JOURNAL D'ON NE SAIT QUI
Quand, au-dessus de Maligrane, il avait au Medjnoûn fallu renoncer aux maléfices pour attirer dans l'œil ténébreux de leur caverne avec la complicité des Gitans l'incarnation de son amour, dans une nuit de Valence au siècle vingt, où les carrefours étaient d'aigue-marine, les maisons d'aquarium dans l'artifice des lumières d'alerte... et c'était que l'on croyait se suffire de ce sulfatage pâle pour écarter le vol des oiseaux gammés, peut-être par souvenir de mes vingt ans où l'on habillait d'horizon les soldats que les ennemis ne les vissent... aux miliciens bleus dans ce bleu, et l'acier corbeau des fusils, le camion venant du nord avait demandé son chemin.
C'est ainsi que vers Madrid fut déroutée en plein ciel terrestre Elsa de la voie andalouse, et jamais ne parvint à Grenade asservie, où pleurait dans ses oripeaux de stratagème une enfant à son faux-semblant que pierres avaient défigurée, et l'avaient en sang poursuivie une troupe de garnements... Et pour cela se vêtit désormais de noir, et vécut comme une souris dans un royaume de chats, celle qui l'espace d'un jeu de marelle s'était faite imaginaire Elsa.
Ô confusion, misère et merveille du Temps-double !
An-Nadjdî avait repris place en la caverne, à la façon d'un astronome aveugle au milieu d'instruments que plus personne après lui ne saura manier. Et bien qu'il asphyxiât dans la durée, incapable de retrouver dans cette prison les barreaux sciés, la corde à nœuds ou les souterrains débouchant sur l'avenir ou le passé, il ne parvenait pas plus à mourir qu'à vivre, ne laissant de son délire intérieur que sourdre brusquement une fleur, une musique étouffée aussitôt. Comme ce jour où il se souvint d'écrire et, traçant caractères de langues inconnues, orna d'indéchiffrables Elsa sa solitude en un lieu noir, soudain grava dans la pierre en lettres coufiques admirablement formées une phrase que Zaïd seul, bien plus tard, à moins que ce ne fût le frère de Natalie de Noailles, Alexandre de Laborde, en son itinéraire d'Espagne ou quelque ethnographe des fourgons napoléoniens, parvint à lire, plus à la lueur de son âme que d'un briquet :
AMOVR AH POVR
HEVREVX SE DIRE
QUEL ÉGOÏSME SINGULIER
Qui fut tout ce que l'on sut pendant trois ans de la flamme en lui qui le dévorait sans jamais de lui par le nez ou l'oreille à défaut du parler ressortir. Il vivait dans un rêve renversé, comme une table qu'on n'a jamais desservie.
Au dehors les saisons passaient dans leurs habits de prostituées. Nouvelles mœurs se faisaient d'Andalousie et qu'il serait trop long d'entreprendre conter. Il y avait des musiciens errants qui mêlaient en des chants déchirants les musiques du bout du monde. La légende poussait entre les marbres renversés, son herbe folle s'enfuyait par-dessus les murs, les terrasses... Et par un curieux retour était ce culte maudit d'une femme de chair, aux yeux musulmans, non plus d'idolâtrie à cette heure du Christ, mais de résistance, mais négation de l'Église-Reine, à son parfum charriant l'Islâm, et contrebande des temps maures devenu. Si bien qu'ainsi prenait sens une chanson qu'on fit sur les yeux d'Elsa.
Tant se répandirent les chants de cette femme, et ceux qu'on avait retenus d'Ibn-Amir dans les versions calligraphiées de Zaïd, tant grandit le cycle morisque des vers sans fin recopiés, vrais ou apocryphes, souvent ingénument entendus, que les autorités catholiques s'en émurent. Et le Cardinal de Mendoza fit rechercher le chanteur des rues qui semblait avoir disparu dans les jours de la Reconquête, et son compagnon Zaïd, le scribe, dont il était signalé présence aux alentours de Grenade, où l'avaient reconnu des Moslimîn convertis, prompts à donner preuve de leur dévouement aux vainqueurs.
