Chapitre13

 

27 mai 1951, Neuchâtel, hôtel Lambert, 22 h

 

Tandis que Georges achevait la dernière suture sur le front d’Isabeau, Évariste observait l’opération d’un œil intraitable.

— Ça va laisser une cicatrice ? demanda-t-il au soigneur.

— Je ne pense pas, Monsieur, répondit Georges sur un ton impassible. En tout cas, je m’y emploie.

— Je m’en fiche d’avoir une cicatrice, l’essentiel c’est que ça ne s’infecte pas, intervint Isabeau, à qui cependant personne n’avait demandé son avis.

— Défiguré, vous ne me seriez d’aucune utilité.

On frappa à la porte. Évariste dispensa son majordome d’ouvrir, considérant que la tâche qui lui incombait, à savoir sauver le visage d’Isabeau, était prioritaire sur toutes les autres. Dès qu’il ouvrit la porte, il regretta sans doute ce raisonnement.

— Excusez-moi de vous déranger mais quand Ernest m’a dit que le petit avait eu un accident j’ai pensé qu’un petit remontant offert par la maison vous ferait du bien, expliqua Odette sans reprendre une seule fois son souffle.

Évariste hésita avant de la laisser entrer. Son impeccable éducation ne lui permettait aucune autre option, de toute façon. Une fois à la hauteur d’Isabeau, Odette poussa un cri strident.

— Pauvre chou ! Mais comment avez-vous fait ça ?

— On m’a un peu aidé, grommela Isabeau au moment où Georges lui appliquait le pansement.

— Je ne comprends pas…, commenta l’hôtelière en se penchant sur la blessure pour mieux la contempler.

— Surprenant, conclut discrètement Évariste.

— Nous nous sommes fait agresser, enchaîna Isabeau après avoir remercié le majordome.

— Agresser ? Ici ? s’étonna Odette avec son emphase habituelle. Impensable.

— Essayez, suggéra Évariste. C’est arrivé dans la forêt de Peseux, non loin de la fondation. Un homme en haillons a brusquement surgi et a hurlé des choses assez peu compréhensibles. Pour l’instant, en tout cas.

— Ah ! s’exclama Odette avec soulagement, ce qui ne manqua pas d’interpeller ses interlocuteurs. C’est Armand.

— Je suis ravi de constater que vos agresseurs sont à ce point connus et référencés. C’est un énorme progrès pour la civilisation.

— Non, je ne dis pas que ce n’est pas grave, mais que je sais qui c’est. Il avait de la boue sur le visage ? Il était très maigre ?

— Exact.

— Pauvre garçon. Quand je pense à quel point il était beau quand il était enfant. Ses parents sont des pharmaciens très connus à Neuchâtel, des gens bien, vous savez, ils ne méritaient pas ça.

— Oui, quelle autre fonction pourrait avoir un enfant si ce n’est mériter d’avoir ses parents ? ironisa Évariste tandis que ses traits se durcissaient. Que lui est-il arrivé ?

— Allez savoir. Quand il a eu douze ans, il a commencé à se montrer… je ne sais pas quel mot serait le plus juste… instable ? Ses parents étaient désespérés, alors ils l’ont envoyé à la fondation.

Isabeau et Évariste échangèrent un regard complice, mais prirent garde de ne pas interrompre celle qui était une source inépuisable de renseignements.

— Au début, il allait mieux, raconta Odette, toujours ravie d’étaler son savoir, mais quand il a passé l’adolescence, ça s’est dégradé. Il a fait plusieurs allers-retours entre chez lui et la fondation, puis un jour, il a fugué. On pensait tous qu’il avait pris le train, il disait toujours qu’il voulait partir très loin d’ici, et puis des chasseurs ont commencé à rapporter qu’ils l’avaient vu dans le bois de Peseux. Ils l’ont décrit comme un peu dérangé et couvert de boue. Ses parents ont essayé d’aller le chercher plusieurs fois, mais il s’échappait toujours, si bien qu’ils ont fini par abandonner. Régulièrement, son père retourne dans le bois pour voir s’il va bien. Pauvre famille. Enfin, c’est étrange, il n’avait jamais agressé personne.

— Isabeau pousse souvent les gens à bout, répondit Évariste, l’œil vif et brillant d’intérêt. Alors comme ça, ce garçon a été un patient de la fondation ?

— Pendant plusieurs années.

— C’est intéressant, j’ignorais qu’ils soignaient aussi des enfants.

— Ah bon ? Pourtant, c’est une de leurs spécialités.

— Tiens donc, commenta l’enquêteur, l’air songeur. Mais alors, où sont-ils passés ?

— Je vous demande pardon ? s’étonna Odette.

