LE PROCÈS

« Voilà, dirent-ils, Ibn-Amir an-Nadjdî, celui qu'on appelle le Medjnoûn... » Les exempts l'avaient amené devant le hakîm, qui est le juge secondaire – qu'Allah l'ait en assistance ! – celui-ci les regarda d'un air d'ennui, car c'était un brave homme et il les connaissait pour ivrognes et débauchés. Et ils avaient lié les mains de ce vieillard et sa robe était souillée de sang, son visage traversé de grands traits attestant l'outrage du fouet : « Qui vous a donné ordre de flageller celui-ci ? » dit le hakîm avec courroux. Puis il soupira, car il les aurait bien fait battre et jeter au cachot tous les deux, mais avec leurs remplaçants il en eût été de même... Il faut des exempts à l'ordre de la ville, et quel citoyen décent peut se résoudre à ce métier ? On n'avait qu'à en passer par ces filous sans vergogne. « Je vous ai dit cent fois qu'il est interdit de fouetter sans ordre du wazîr, du sâhib al-madîna, du cadî ou du mohtassib, et un homme d'âge encore ! Il ne tient plus debout tant vous l'avez malmené, chiens... Enfin, de quoi l'accusez-vous ? » Ils se poussaient du coude et jetaient des regards obliques sur une femme encadrée par deux de leurs collègues, attendant son tour de comparaître. Une kharadjera, elle avait l'air fort à son aise et faisait de l'œil à tout le monde...

« Je vous parle, dit le hakîm, furieux, qu'attendez-vous pour répondre... » Ils dirent alors, avec un faux air de déférence, que leur attention avait été attirée sur le comportement quotidien de cet individu par d'honorables dénonciateurs. « Où sont-ils – questionna le hakîm – les ‘oudoul ont-ils recueilli leur témoignage ? » On appelait ainsi les témoins patentés, seuls autorisés à témoigner en justice, car les témoins de hasard peuvent être des gens sans aveu, et de toute façon basant leur dire sur l'œil, l'oreille ou le toucher, qui sont causes de toutes les erreurs, tandis que les ‘oudoul, hommes de mérite et de religion, n'avancent rien sans se reférer aux Écritures, aussi vivent-ils près de la Bâb ech-Charî'a où le Cadî rend justice, dans des baraques construites pour eux, qu'on les ait toujours sous la main. Ce qui est l'origine d'un calembour, par quoi dans les siècles d'après l'Islâm andalou cette porte de l'Alhambra s'est vue par les docteurs appelée Porte de la Justice, confondant le mot justice et le mot champ de foire, au lieu de la Porte de la Foire, dérision qui n'était possible sans quelque secret calcul d'Allah (qu'il soit maître de ses desseins !).

Mais les exempts n'avaient point songé cette fois à amener les dénonciateurs, car le crime était flagrant et si énorme qu'ils n'avaient pu se retenir de frapper. « Faites voir vos fouets... » dit le juge, et ils les lui montrèrent. Lui se fâcha des lanières, tressées pour tuer, et je parie que les coups ont été donnés comme il n'est point permis, de toute la force du bras levé, l'homme à terre, et eux de le fustiger debout sur les orteils pour plus cruellement blesser.

Ils avaient trouvé le prévenu devant les dakakîn, c'est-à-dire les bancs extérieurs, de la Grande Mosquée, juste comme on avait chassé les ânes et les bœufs du parvis, pour que leurs déjections ne rendissent point les orants impurs, pendant le salat de midi, et cet homme faisait sa prière tourné non vers La Mecque, mais semble-t-il vers le nord-est, comme si la kibla, en dépit de son nom1, était située quelque part dans les neiges de la djâhiliya. Quand ils lui en avaient fait observation, le mécréant leur avait répondu qu'il ne priait pas en direction d'une pierre, mais d'un être de chair, ce qui est idolâtrie d'évidence, d'autant qu'il résulte des déclarations du susdit Medjnoûn, qu'il s'agit d'une femme dont le nom difficile à prononcer semble d'Égypte ou de Syrie, et devant le refus de se tourner correctement ils avaient tiré leurs fouets, espérant ainsi persuader le délinquant de se conformer à la Loi, mais en vain, si bien qu'ils frappèrent. Alors le hakîm courroucé : « Pourquoi, s'il s'agit d'un crime contre la religion, avoir amené ce fou devant moi ? Ignorez-vous que ceci ne relève pas de ma juridiction ? »

