Le 18 décembre 1943,

Camp de Struthof

 

Et si tout ceci avait finalement un sens ? Si Dieu savait ce qu’il faisait en permettant l’existence de ces camps ? Si les corps en miettes, les tortures, les morts d’épuisement, les chairs qui pourrissent n’étaient pour Lui qu’un moyen pour une grande fin ?

Tout aurait un sens. Les prisonniers d’un côté, les soldats de l’autre, les chiens au milieu et les cadavres juste en dessous, cela ne serait qu’une pièce jouée à l’insu des acteurs pour un plus glorieux dessein. Une représentation certes cruelle, insupportable, mais avec un sens. Et l’équilibre de l’univers serait maintenu dans sa globalité, car l’insoutenable deviendrait une simple donnée dans la marche de l’histoire voulue par le Très Haut.

Nous sommes aveuglés, car notre nez reste planté dans le sol couvert de cendres. Cependant, serait-ce une hypothèse si folle ? Quand on observe l’humanité, les grandes évolutions font toujours suite à de grandes douleurs et de grandes catastrophes, comme si Dieu savait que Sa création donnait le meilleur d’elle dans le sang et la destruction. Des raz-de-marée, des tremblements de terre, des guerres, des génocides, et au final ? À l’échelle de l’évolution, cela a-t-il ralenti ou accéléré la grande marche du progrès ?

Je me surprends à croire que c’est ce que nous vivons, ici et maintenant. Notre enfer est une toux de l’histoire voulue par Dieu. Le caillou sur lequel Il fait trébucher l’humanité pour qu’ensuite elle se relève, plus forte que jamais. Ainsi d’une certaine façon, les nazis œuvreraient pour la grandeur du monde. Si mon hypothèse évolutionniste trouvait à avoir le début d’une logique, alors nos tortionnaires ne seraient eux aussi que des pions d’une partie à l’échelle de l’univers. Ni pires que nous ni meilleurs, juste dans une position due à un hasard de circonstances sociales et politiques.

Et notre sort ne se résumerait-il qu’à ça ? À servir une potentialité future à laquelle nous ne comprenons rien car nous sous-exploitons nos capacités, comme des gosses mous et paresseux qui se contentent du minimum ?

Les lignes que je viens de relire me gèlent plus sûrement la peau des mains que le vent lacérant de décembre. Et si, moi aussi, je perdais la raison ? Si cela arrivait, comment le saurais-je ? Il me semble qu’au moment de la bascule entre raison et démence, tout me paraîtrait toujours normal.

Que reste-t-il comme option, à part continuer à observer les vivants se transformer en morts et ma chair être rongée par l’hiver ? Croire que nous sommes abandonnés à notre sort et que notre passage ici n’aura pas plus de sens que les baraquements et les pierres qui les retiennent, ou penser qu’il se joue ici quelque chose de plus grand que nous, de plus grand que moi ? Et dans ce cas, mon regard sur ma vie dans ce camp changerait-il ? Ma douleur et ma peur auraient-elles une autre saveur ?

Je cache aux autres le bouleversement que je ressens à la pensée de ce que je pressens comme une révélation. Je ne saurais pas moi-même comment le leur expliquer. Ça n’a peut-être de réalité que dans mon cerveau fatigué et embrouillé. Si je le verbalisais, cela perdrait de sa sacralité. Les révélations doivent rester secrètes, cachées entre les côtes des initiés.

Il me semble que la tentative d’évasion est imminente. Roger et Guy tentent donc le tout pour le tout, mais je doute qu’Aimé puisse les suivre, vu son état.

Je ne crois pas à la réussite de leur plan. La survie viendra de l’endurance, pas de la bataille, car dans cette guerre nous ne luttons pas à armes égales. Mais rien n’arrêterait Guy, et Roger le suivrait plus loin encore que l’enfer. Ils réussiront peut-être à sortir, à rejoindre la ville, appeler leurs amis résistants, puis revenir avec des armes et une stratégie. C’est une belle histoire.

Mais moi, je crois en une autre.