— Rien, je me demandais juste où étaient les enfants, car nous y sommes allés deux fois et nous n’en avons pas vu un seul.

— C’est qu’ils devaient être ailleurs.

Évariste dévisagea l’hôtelière, et sa figure, pour peu qu’on en connaisse les expressions, exprima toute l’affliction qu’il pouvait ressentir face à pareille réponse. Mais Odette resta aveugle et sourde, seules comptaient les émotions de midinette que lui inspirait la présence de cet homme charismatique.

— Comment avez-vous dit que ce garçon s’appelait ?

— Armand. Armand Vochez. Des gens bien, vraiment.

— Ils habitent donc à Neuchâtel ?

— Oui, pas très loin de leur pharmacie, sur la place des Halles.

— Ma chère Odette, pensez-vous qu’il serait judicieux de rendre vite à ses parents pour leur donner des nouvelles de leur enfant ? demanda Évariste en forçant son sourire.

— Oh ! mais en voilà une bonne idée ! Je me charge de tout, je vais les appeler et voir s’ils peuvent vous recevoir dès demain. Ils seront tellement contents !

— Vous êtes si précieuse.

— Puis-je me retirer ? demanda-t-elle en rougissant.

— J’allais vous le suggérer, répondit Évariste en raccompagnant Odette jusqu’au palier.

Après avoir refermé la porte, il lança un regard empli de malice aux deux autres personnes présentes dans la chambre.

— Nous allons voir ce que des parents de patients ont à dire sur le fonctionnement de la fondation. L’enfer se cache peut-être chez eux. Georges ? Essayez de trouver les plans de construction de la fondation.

— Pourquoi les voulez-vous ? demanda Isabeau.

— Aucune idée. Une lubie qui vient de me prendre. Je suppose que quand on étudie une structure, il faut toujours partir des fondations.

Isabeau soupira. Il en avait eu assez pour la journée. Sans tenir compte de la présence du majordome ni de celle de l’enquêteur, le jeune homme s’écroula sur le lit et se tourna face au mur. Georges se pencha au-dessus de lui et rabattit la couverture sur son corps.

— Si vous me permettez une suggestion, Monsieur, le cacao est réputé pour son pouvoir guérisseur.

Le jeune homme sourit.

— Georges, vous êtes un génie de l’à-propos, commenta doucement Évariste, avant de murmurer : Mais rajoutez un peu d’alcool dans la tasse.

 

inter

 

Le lendemain, Odette s’empressa de tenir sa promesse et annonça avec une fierté non dissimulée que les parents du garçon errant avaient accepté de recevoir Évariste et Isabeau en début d’après-midi.

Toute la matinée, la pluie avait martelé les rues de Neuchâtel, obligeant Évariste, Isabeau et Georges à demeurer prisonniers du salon vert. La nouvelle s’était répandue dans les rangs des gens de bien que ces étrangers qui venaient pour aider la pauvre Louise Duval avaient eu maille à partir avec l’attraction locale que semblait représenter Armand. Ainsi, à l’heure du brunch, il y avait foule à l’hôtel. Si les coups d’œil insistants et l’affluence de nouveaux visiteurs mettaient Isabeau un peu mal à l’aise, Évariste ne cachait pas s’en délecter. Le jeune homme mettait ça sur le compte du fait que son mentor adorait être au centre de l’attention, mais aussi qu’il avait sûrement dans l’idée d’exploiter tôt ou tard cet intérêt grandissant.

Après avoir pris l’adresse et préféré l’étude du plan de la ville aux explications alambiquées d’Odette, Isabeau et Évariste se dirigèrent vers la maison des parents du jeune homme : Marie et Anatole Vochez.

Le soleil régnait à présent avec assez de force dans le ciel pour que l’averse cesse. Les reliefs de la ville encore détrempés luisaient sous la lumière en rendant certaines façades aveuglantes. En ce milieu de semaine, un calme placide régnait dans Neuchâtel, si bien que le bruit de la canne d’Évariste martelant le sol résonnait en écho contre les boutiques et les habitations. Une demi-heure plus tard, Isabeau pointa du doigt une maison à deux étages, dont les rebords des fenêtres croulaient sous le poids des géraniums.

— Est-ce que nous savons ce que nous allons dire à ces personnes ? s’inquiéta Isabeau.

— Bien entendu. Vous n’avez pas lu mon petit mot ?

— Très drôle.

Après qu’ils eurent toqué, une très jeune fille, tout en rondeurs et les joues colorées par l’effort, ouvrit la porte. Évariste déclina leur identité, ce qui provoqua l’enthousiasme de celle qui devait occuper un poste de domestique dans la maison.

— Oui, oui ! Madame et Monsieur vous attendent au premier, suivez-moi.

