l’ombre des coins
Il mettait un point d’honneur à tout anticiper avant les autres. Ce soir lui avait rappelé que la vigilance se pratiquait comme un art. Avec la même ferveur et la même rigueur. La soirée avait tourné d’une manière qu’il n’avait pas prévu. Et il en était mortifié.
Pourtant, elle avait bien commencé. Il avait enfin remis la main sur cette bien vilaine mauvaise herbe, après des jours de cache-cache dans les bois. Ah ! il l’avait bien nourrie et arrosée, celle-ci ! Difficile de lui reprocher ce qu’il lui avait enseigné. Si seulement elle avait réservé ses nouveaux talents à la grande cause, plutôt que de n’en faire qu’à sa tête. Et plus le processus fonctionnait, plus elle devenait efficace et dangereuse pour le grand plan. Il aurait dû s’en occuper depuis des mois, des années, même. Mais il l’aimait tant !
Au moment de mettre fin à cette bévue qui jurait dans son jardin, il était tombé sur les deux personnes qu’il s’attendait le moins à voir dans ce lieu et à cette heure. Il n’y avait rien qu’il détestait plus que les surprises. L’étonnement collait aux esprits faibles, étriqués, peu développés. Leurs grands yeux vides derrière lesquels ne se passait pas grand-chose s’écarquillaient davantage, et s’ensuivait la joie naïve de ceux qui ne comprennent rien à rien. Détestable et méprisable.
Quand il avait compris que Fauconnier et son assistant marchaient dans les pas de sa proie, il avait dû changer ses plans à la dernière minute. De là où il se trouvait, il lui aurait été facile d’atteindre celui qu’il traquait. Une lame silencieuse entre les deux yeux, ou judicieusement plantée en un endroit précis de la poitrine, et le tour aurait été joué. La proie aurait râlé, craché, et se serait étouffée dans son propre sang. Pas follement original, mais efficace quand on voulait qu’elle la ferme ! Et puis, tout à coup, il s’était dit qu’il y avait certainement mieux à faire de cette situation. Dieu ne fermait jamais une porte sans en ouvrir une autre. Il suffisait de trouver laquelle. Et soudain, il avait compris Son message.
Avec un esprit aussi subtil que celui de Fauconnier, il fallait savoir doser le mystère sans qu’il apparaisse trop factice. Sa mauvaise herbe en liberté pouvait continuer de le servir, il avait le pouvoir de la contrôler. Avec ce que cette créature livrerait à l’enquêteur, il y aurait de quoi ouvrir de nouvelles pistes. Bien entendu, en rapprochant Fauconnier des œuvres de Dieu, il le rapprochait de lui. Et il fallait bien mesurer le temps : ni trop tôt, ni trop tard.
Il avait écouté avec une grande attention l’échange entre les trois hommes, puis, quand il avait jugé que cela suffisait pour mettre l’eau à la bouche de Fauconnier, il s’était rapproché de sa proie, juste assez pour qu’elle sente son odeur. Sa présence seule avait encore tant d’emprise sur le garçon que, même à plusieurs mètres, elle faisait encore son office. Il lui avait suffi de s’avancer, juste derrière les deux enquêteurs, assez pour que sa proie l’aperçoive dans la pénombre, et l’effroi avait fait le reste.
Une dernière chose lui restait à faire. Ajouter le danger et l’urgence à l’équation livrée au fin limier. Juste un peu de bruit, à peine une menace. Il racla le sol, écrasa des branches et marcha de long en large face aux enquêteurs, dont l’attention fut attirée, comme prévu. C’était risqué, car il agissait sous l’impulsion et sans préparation. Cependant, le bénéfice attendu valait bien qu’il s’expose. Même si, à une seconde près, il aurait été démasqué. L’assistant avait de sacrés bons réflexes et avait l’air de savoir manier une arme. Il devrait penser à intégrer ce paramètre aux autres, car malgré son agilité, la lampe du gamin avait bien failli le ferrer.
Il cessa de courir une fois hors de portée. À présent, il faisait nuit noire. Si la lune n’était pas lumineuse et la voûte céleste dégagée, il lui aurait été plus difficile de s’orienter. Il ne voulait pas utiliser sa lampe torche, ne sachant pas à quelle distance exacte Fauconnier et son assistant se trouvaient. Il n’avait pas l’impression d’avoir été suivi, mais dans le doute, mieux valait rester prudent.
Sa proie bénéficiait encore d’un sursis. Grand bien lui fasse ! Elle l’avait encore servi ce soir, elle méritait de profiter de l’air et du monde encore un moment.
Puis, comme pour les autres, il lui trancherait les racines.
Souffrir les remontrances d’un fou, privilège royal4.