Chapitre4

 

17 mai 1951, avenue Montaigne, 8e arrondissement de Paris.

Résidence d’Évariste Fauconnier, 18 h 30

 

Isabeau roula des yeux au ciel. Comme fixer intensément son interlocuteur avec un air de reproche n’avait pas l’air de fonctionner – cette méthode ne fonctionnait de toute façon jamais –, il revint à l’attaque :

— Je ne comprends pas pourquoi vous ne voulez pas de cette affaire.

— Votre bêtise, mon ami, voilà la responsable. Heureusement, nous pouvons arranger cela.

Trônant sur son canapé en velours lie-de-vin, Évariste Fauconnier ne daignait pas lever le nez de son livre. À l’extérieur, le vent caressait les immenses baies vitrées de la véranda et produisait un chuintement de soie à peine perceptible. C’était un de ces débuts de soirée si serein qu’il frôlait le lyrisme.

— Oh, mais j’ai très bien saisi votre explication, répliqua Isabeau en prenant soin d’ignorer la pique, sauf que je n’y crois pas. C’est votre orgueil qui vous fait refuser cette affaire.

— Mon orgueil ?

— Un simple suicide n’est pas assez complexe pour le grand Fauconnier, résuma le jeune homme en battant des mains pour accentuer l’effet dramatique.

Évariste redressa le visage et observa son jeune interlocuteur avec un sourire autant amusé que moqueur.

— Pourquoi tenez-vous tant à me faire accepter cette affaire ?

— Parce que ça fait des semaines que vous n’avez rien à vous mettre sous la dent, que les dossiers de succession s’entassent, et que ce manque d’excitation intellectuelle vous fait passer d’odieux mais supportable, à odieux et intolérable.

— Sachez que je déploie beaucoup de génie à respecter la stricte limite entre être odieux et insupportable. Le premier qualificatif relève du talent, le second de la stupidité.

— Alors bienvenue dans le monde des imbéciles, car je vous certifie que depuis au moins une semaine, vous êtes impossible. D’ailleurs, tout le monde est d’accord sur ce point.

— Et qui compose ce tout le monde ?

— Georges. Et moi.

— Georges ! lança Évariste avant de refermer son livre, décroiser les jambes et se pencher vers Isabeau. Vous avez gagné, je vous écoute, en quoi le cas de ce suicidé vous interpelle-t-il tant ? N’avez-vous donc aucun respect pour les dernières volontés d’un défunt ? Il voulait mettre fin à ses jours, cela me paraît être une décision aussi rationnelle qu’une autre.

— Ambroise Perrin est décrit comme un homme discret, travailleur et pragmatique. Un père aimant et un mari dévoué. Il n’a jamais été mélancolique, la guerre a plutôt fait fructifier sa fortune, il n’a perdu aucun membre proche de sa famille durant le conflit, et il s’apprêtait à ralentir son activité professionnelle pour se consacrer à sa passion des timbres. Et voilà qu’il rentre un soir chez lui, annonce à son épouse qu’il déteste le thé, et se défenestre.

— C’est le choix de la méthode qui vous laisse perplexe ?

— Ce qui me laisse perplexe, c’est que nous nous trouvons face à un homme qui ne présentait aucun signe de mal-être, et qui pourtant, devant témoins – sa femme recevait des invitées pour une levée de fonds –, choisit de se jeter d’une fenêtre sans aucune explication.

— Monsieur ?

Évariste et Isabeau sursautèrent. Cela faisait un an que Georges – qui s’appelait en réalité Adam, bien que tout le monde s’en fichât – était à leur service, mais les deux hommes ne se faisaient toujours pas à cette manie que le majordome avait d’apparaître de nulle part, comme matérialisé du néant. L’efficacité de cette créature, à qui il était difficile de donner un qualificatif d’âge autre que celui de« fossilisé », frôlait le surnaturel.

— Georges, est-il vrai que je suis insupportable ?

— Uniquement depuis une semaine, Monsieur.

Isabeau jubila sans aucune retenue.

— Vous êtes tous les deux virés, annonça Évariste.

— Certes, Monsieur, mais je devais aller récupérer un colis qui semble important.

— Eh bien faites, vous vous licencierez demain. Vous savez comme je déteste les détails, Georges.

— Bien, Monsieur.

Et Georges disparut comme il était arrivé : d’une façon que personne ne comprenait.

— Laissez cet homme reposer en paix, conseilla Évariste. Si nous creusons, nous allons trouver une maîtresse ou un amant, ou les deux, de la drogue, des dettes de jeu, et cela brisera une nouvelle fois le cœur de sa veuve. Croyez-moi, c’est toujours ce qui arrive derrière chaque suicide prétendument inexpliqué.

— Faux, persista Isabeau en s’emparant du dossier posé sur une desserte. La vie de cet homme a été passée au crible. La famille de son épouse a de l’influence, elle a fait pression pour que les autorités ne classent pas l’affaire sans une enquête. Ils sont très catholiques, dans ce clan.

— La défenestration va poser un léger problème d’accession au paradis.

— C’est pourquoi ils sont remontés jusqu’au préfet et ont demandé des investigations minutieuses. Ils ont même fait appel à des enquêteurs privés. Il en ressort que la vie d’Ambroise Perrin était d’une affligeante banalité. Rien que la lecture du rapport m’a donné envie de dormir. Il se confessait deux fois par semaine !

