Chapitre19

 

3 juin 1951, Neuchâtel, fondation Sorel, 11 h 30

 

René se racla la gorge.

— Est-on sûrs des résultats ? demanda Marcel.

— Oui, je les ai fait confirmer par trois spécialistes, répondit le docteur Loiseau.

— C’est plutôt encourageant, jugea le directeur, le regard pétillant de jubilation.

— Oui, enfin, ce n’est pas non plus spectaculaire, nuança René. Si on veut appuyer notre théorie, il va falloir un résultat plus impressionnant. Et, surtout, prouver le lien entre l’information acquise et la modification génétique obtenue.

Le docteur Loiseau retira ses lunettes et massa sa tempe droite. Il n’était pas difficile de comprendre qu’il était en train de réfléchir à la meilleure façon de répondre.

— Je ne crois pas que vous saisissez bien ce que nous essayons de mettre en place, déclara-t-il sans parvenir à dissimuler sa condescendance.

— Évitez de trop me prendre pour un imbécile, docteur.

— Les théories sur lesquelles nous travaillons datent de moins de dix ans. Les travaux de Waddington n’en sont qu’aux prémices, et nous expérimentons sur des patients des protocoles qui n’ont jamais été tentés avant.

— En d’autres termes, nous naviguons à vue dans un océan de brouillard en plein milieu de la nuit par gros temps, résuma René.

— Mais vous pensiez quoi ? Qu’on pourrait réduire à quelques années une étude qui ne sera vraiment probante que dans deux ou trois générations ? Pour valider nos découvertes, il n’en faudra pas moins, c’est tout le sens du programme Conséquences. Et seulement ensuite nous pourrons encore affiner les protocoles. Nous travaillons pour améliorer le futur, nous travaillons sur l’humanité entière et sa mécanique d’évolution, et non sur une recette de cuisine.

— Justement, en parlant de futur, où en est-on de nos fameux nouveaux patients ? interrogea René, la mine contrariée.

— Je pense pouvoir faire signer trois autres familles, répondit le père Martin, dont la discrétion pathologique faisait oublier jusqu’à son existence.

— Seulement trois ? s’étonna Barbier avec une pointe de provocation. Mais où est donc passé votre talent de persuasion ?

— Il est vrai que trois familles ne feront pas une étude, intervint Marcel, embêté.

— Laissez faire le bouche-à-oreille, conseilla Delio Alvisio. Quand les premières personnes seront satisfaites de nos soins, elles en parleront autour d’elles.

— Peut-être élargir à d’autres régions ou pays ? proposa Marcel.

— La difficulté réside dans le fait que les femmes sont enceintes, précisa le docteur Loiseau. Souvent, de longs voyages sont contre-indiqués.

— Alors travaillons notre communication avant même qu’elles ne tombent enceintes, conclut René. Ciblons de jeunes couples qui viennent de s’installer et parlons-leur du projet. Quand ils penseront à procréer, alors ils se souviendront de ce que nous leur aurons dit.

Le bureau de Marcel Sorel fit silence. Chacune des personnes présentes réfléchit à la dernière suggestion de Barbier, et cette dernière sembla trouver un écho plutôt favorable dans l’auditoire.

— Nous pourrions organiser des levées de fonds qui attireraient un maximum de familles et en profiter pour présenter le projet Conséquences. Nous aurions un large auditoire constitué de plusieurs générations qui relaierait l’information auprès de leurs cercles de connaissances, et ainsi de suite. Profitons de notre excellente réputation et du fait que la fondation commence à faire parler d’elle un peu partout en Europe.

— Les progrès faits par la méthode Eisenmann pourront être mis en avant, nous avons des chiffres, ajouta le docteur Loiseau.

René soupira :

— Ne pourrait-on rebaptiser cette méthode, comme vous dites ?

— Le fait est que c’est le docteur Eisenmann qui l’a inventée, répondit le médecin. À moins que vous préfériez citer Rascher ?

— Je préférerais qu’on ne cite aucun médecin ayant testé ses théories sur des prisonniers de camps de concentration. Si on parle de réputation, je pense qu’il faudrait déjà nous-mêmes arrêter de prononcer certains noms reliés au nazisme.

— La participation d’Eisenmann aux expériences nazies n’a jamais été prouvée, nuança Alvisio.

— Venant de vous, cette réflexion prête vraiment à rire.

— Puis-je savoir ce que vous insinuez ?

— Oh, je n’insinue pas, j’affirme haut et fort que votre collusion financière avec des groupes nazis durant la guerre n’est un secret pour personne. Votre Église aime bien nager en eaux troubles.