Sa voix nasillarde au fort accent local envahit sans difficulté tout le vestibule. À l’étage supérieur, les deux visiteurs furent accueillis par le couple Vochez : un homme de taille et d’âge moyens, et une femme un peu plus jolie que lui, bien que vêtue avec une grande austérité.

— Merci d’accepter de nous recevoir, entama Évariste en serrant les mains des époux.

— Non, merci à vous de prendre la peine de nous parler, malgré ce qui s’est passé, répondit le mari sur un ton las en fixant le pansement d’Isabeau. Odette nous a tout expliqué.

— Il a la tête très dure, rassura l’enquêteur.

— Un vrai don du ciel que je remercie tous les jours, ironisa Isabeau en retirant sa casquette.

— Je vous en prie, venez vous asseoir dans la salle à manger. Joséphine fait un excellent gâteau à la pomme et aux noix.

Une fois qu’ils furent tous en place autour d’une table joliment décorée par des napperons de dentelle blanche et des bonbonnières art déco pleines de friandises argent doré et rouge, un silence gêné se répandit dans la pièce. Personne ne savait trop de quelle façon commencer une conversation qu’ils imaginaient délicate.

— Du gâteau ? lança Marie Vochez, un peu gênée.

— Ce sera parfait, répondit Évariste avec gentillesse.

— Comment était-il ? s’enquit l’épouse sans pouvoir contenir son empressement et son inquiétude. Pardon, je ne veux pas… vous brusquer.

— Ne vous en faites pas, nous comprenons. Je suis désolé de ne pouvoir être très précis. Je ne connais pas votre votre fils, j’ignore donc si son état a empiré ou non.

— Oh, c’est un garçon gentil. Il a toujours été très gentil, expliqua la mère, avec beaucoup de nostalgie dans la voix.

— Visiblement, ça a changé, s’il a agressé quelqu’un, intervint le mari, dont la colère sourde et le désespoir se lisaient sans peine sur ses traits.

— Je ne comprends pas, répondit Marie, désemparée. Même au plus fort de ses crises, Armand n’a jamais été un garçon violent. Il n’a jamais fait de mal à personne. Enfin, jusqu’à aujourd’hui.

— Puis-je me permettre de vous demander de quoi il souffre ? interrogea Évariste.

— Personne n’a jamais trop su. Certains médecins ont pensé que comme j’ai été très malade durant ma grossesse, cela avait pu avoir un impact sur le développement de son cerveau.

— Le corps médical a tendance à impliquer la mère pour toutes les afflictions qu’il ne parvient pas à identifier avec précision.

Le visage de Marie se couvrit d’un sourire plein de reconnaissance.

— Comment cela se traduisait-il ? relança Évariste.

— Par des difficultés à communiquer et à comprendre le monde, résuma le père.

— C’est comme s’il avait sa propre façon de voir les choses, son propre langage, ses propres codes. Parfois, il était normal et, la minute d’après, son discours devenait incohérent. Ou bien il interprétait de manière différente une chose anodine. À la fondation, les docteurs nous ont aidés à référencer ses réactions. Nous avions une sorte de liste qui nous permettait d’interagir avec lui et de réagir de la bonne manière.

— Quand l’avez-vous inscrit à la fondation ?

— Il y a presque cinq ans, il me semble, répondit Marie en fouillant dans sa mémoire. Je me souviens qu’elle venait d’ouvrir ses portes. Nous avons été parmi les premiers clients. Maintenant, il est plus difficile d’obtenir une place.

— Comment connaissiez-vous son travail, si elle venait d’ouvrir ?

— En fait, nous connaissons l’un des associés de la fondation, Henri Stein. Même si sa famille a déménagé à Lyon quand leur fille a épousé un grand chirurgien, les Stein sont originaires de Neuchâtel. Quand Marcel Sorel est venu présenter son projet, mon époux a assisté aux réunions du canton. Son discours nous a paru très pertinent.

— Dans quel sens ?

— C’était le seul qui disait que notre fils n’était pas perdu. Il parlait essentiellement de l’âme de ses patients. Ou plutôt de leurs émotions. Le traitement de la fondation agit sur le ressenti des malades, en se mettant à leur place. C’était la première fois qu’on ne nous disait pas qu’il fallait imposer des règles à notre fils pour qu’il se fasse au monde qui l’entourait. Nous savions que c’était impossible, nous connaissons notre fils. Marcel Sorel garantissait que ses médecins n’allaient pas le contraindre, ni le… dresser, ni l’obliger à être ce qu’il n’était pas, ni l’assommer avec des médicaments. On ne le voyait plus comme un malade, mais comme quelqu’un à qui on allait juste apprendre les bonnes manières sociales.