Cependant, de longtemps, ils ne furent ni l'un ni l'autre découverts, même pas lorsque des cavaliers de la Sainte-Hermandad vinrent un jour aux abords de la gitanerie s'emparer de Ribbi Abraham Benmaïmon, dénoncé par des paysans qu'il avait eu faiblesse de soigner. C'est vers ce temps que le Medjnoûn dans son délire fut laissé sans surveillance d'un médecin, que cette fille défigurée où l'on avait jadis inventé de voir la Fausse Elsa vint humblement demander à Zaïd d'accepter qu'elle soignât son Maître. Et désormais, aux côtés de la couche où dans son inconscience An-Nadjdî se débattait parmi ses fantômes, on voyait toujours accroupie, et patiemment à quelque travail d'étoffe ou de tapis, la Fausse Elsa sans visage qui veillait sur le vieillard, accomplissant les plus rebutantes besognes, et de son mieux s'efforçant d'éviter, quand l'agitation s'emparait de lui, que l'on dût, comme cela survenait, le fier sur ce lit d'herbes où il reposait, à quoi pour conjurer l'horreur elle mêlait secrètement la fraîcheur des menthes.
Deux hivers avaient ainsi passé. Zaïd, à son côté, portait la guitare de la Fausse Elsa, que celle-ci n'avait jamais voulu reprendre. Et dans son cœur le jeune deuil de Simha. Il allait au dehors faire argent de sa voix pour les noces : la peur s'était calmée, apparemment l'oubli sur cet enfant dangereux qu'on avait recherché. Qui l'eût à dix-huit ans reconnu dans cet homme accompli ? Mais, au printemps de 1494, quand Yoûssef hen Koumiya, le hâdjib, trahit Boabdil, et le mit devant le fait d'une vente aux Rois Catholiques des biens par eux dans les Capitulations à l'Émir consentis, il se fit une telle amertume dans l'ancien Royaume, à son départ d'Andrach, parmi les Maures demeurés, et ceux-là mêmes qui avaient ri de voir chasser les Juifs, et ceux qui avaient embrassé la Croix, se mirent à craindre le revers de leur fortune. Quand Boabdil se fut embarqué pour l'Afrique, on craignit en haut heu le soulèvement des Moslimîn, et l'on se mit à consulter fiévreusement les dossiers qu'on en avait, beaucoup d'entre eux devenus introuvables, éparpillés dans les montagnes, ou cachés dans des villages perdus.
C'est alors que le polgar, c'est-à-dire le chef de clan de la gitanerie du Sacro-Monte, se trouva prévenu par des Calès qui avaient repris en ville travail de fabrication des armes, sur la petite place maintenant appelée Saint-Michel, dans l'ancien Alcazar démantelé des Rois Zîrites, dont on disait qu'il communiquait par souterrains avec l'al-Kassaba : un tchipalo ayant commerce avec la femme d'un gardien de la prison avait su qu'une expédition se préparait contre le Sacro-Monte afin d'y enlever le Medjnoûn dont la cachette avait été révélée par un ivrogne. Il y eut assemblée des hommes qui délibéra s'il fallait livrer le Fou, dont après tout les jours étaient comptés, et qui ne valait point les malheurs que sa présence allait déchaîner sur la gitanerie. Mais il y avait Zaïd, qu'on suspectait de sang rom... On décida de les acheminer, par une petite caravane, que des cavaliers garderaient, vers les Albacharât, où moreries et gitaneries étaient moins facilement à portée du Saint-Office.