Ils conduisirent donc le sacripant au mohtassib, qui est l'assistant du Cadî, siégeant à l'habitude à la Bâb ech-Charî'a, et il y avait là un grand concours de peuple pour l'attendre, mais ce jour-là le mohtassib, qui s'appelait Moûssâ ben Habib'l-Gazî, était hors de la cité avec une expédition quérant des vivres aux Albacharât et tournoyait comme un aigle sur son cheval enjuponné, criant des ordres, indiquant de sa lance le chemin de montagne. Si bien que les prisonniers attendirent jusqu'au soir, et le mohtassib ne vint point, mais la nuée des ‘oudoul sortant de leurs baraques s'était abattue sur les gardes, les accusés, les témoins primitifs, et découvrant que de ceux-ci il n'y en avait point pour le Medjnoûn, criaient comme des corneilles, exigeaient qu'on les leur confie au plus vite, afin que le lendemain ils pussent eux-mêmes traduire les témoignages au mohtassib de retour. Les exempts durent le promettre avant de mettre leur détenu avec les autres en prison dans l'espoir de l'aube ; ils demeurèrent, eux et leurs collègues, avec leurs proies, les uns pour les dépouiller, les autres pour se donner du bon temps à les battre, les autres parce qu'ils étaient ivres et craignaient de se montrer chez eux. Et l'un chanta :

 

AIR À DANSER

 

On ne peut pas toujours prier

Ou boire de l'eau de citerne

Les nuits sont longues sans lanterne

Malheur à l'homme marié

On ne peut pas toujours prier

 

Nager chasser ou parier

Danser et jouer du tambour

Et le vin noir après l'amour

Pour un mot vous vous battriez

Nager chasser ou parier

 

Les plaisirs sont peu variés

Âne ou garçon fille ou chamelle

On se lasse du pêle-mêle

Le soir est triste au guerrier

Les plaisirs sont peu variés

 

Il n'y a pas de quoi crier

Pour un maquereau que l'on torche

Pour un vaurien que l'on écorche

Un Juif en passant étrillé

Il n'y a pas de quoi crier

 

La vie est un jour férié

Que l'on use à faire grimaces

S'il pleut que faut-il que l'on fasse

Revienne le soleil briller

La vie est un jour férié

 

Moûssâ, fort las de sa randonnée en montagne, écoutait avec ennui les criailleries de sa clientèle accoutumée, car le Cadî se décharge sur lui du petit peuple, des délinquants qui n'ont pas suivi les règles dans l'emploi des briques conformes à l'étalon pendu dans la mosquée, des diseurs de bonne aventure qui ont profité de la main crédule d'une cliente, d'un vidangeur qui n'a point tenu propre la salle des ablutions de la Grande Mosquée, des jeunes gens qui ont fait au cimetière des choses très vilaines avec les veuves surprises sur la tombe de leurs maris... enfin la routine habituelle, et il fallait bien en passer par là, et se montrer sévère, maintenant que les dangers de Grenade rendaient plus coupables et lourds de conséquences les manquements aux règles de la religion et aux us musulmans. Mais il avait l'esprit avec ses jeunes guerriers, rêvant d'un coup de main pour peu que l'Emir le permît... L'étrange aventure à cette place frontière d'al-Andalous de se retrouver ramené à ces entreprises par quoi de Médine le Prophète (Qu'Allah en accroisse la gloire !) cherchait à nourrir les Émigrés ! Ainsi finit Grenade comme a commencé l'Islâm et lui, Moûssâ, pour l'Émir, commandait les magazi, tout comme l'affranchi Zaïd ben Harissa auprès de l'Envoyé du Tout-Puissant. Quand vint le tour du Medjnoûn, le mohtassib prêta distraite oreille aux exempts, puis aux témoignages recueillis par les ‘oudoul de la bouche des dénonciateurs. Le premier exposé était d'un poète accusant surtout le prévenu de ne point faire les vers selon l'enseignement des Maîtres, changeant de rime à la fin des strophes contre la règle du zadjal et autres crimes du même tonneau. Le second ‘adl rapportait les dires d'un témoin que Moûssâ connaissait de reste, c'était l'amîn, ou prud'homme, des chaufourniers, homme retors, souvent suspecté de fraude, bien qu'il s'en sortît toujours, et l'on disait de lui que le soir il attirait les femmes dans son four à chaux. Lui, c'étaient ses mœurs qu'il reprochait au Medjnoûn, insinuant mille saletés touchant la femme d'icelui, forcé pourtant d'admettre qu'il ne la connaissait mie, et n'en savait rien que d'oreille par les chansons du prévenu dont il jurait que c'étaient menteries. Comme de se faire appeler An-Nadjdî quand l'on est issu de quelque berger et d'une putain... Il ne s'agissait pas de cela, mais de l'idolâtrie : impossible, des témoignages savamment examinés par les ‘oudoul, de tirer précision du culte que ce dément portait, disait-on, à sa femme, ni d'ailleurs de celle-ci : à part ce nom bizarre qu'il lui donnait, qu'en savait-on ? La maison du Medjnoûn n'était pas du tout au nord-est de la Mosquée, alors pourquoi se tournait-il de ce côté durant la prière ?