Marie s’interrompit, submergée par l’émotion. Bien que son mari semblât ne pas partager son enthousiasme, il prit le relais :

— Ce que nous voulions, c’était que notre garçon puisse être heureux et se débrouiller quand nous ne serions plus là. C’est notre seul enfant.

— Et ce n’est pas ce qui est arrivé ?

— Si, au début, son attitude s’est beaucoup améliorée, précisa Anatole. Il avait presque l’air normal.

— Il est normal, coupa son épouse en réprimant ses sentiments.

— Disons qu’il communiquait sans difficulté, nuança le mari, dont l’amour pour sa femme était indiscutable. Il s’était même fait des amies, les petites Duvanel, tu te souviens ? On était très heureux. Et puis, après peut-être trois ans de suivi régulier, son état a commencé à se dégrader. Un jour…

— … il est parti, reprit son épouse en portant un mouchoir à son cou pour cacher les rougeurs de l’émotion. Une première fois. Nous l’avons retrouvé au bout de trois jours, errant sur le chemin menant à la forêt de Peseux. Les médecins de la fondation nous ont dit qu’il refaisait la route qu’il connaissait le mieux, comme une sorte d’automatisme inconscient. Les fugues se sont multipliées et, chaque fois, les temps de sa disparition étaient de plus en plus longs. Chaque retour devenait atroce, il avait l’air de tant souffrir dès qu’on le ramenait à la maison. J’ai toujours pensé qu’il voyait les murs et les habitations comme des prisons. Alors, un jour qu’il avait encore disparu et qu’un voisin chasseur l’avait vu jouer dans les bois, mon époux et moi avons décidé de ne plus le chercher.

— Régulièrement, nous nous rendons dans la forêt aux heures et dans les endroits où des témoins l’ont vu et nous laissons des vêtements, des provisions, de quoi dessiner et se couvrir.

Le couple marqua un silence, qui ressembla à celui d’un recueillement. Certains drames brisent les unions, quand d’autres les soudent pour toujours. Les Vochez ne se quitteraient sans doute jamais.

— Il faut beaucoup de courage pour prendre cette décision, salua Évariste avec tact. Il n’y a pas plus lourd fardeau que de devoir renoncer à protéger ses enfants.

Marie acquiesça.

— Je… Je suis désolée, monsieur Le Du, s’excusa-t-elle encore auprès d’Isabeau. Mais, vraiment, je ne comprends pas. Il n’a jamais été agressif, et ne supporte pas la moindre violence. Je me souviens des crises qu’il piquait si j’avais le malheur de tuer une araignée ou un moustique. C’était toute une histoire que de les attraper pour les mettre à l’abri dehors. Et si quelqu’un avait le malheur de crier, c’était des larmes à n’en plus finir.

— Aucun problème, répondit gentiment Isabeau. Comme l’a dit Évariste, j’ai la tête dure. Et puis, peut-être qu’il a eu peur ?

— Vous a-t-il dit quelque chose ? s’enquit Marie.

— Il a parlé d’une Bête, et de la marque de cette Bête, informa Évariste. Cela vous évoque-t-il quelque chose ? Il en avait déjà parlé avant ?

Marie consulta son mari du regard, lequel lui répondit silencieusement par la négative.

— Nous avions un gros chien, quand il était plus jeune, et comme il ne prononçait jamais le mot« chien », il le nommait toujours par« la bête ». Mais le pauvre animal est mort il y a presque dix ans.

— Tu sais bien qu’il n’a pas la même notion du temps que nous, intervint Anatole. Il s’imagine peut-être le voir dans tous les chiens qu’il croise et se demande où est le sien ?

Marie hocha la tête, puis resservit ses hôtes en gâteau.

— Pouvez-vous au moins me dire s’il avait l’air bien, physiquement ?

— Il était fort sur ses jambes et avait la pleine jouissance de ses membres, rassura Évariste, ce qui eut très vite l’effet escompté sur la femme.

— Merci, souffla-t-elle, soulagée.

Après avoir mangé leur part, Évariste et Isabeau annoncèrent qu’ils n’allaient pas déranger les Vochez plus longtemps. L’enquêteur osa cependant une dernière question.

— Je pensais à une chose… Quand vous avez dit que votre ami Henri Stein avait marié sa fille à un chirurgien lyonnais, connaissez-vous par hasard le nom de cet homme ?

— Bien sûr, nous avons assisté à leur mariage, répondit Marie. Nicolas Guerin. Un garçon charmant et très brillant.

Le visage d’Évariste s’illumina, ce qui ne manqua pas de faire sourire Isabeau.

— Vous le connaissez ? demanda l’épouse.

— Vaguement.