— Et nous voilà repartis pour les grands complots, ricana Alvisio en se caressant le haut du ventre par un étrange réflexe.

— Ça suffit, messieurs. Ce sont certes le passé et ses horreurs qui nous ont rassemblés et qui ont été à l’origine de Conséquences, mais tâchons de le mettre de côté, conseilla Marcel. René a raison sur un point : même entre nous, évitons de prononcer certains noms compromis par l’histoire.

— C’est de la science, soupira Alvisio.

— C’est précisément ce que mes bourreaux disaient, tacla Marcel sans desserrer les dents.

Quelqu’un eut la bonne idée de frapper à la porte, ce qui coupa court à un nouveau départ de feu entre Barbier et Alvisio. Marcel Sorel ne cacha pas son soulagement en lançant un« Entrez » retentissant. Thérèse Lavoisier obtempéra. La lenteur de ses gestes combinée à sa tenue grise qui se reflétait sur son visage anguleux la transformait en une sorte de spectre. En plissant un peu les yeux, et pour peu qu’on la fixât pendant assez longtemps, nul doute qu’il serait possible de voir à travers elle. Elle contourna la grande table et glissa quelques mots à l’oreille de Marcel Sorel. La réaction de celui-ci fut immédiate :

— Vous êtes sûre ? s’emporta-t-il.

— Je suis formelle, monsieur.

— Ah non, mais cet homme est une vraie calamité !

— Qu’y a-t-il ? s’inquiéta René en analysant l’expression de son ami.

— C’est encore ce Fauconnier !

— L’enquêteur de Louise ? s’étonna Alvisio.

— Il interroge les familles des enfants, informa Marcel, le regard noirci de colère.

— Ah ! mais laisse-le interroger nos clients et leurs rejetons ! Que veux-tu qu’il découvre ? minimisa Barbier en balayant l’information d’un revers de main.

— Non, pas ces rejetons-là, René, les autres.

Plus personne ne parla, et chacun jeta aux autres des regards circonspects.

— Il est allé visiter les Duvanel.

— Les jumelles ? intervint le père Martin, son visage pâlissant à vue d’œil. A-t-il pu leur parler ?

Marcel interrogea Thérèse du regard.

— Je suis désolée, mes informations ne sont pas aussi précises. Je sais juste qu’il a passé un moment avec les parents. Cependant, c’était une période où leurs filles étaient rentrées chez elles.

— Ah bah voilà ! s’exclama René. Non mais c’est bien, continuez de ne pas m’écouter quand je parle. Comme ça, après, quand on sera bien dans la merde, il sera temps de rattraper le coup. Je vous avais dit qu’il ne fallait pas les laisser sortir. Il fallait les garder en pension !

— Vous savez très bien que la réussite du traitement passe par le fait de ne pas les désocialiser, expliqua le prêtre avec une certaine nervosité.

— Quelle brillante idée ! Surtout quand on connaît vos… méthodes.

— Mes méthodes ont montré qu’elles étaient très efficaces, se défendit le père Martin.

— Ah bah, si elles ne l’étaient pas, elles seraient mortelles.

— Je ne vous permets pas !

— Messieurs ! tonna Marcel. Il faut trouver une solution concernant Fauconnier. Nous ne pouvons pas lui interdire quoi que ce soit sans aggraver ses soupçons, mais nous ne pouvons pas le laisser continuer de parler avec les parents des enfants. Ou pire, avec ces derniers. Il pourrait avoir une mauvaise compréhension des choses et faire douter les parents.

— Et on sait comme les rumeurs vont vite dans cette ville, ajouta Loiseau avec une pointe de mépris. Si nous devions dire la vérité aux parents, je vous certifie qu’ils seraient, pour la grande majorité, incapables de comprendre, et ce serait terminé. Ils retireraient leur progéniture du protocole.

— Peut-être parce qu’expliqué objectivement, le protocole, comme vous dites, est de nature à choquer n’importe quel parent.

— Voilà pourquoi je vous compte parmi les personnes qui sont incapables de prendre du recul et de comprendre les procédures curatives.

— Mais moi, je suis de votre côté, se défendit René. Si ça permettait d’aller plus vite, je serais sûrement aussi pervers que le père Martin, c’est juste que vous vous adressez à des gens honnêtes qui, pour la plupart, n’ont vu la guerre que d’assez loin. Ils ne peuvent pas comprendre parce qu’ils n’ont pas vu, et non parce qu’ils sont stupides, comme vous semblez le penser.