Au cours du voyage, un parti d'alguazils attaqua le convoi qui, par un détour de ruse, évitant la grande voie du Pont de Tablete, avait remonté le Xénil vers sa source, pour franchir à revers le Cholaïr. Le Xénil naît de ce que les Espagnols nomment l'umbria de la Sierra-Nevada, que Maures disaient Nofra-Djihena, c'est-à-dire le Val d'Enfer. Deux cavaliers escortant An-Nadjdî que portait une sorte de chaise attelée de deux mules, avec sa servante aux vêtements noirs, prirent un chemin de cimes pour passer du côté du soleil. Cependant, Zaïd avec ses autres compagnons avait dressé une embuscade à l'entrée du Val, afin d'attaquer les alguazils et d'au moins les retarder, le temps que le Fou fût mis à l'abri. Mais cela tourna fort mal : l'expédition castillane, qui s'était renforcée après avoir constaté au Sacro-Monte la fuite de ceux qu'elle recherchait, mit en pièces les défenseurs et s'empara de Zaïd, vilainement blessé. Mais les alguazils n'osèrent pas s'avancer dans les roches de la montagne, et tinrent leur tâche pour remplie, ayant mis la main sur le jeune homme, autrement dangereux que ce vieillard, dont tout le monde disait qu'il avait perdu la raison.
C'est ainsi que Zaïd tomba aux mains de l'Inquisition.
Dans le petit ribât aux environs de Cadiar, où des Moslimîn cachant leur fidélité au passé sous visage de Mudejares et trouvant en An-Nadjdî vestige de la grandeur grenadine l'avaient installé avec les deux Gitans qui l'accompagnaient, et cette fille presque muette qu'il avait pour servante, le Fou vécut toute une année, et les gens d'alentour venaient le voir, le croyant un soufî, duquel ils attendaient miracles. Nouvelles de Zaïd n'étaient jamais parvenues jusque-là, dont dans son silence pleurait la Fausse Elsa, de qui le cœur était parti avec sa guitare.
Elle voyait chaque jour décliner celui que, comme Zaïd, elle appelait respectueusement Maoulâna, mon Maître. Or, il y avait un secret dans son sein : chose n'était qu'elle ne fît pour rendre vigueur au Medjnoûn, cherchant aliment dans les villages, mêlant pour lui le lait qui rend sage au vin qui rend fou, – suivant conseil qu'elle tenait de Rihbi Abraham – car elle n'avait rêve que de rouvrir au Medjnoûn la porte de l'avenir afin qu'il pût retrouver la véritable Elsa.
Dans sa simplicité, ne lui semblait-il point que si le Maître ne pouvait plus, comme naguère, voyager par le temps, franchir le Cholaïr des siècles, chevaucher les cimes de l'avenir, c'était seulement par manque de force et mauvaise fièvre. Et tout ce qu'elle savait des simples et de leurs vertus, tout ce qu'elle avait appris des vieilles femmes, maintenant lui servait au moins à maintenir l'espoir qu'elle avait de voir le Medjnoûn appeler à lui cette Elsa, de qui elle avait remords de l'avoir voulu singer, s'il ne pouvait pas plus simplement, sur le cheval-temps, s'en aller la rejoindre.
Peut-être les charmes opéraient-ils. C'était un jour d'été, beau comme un coq. La Fausse Elsa, dans l'œil du Fou, depuis une semaine ou presque, avait vu se lever une aurore. An-Nadjdî déplongeait des ténèbres, parfois un mot reconnaissable affleurait sa lèvre, il avait pu se soulever sur sa couche... De quoi cette prunelle au loin cherchait-elle intelligence ? Remontait-elle vers cette source d'Elsa, ces jours où le camion s'était tourné de Valence vers Madrid, au cœur d'une incompréhensible guerre ? Ou vers ce pays des Ifrandj, qui passait pour son jardin ?
« Où es-tu, Maoulâna ? » suppliait la servante.