Si, comme certains l'affirmaient, cette Al-Za n'était qu'un masque à l'ancienne divinité des Banoû Gatafân à Nakhla, Al-Ozza, on n'en pouvait pas apporter la preuve, puisque celle-ci était vénérée dans la Ka'ba de La Mecque, aussi bien par ses zélateurs originels que par les Koraïchites et les Sâkifites d'at-Taïf : comment distinguer vers qui se tournait l'accusé dans sa prière, l'idole ou le vrai Dieu ? Selon l'un des témoignages examinés par les ‘oudoul, le nom de cet homme était Kéïs ‘Abd al-Ozza, c'est-à-dire le servant d'Al-Ozza, mais sans doute y fallait-il voir perfidie, car on ne connaît d'Abd al-Ozza, par les ahâdîth, que cet Aboû Djahl ben Hichâm qui insulta le Prophète un jour près du roc d'as-Safa, et le Medjnoûn fit observer qu'il eût tenu à honneur d'être appelé ‘Abd Elsa, mais qu'au pays de sa bien-aimée, s'il était d'usage comme en contrée islamique, de porter le nom de son père, il ne l'était pas de nommer les serviteurs d'après leur rabb, maître ou maîtresse. Pour le reste, les réponses du vieil homme étaient embrouillées et incompréhensibles : dans son langage mystique, il affirmait qu'Elsa habitait un autre siècle dans l'avenir et, quand on lui demanda de la faire venir, il dit que ce n'était point du pouvoir humain d'évoquer un être à quatre cents et cinquante années de distance... Alors Moûssâ se fâcha très fort, ordonnant qu'on amenât cette femme. De l'interrogatoire pourtant, il résulta que rien n'était comme on l'avait cru d'abord, et certes le crime était grave que ce vieillard portât un culte de latrie à une femme véritable, la sienne, qu'on pouvait voir et toucher, ce qui est bestial ; mais quand il s'avéra que personne ne l'avait touchée ou vue, et que l'accusé reconnut qu'elle n'était dans aucune maison de Grenade ou d'ailleurs en cet an de l'hégire, alors tout changea. Monstrueux qu'il fût de donner les noms de Dieu même, et les rites d'adoration, à une femme tangible, le crime était plus grand encore si cette femme n'existait point. Prier une chose qui est de ce monde, en lieu d'Allah, mérite la crucifixion, et diverses tortures publiques. Mais pousser la mécréance à s'incliner devant ce qui n'est point est idolâtrie autrement démoniaque. Le mohtassib se leva, suspendant la séance du tribunal : il ne pouvait juger d'un cas aussi atroce, n'ayant pouvoir d'exorciser le Medjnoûn de son djinn, et l'affaire devait être portée au Cadî al-djoumâ'a, qui seul dispose de peines à la mesure d'un tel crime.

*

L'affaire, de plusieurs jours, ne vint devant le Cadî. Une grande confusion régnait par suite de désaccords entre le nouveau hâdjib et l'Emir touchant la conduite envers les Rois Catholiques : comme tout le Conseil des Wouzarâ, sous l'influence secrète d'Aboû'l-Kâssim ‘Abd al-Mâlik, le hâdjib estimait nécessaire de composer avec les assiégeants, mais Boabdil suivant le sentiment de sa mère se refusait à entrer dans leurs vues, et le mohtassib le soutenait, en sous-main, poussant le peuple à manifester sa volonté de se battre et mourir au besoin, que Grenade ne tombât point au pouvoir des impies. Le Cadî se prétendait malade, pour n'avoir à se prononcer, risquant par malchance se trouver du côté qui ne l'emporterait point. Le système n'était pas nouveau, il tendait à amener le hâdjib à se déranger et rendre visite au Cadî chez lui, ce qui en augmentait l'autorité devant les notables, le bruit en étant aussitôt répandu par toute la ville : le hâdjib s'est rendu chez le Cadî, qui va décider de ce qui oppose l'Émir au hâdjib... Le peuple se portait alors devant la demeure du Cadî pour lui crier de proclamer la Guerre Sainte contre les polythéistes. Le procès du Medjnoûn s'annonçait mal : les gens de Grenade n'eussent pas compris qu'on le tuât simplement, il fallait le faire longuement souffrir auparavant, à la mesure de l'impiété, crime contre l'Islâm en toute occasion, c'est entendu, mais qui dépasse prévisions et traditions de la peine quand le règne musulman en Andalousie est à la veille de s'éteindre par le sang et par le feu.