— Si ça se trouve, c’est déjà trop tard, s’inquiéta Alvisio. Il doit bien y avoir un moyen de se débarrasser de lui. Chaque homme a un point faible. Trouvons le sien, puis faisons pression sur lui et il détalera comme un lapin.

— Vous pouvez vous renseigner sur lui ? demanda Marcel.

— Évidemment. Mes patrons font partie d’une organisation extrêmement renseignée, vous vous souvenez ? Je vais creuser la vie de cet homme, débusquer le vice sous la surface lisse, et nous n’aurons plus qu’à lui laisser le choix entre partir et avoir de gros problèmes.

— Et s’il y avait un moyen plus rapide ? intervint Thérèse de sa voix de glace.

Elle ne parvint pas à cacher un embryon de sourire quand elle remarqua que tout l’auditoire était suspendu à ses lèvres. Comme elle faisait traîner le suspense, Marcel trancha :

— Expliquez-vous, je vous prie.

— Si Fauconnier s’intéresse à la fondation et à ses clients, c’est parce qu’il n’a aucune autre piste concernant Louise. Elle travaille ici, n’a aucune autre activité, aucun ami ni aucune famille, où voulez-vous qu’il creuse ?

Ses interlocuteurs acquiescèrent à cette imparable démonstration de logique.

— Que suggérez-vous, donc ?

— Détournons son regard de la fondation et donnons-lui un autre os à ronger.

— Vous voulez le mettre sur une autre piste ? reformula le père Martin.

— Pourquoi pas ? Le temps qu’il investigue sur cette nouvelle hypothèse, monsieur Alvisio aura récolté assez d’informations sur lui pour faire pression.

— C’est une excellente idée, mais comment comptez-vous faire cela ? Comme vous l’avez justement indiqué, Louise est une personne qui est entièrement dédiée à son métier, et ce, depuis des années.

— Elle est aussi dédiée à la boisson, précisa Thérèse avec une expression de sournoiserie jubilatoire.

— Ça ne fait pas une nouvelle piste, ça. Sauf s’il est aveugle, Fauconnier a déjà dû s’en rendre compte.

Thérèse remonta la table ovale et prit un siège. Elle appréciait ce moment où elle devenait plus qu’une encadrante intermédiaire parmi tant d’autres. Elle était à la table des décisionnaires, et ils étaient tous en train de boire ses paroles. La joie malsaine qui se lisait sur son visage terne aurait provoqué des angoisses chez n’importe qui. Mais les personnes présentes avaient besoin d’une solution rapide et efficace, précisément ce qu’elle s’apprêtait à leur livrer.

— Écoutez, messieurs, il va falloir me faire confiance. Moins de personnes seront au courant du plan, mieux ce sera. Je sais exactement ce qu’il convient de faire, et si cela fonctionne, nous serons définitivement débarrassés de ce Fauconnier.

Ses propos plongèrent la petite assemblée dans une grande perplexité, ce qui n’échappa pas à Thérèse.

— Vous ai-je jamais donné des raisons de douter de mon professionnalisme ? N’ai-je pas toujours rempli mes missions ?

— Je le reconnais, mademoiselle Lavoisier, mais comprenez qu’il s’agit d’une opération délicate. Si vous échouez, qui nous dit que vous n’allez pas aggraver les choses ?

— Je vous assure que si j’échoue, cela ne changera rien à la situation actuelle. Vous retournerez au point de départ, et alors il faudra attendre le rapport des enquêteurs de monsieur Alvisio. D’ailleurs, c’est ce que vous pourriez faire. Mais il me semble qu’il y a une certaine urgence à régler le problème.

Ses interlocuteurs débattirent en silence, d’hommes à hommes. Finalement, Marcel prit la parole pour ses associés :

— Vous avez raison, nous n’avons jamais eu à nous plaindre de votre travail. Et je sais à quel point votre loyauté envers la fondation est grande. Je ne doute pas que vous ferez tout pour sauvegarder ses intérêts. Aussi, faites selon votre idée, vous avez notre appui et notre pleine confiance.

À mesure que Marcel Sorel parlait, la poitrine de Thérèse se gonflait de fierté et d’une pointe de délectation. La peau de cette créature monochrome venait même de prendre quelques couleurs qui rappelaient qu’il y avait peut-être encore de la vie sous le givre.

— Merci, monsieur, vous ne serez pas déçu, répondit-elle, la voix vibrant d’une excitation mal contenue.

Elle les salua, puis prit congé en laissant l’atmosphère des lieux partagée entre perplexité et soulagement.

— C’est moi, ou cette femme fiche plus les jetons que le prêtre ? interrogea René.

Et personne n’ouvrit la bouche pour le contredire.