Il ne le disait pas, et que de tous côtés autour de lui avaient resurgi les Veilleurs, ceux-là qui étaient venus de tous les temps, Salomon, Dante, Orphée... et le Quixotte et Thérèse de Jésus... tous... qui étaient venus assister à la mise à mort du chanteur, et dont les ombres s'effilaient au-dessus du vallon de Viznar, où Garcia Lorca servait de cible aux tueurs comme l'oiseau de ferpeint sur les champs de foire... Pour qui cette fois-ci arrivez-vous de l'au-delà, grands cavaliers funèbres ? Est-ce pour moi, pour moi qui vais enfin mourir ? Mais il sentait pourtant sa fougue dans ses veines... Et son regard se détournait d'Espagne, et passait Sicile et la mer... Comme un navire par le vent déporté, je ne sais quelle Arche de Noé qu'un déluge au Caucase entraîne... Où va-t-il ?
« Où vas-tu, Maoulâna ? » répétait la servante.
Or, il avait perdu de vue al-Andalous, et le pays des Ifrandj, et même, l'Euphrate remonté, la Syrie... Où va-t-il ? Il a tourné les monts où l'Arche échoue, il arrive dans un pays de tout autre splendeur. Hérât ! ô ville de Timoûr ! Et le voici devant le catafalque... et j'entends s'étrangler sa gorge, et j'entends répété ce nom qui semble devenu sanglot Djâmî ! Djâmî ! Djâmî !
« Que dis-tu, Maoulâna ? » murmure la servante.
An-Nadjdî s'est tourné devant le catafalque à Hérât du poète de Medjnoûn et Leïla, et le deuil est conduit par l'ancien Wazîr du Timouride ici régnant, al Moukarrab-al-Khazrât, qui est le poète Mîr Ali Chîr Névâyî. Djâmî, le grand Djâmî dont l'avenir oublie qu'il s'appelait Noûr ed-Dîn ‘Abdou-r-Rahmân, vient de mourir, le peuple se prosterne dans ses vêtements blancs, ah ! quelque chose se brise au cœur du chanteur de Grenade, tout ce qui fut écho dans lui de cette voix lointaine... Aussi n'a-t-il plus d'yeux que pour sa douleur, ni d'oreilles : il ne voit plus se réunir autour de lui ceux qui vinrent autour de Federico, comme pour en témoigner, à l'heure de sa mort. La source de sa pensée est tarie. Le sol où se posait son pied nu, brûlé. La poitrine de son souffle ne respire plus. Comment trouvera-t-il désormais vers Elsa ce chemin d'ailes et de vent, qu'il devait à la vivante poésie, à la musique inspirée, au délire de feu de Djâmî ? J'étais la flèche et toi le bras qui tend la corde, et la force qui me faisait voler à travers l'orage vers l'Aimée. À présent, l'arc est détendu, le ciel obscur, les feuillages de la forêt refermés... Djâmî ! Djâmî ! de qui je n'étais que le chant prolongé !
Ta secrète beauté m'a fait ce que je suis
Elle était la substance au cœur de la parole
Ta musique profonde est source de mon bruit
Et qu'est l'amour s'il ne me vient de ton école
Ton miroir fut le cœur immense qui saisit
La lumière et la fait Leïla sur les choses
Derrière lui la nuit des hommes se dispose
Ce qu'on appelle Dieu n'est que ta poésie
J'ai compris par tes mots la couleur des turquoises
Qui change de toucher la peau des bien-aimées
Ta lampe en moi s'éteint rien ne m'est plus rimé
Les pas de ma douleur comme des mains se croisent
Journal d'on ne sait qui... car qui fut témoin des derniers jours ? Ou pure invention morisque... On ne peut le savoir. Sinon qu'imaginer ces pages comme parole révélée. Ou peut-être des Veilleurs, de l'un d'eux à sa façon qui témoigne ?
An-Nadjdî, cet été de 1495, est entré dans ses jours d'agonie : ce qui suit est tout ce qui nous est resté de sa mort, et nous n'en connaissons ni la main qui l'écrivit, ni ses raisons de l'avoir fait.