— Lucifer aussi, avant d’être déchu.

Isabeau lâcha un soupir d’agacement.

— Si cette affaire vous tient tant à cœur, suggéra Évariste tout en bourrant sa pipe, pourquoi ne la prenez-vous pas ?

Le jeune homme resta coi et mit quelques secondes à réagir :

— Heu… je… eh bien…

— À nouveau votre problème de bégaiement ?

— Je ne bégaie pas ! C’est juste que je ne suis pas enquêteur.

— Pas encore. Cela pourrait être un bon exercice pratique, jusqu’à ce que vous vous impliquiez dans des études de médecine.

— Justement, je ne suis pas encore certain de vouloir…

— Si, vous l’êtes, trancha Évariste, avant de changer de sujet. Voyez ce que vous pouvez tirer de ce que les policiers ont éventuellement omis dans leur enquête, et s’il se trouve que le suicide est inexpliqué, alors j’y jetterai un œil.

— Oui, quand ça deviendra marrant.

— Le privilège de l’âge et de l’expérience, mon ami.

Isabeau se tassa dans son siège. Un sourire discret illumina son beau visage glabre. C’était la première fois qu’il allait jouir d’une certaine liberté dans une enquête. Il travaillait pour Évariste depuis un an et si, en le suivant comme son ombre, il vivait les mêmes aventures, il n’était jamais celui qui prenait les initiatives. La formation qu’il recevait allait bien au-delà de ce que cet orphelin aurait pu espérer de la vie, mais, par moments, elle se montrait frustrante. Surtout pour un caractère impatient.

Quitter sa Bretagne natale, et la misère d’un avenir exigu, pour suivre un notaire parisien à la double vie avait été la meilleure décision de son existence. Dès son plus jeune âge, et malgré l’étroitesse des chambres grises des orphelinats ainsi que celle des rêves qu’elles projetaient, il avait toujours aspiré à de plus grandes choses. Évariste était entré dans sa vie comme une tempête, et dès leur rencontre ils avaient été plongés dans une effroyable affaire criminelle. Le jeune homme avait vite compris que son mentor était plus qu’un notaire. Et l’institut Sainte-Cécile s’était immiscé dans sa vie et avait encore changé la donne. Isabeau travaillait pour une structure secrète aussi vieille que les pyramides – du moins, aimait-il à se le raconter –, laquelle aidait à régler d’inextricables problèmes que personne n’avait pu résoudre jusque-là. Ou plutôt, Isabeau supportait Évariste, lequel réglait d’inextricables problèmes que personne n’avait pu solutionner jusque-là.

Et pour continuer à vivre dans cette autre réalité, celle des secrets, des mystères et des énigmes, Isabeau était prêt à accepter de suivre n’importe quelle loi, même les plus étranges, et celles qu’exigeait Sainte-Cécile l’étaient toujours un peu.

— Monsieur ?

Les deux hommes tressaillirent.

— Je propose de lui mettre une clochette, ronchonna Isabeau en jetant un regard noir à Georges.

— Votre colis, Monsieur, annonça le majordome tout en tendant le plateau où celui-ci reposait.

En reconnaissant le cachet de l’expéditeur, Évariste changea d’humeur.

— Eh bien, peut-être que cette affaire-ci sera plus alléchante, indiqua-t-il, les yeux pétillant de malice.

Sainte-Cécile procédait toujours de la même manière. Un de leurs coursiers fixait un rendez-vous dans un lieu chaque fois différent et remettait un dossier à l’agent qu’il pensait qualifié pour le problème à résoudre, ou celui désigné par le client lui-même. La réputation d’Évariste lui permettait de trier les cas et de ne travailler que sur ceux qu’il pensait dignes d’intérêt. Quand cela se produisait, Georges transmettait un code d’acceptation par téléphone, le compte en banque du client était délesté d’une très grosse somme d’argent – Évariste coûtait très cher –, et le travail pouvait commencer. Il démarrait en général par l’audition dudit client.

Excepté pour le cas du suicidé, Isabeau n’ouvrait jamais les paquets provenant de Sainte-Cécile, aussi ignorait-il tout des autres cas qu’Évariste refusait. Mais jusque-là, ceux retenus les avaient entraînés dans des aventures que peu d’êtres humains pouvaient se vanter d’avoir vécues.

— Homme de peu de foi ! s’exclama Évariste, à l’attention d’Isabeau. Dire que vous vouliez gâcher mon savoir-faire avec un suicidé infidèle et alcoolique.

— Il n’était ni l’un ni l’autre, soupira Isabeau, et si… Quoi ? Un cas intéressant ?

— Georges !

— Oui, Monsieur ?

— Oh, vous étiez encore dans la pièce…

— Oui, Monsieur.

— Faites nos bagages, nous allons à Venise, puis à Lyon rencontrer notre nouvelle cliente.

— Laissez-moi deviner, cette cliente, elle n’a personne dans son entourage qui s’est suicidé, c’est ça ? commenta Isabeau avec mauvais esprit.

— Non, en réalité, dans son entourage, sept personnes sont mortes de façon inexpliquée.

Le jeune homme écarquilla les yeux et resta sans voix.

— Ne soyez pas si dur avec vous-même, le talent vient avec la pratique, pontifia Évariste.

— Sept personnes, répéta le jeune homme. Quel traumatisme ce doit être pour elle !

— Sauf si elle est coupable. Dans tous les cas, ce sera très intéressant.