Le 14 décembre 1943,

Camp de Struthof

 

J’ai toujours cru en Dieu. D’aussi loin que je fouille dans mes souvenirs, Il a toujours été près de moi. À mes chutes, à mes courses d’obstacles, à mes échecs, mes réussites, mes deuils et mes créations. J’ignore si cette foi est venue comme un héritage, ou si elle s’est frayé elle-même un passage jusqu’à mon cœur.

Comme tous les autres croyants, je sais qu’Il a un plan pour nous tous et que celui-ci ne nous est révélé qu’à la fin, quand la vie s’estompe et que la mort enroule ses serres autour de nos souffles. Avant ? Eh bien, avant, c’est l’ignorance et l’incompréhension. C’est le sens de la foi : croire alors que cela ne repose sur rien. C’est sauter dans le vide, passer au travers du feu, traverser la mer et penser qu’on va survivre. Il faut y croire, envers et contre tout.

Même ici. Même en Enfer. Très loin de chez Lui.

Quand j’observe par la fenêtre lézardée et poisseuse le mouvement des corps rachitiques et exsangues, quand je sens cette odeur de chair brûlée si caractéristique et que je compte mentalement combien de juifs, combien d’homosexuels, combien de vieillards, combien d’handicapés il a fallu pour que la fumée monte si haut dans le ciel blafard, cela renforce ma foi. Il ne peut y avoir une ombre si puissante sans incandescence.

Même si la lumière crue de l’hiver abîme tout ce qu’elle touche comme si l’horreur disposait de son propre projecteur naturel. Comme s’il était nécessaire d’en rajouter.

Je sais que Dieu me réserve un brillant avenir, quelque chose qui donnera un sens à ma vie et me fera répondre à la question qu’on se pose tous :« Quel est le sens de ma présence sur Terre ? » Cependant, parfois, au cœur des nuits les plus froides, quand les cauchemars égrènent les heures sombres, il m’arrive de douter. La fumée est si noire, si opaque, que j’ai peur que Dieu ne puisse plus me voir.

Et puis quand vient le jour, quand je réalise que je respire encore tandis qu’une aube aride colore à peine la grisaille de notre misère, je comprends. Il se prépare, Il attend que je voie le signe. Sinon, comment expliquer que j’aie pu obtenir le maigre privilège d’écrire de la part de mes tortionnaires ? C’est bien Lui qui m’a fait monnayer mon savoir pour que je conserve la trace de l’œuvre du diable.

Aujourd’hui, mes compagnons d’infortune renouent avec une vieille connaissance dont ils pensaient ne plus jamais avoir de nouvelles : l’espoir.

Je crois qu’ils se sont décidés à mettre en application l’idée un peu folle d’évasion de Guy. J’aimerais partager leur élan, mais je crains que leur entreprise ne signifie leur perte. Depuis que je travaille pour nos geôliers, ou plutôt que je suis leur esclave, ils me regardent différemment. Moi, je ne suis pas dehors à marteler la pierre glacée, trancher du bois gelé ou creuser la terre pour y enterrer les corps. Moi, je ne suis pas sur une table d’expérience à perdre ce qui me reste d’individualité. Moi, j’ai des privilèges. D’après eux. Et quels privilèges que de traduire des textes qui n’ont ni queue ni tête et de jouer les scribes pour leurs délires de supériorité raciale ! Les fesses soudées à une chaise cassée, sans lumière, les mains congestionnées par des heures d’écriture tout autant que meurtries par le gel, et le cou brisé par une position qu’ils m’obligent à garder du lever du soleil à son coucher, j’ai l’impression qu’ils vont me broyer, ces privilèges !

Mais leur fantasme suffit à invalider ma parole. Ça me va ! La fonction d’observation est celle qui me convient le mieux.

J’aurais aimé leur dire que j’entendais des choses, tandis que j’œuvrais dans l’ombre des coins d’un bureau sale et saturé d’alcool imbuvable. Les gardes de nuit sont peut-être malades de froid et de mauvaise hygiène, mais leurs chiens, eux, ont encore des réflexes. Je m’imagine ces pauvres hommes pleins d’un espoir ténu réussir à atteindre les grilles, les escalader, et puis se faire happer par les crocs de ces bêtes, elles aussi, sous-alimentés. Qui peut savoir ce que les nazis feront d’eux, ensuite ? On croit que chaque jour est pire que le précédent, mais depuis ces derniers mois écoulés, nous avons tous compris qu’en matière de pire, on peut toujours repousser les limites.

Qui suis-je, cependant, pour jouer les oiseaux de mauvais augure ? Qui suis-je pour leur retirer la seule chose qui maintient encore intègres leurs esprits ? L’espoir tant qu’il dure est toujours une victoire sur la mort.

Si Dieu est avec eux, ils réussiront peut-être.

Le problème avec les voies de Dieu, c’est qu’elles demeurent impénétrables.