Le Cadî al-djoumâ'a, habillé de rouge, entouré de foukahâ vêtus de blanc, jugeait dans la Grande Mosquée. Le crime contre la religion prenait à ce décor sublime une lumière d'abomination. Il se trouva cette fois tant de gens qui voulurent déposer contre l'impie que les ‘oudoul n'y suffisaient pas, et l'on dut les chasser à coups de bâton. La procédure fut longue et, malgré les refus de l'accusé, on lui donna d'office un Procureur, ou avocat, qui parla des heures, s'appuyant sur l'incertitude où l'on était de l'existence de cette El-Sa ou Az-Za pour requérir que le Cadî lui-même reconnût l'incompétence de son tribunal. Au dehors, le peuple hurlait à la mort, et mangeait des beignets au fromage, criant que les marchands trompaient leur monde avec Allah sait quelle bouse donnée pour fromage de Charich, que nous appelons Xérès, y mêlant de la farine, et eux disant que c'étaient moudjabbana du temps de guerre, mais cela n'expliquait rien, car on manquait pour le moins autant de la farine que du fromage, et il devait y avoir de la craie là-dedans... De toute façon, la route de Charich était depuis beau temps fermée au fromage comme aux vins doux.

Le Procureur poursuivait la défense du Medjnoûn : tenant pour établi que l'accusé, comme tous les poètes, était possédé d'un djinn, il plaidait qu'Al-za en était le nom d'où il déduisait que c'était un djinn femelle, une doûl, pour écarter tout jugement qui eût supposé l'exorcisme, car, la doûl, si vous la forcez hors du dément mâle, à le quitter le préfère mort et le tue. Or, il appartient au Juge (Qu'Allah l'ait en sa garde !) d'édicter l'exécution du criminel, si elle est le fait du bourreau, mais lui-même qu'il permette l'assassinat de cet homme en serait tenu complice et responsable devant l'Emir (Le Tout-Puissant lui donne de longs jours !) Ainsi...

C'est alors que le Cadî, qui venait de recevoir message du hâdjib, décida d'entendre l'accusé et, envoyant le Procureur au diable, donna la parole à son client.

Celui-ci se leva comme il put, car il avait été roué de coups à nouveau par ses gardiens, en guise de passe-temps. La prévention avait si longtemps duré que les cheveux lui avaient poussé et des mèches blanches tombaient le long de son visage tanné et balafré. Sa lèvre saignait vilainement d'un sang noir, mal caillé. Il lui manquait des dents. Et de cette bouche horrible, il sortit un chant qui ressemblait à celui de la huppe, quand elle vint de la part du Roi Salomon saluer la Reine des Sabâ :

 

D'ELSA QUI EST UNE MOSQUÉE À MA FOLIE

 

Toute figure murale et la crête solaire et le feston de la porte et ce réseau qui réduit l'espace

Et rend le monument raisonnable à la taille des respirations humaines

Toute floraison de la pierre et le narcisse en est jaloux

Comme la bouche est jalouse de la répétition des baisers

Jalouse l'arcade parfaite au-dessus de l'œil de la femme

Toute mosaïque avec son étrange régularité des motifs comme si

J'avais bleui de mes lèvres une chair également où saignent ici et là les traces de ma cruauté

Toute constellation céramique où les yeux prennent un plaisir plus grand qu'à la contemplation de la nudité

Et les salles sont de fausses portes et d'arcatures comme la peau du lézard

Où les plafonds façonnés d'ombre écrivent là-haut dans une langue inconnue

Les secrets de fornication profondément cachés dans le cœur des dignitaires

Tout semble à l'instant lavé d'un meurtre avec la rapidité des esclaves

Et le jaune et le vert ont tant d'éclat que je baisse le regard

Ô beauté de marbre et de faïence où rien ne rappelle la luxure

J'ai tout loisir à la compliquer de fallacieuses géométries

Ses enlacements qui se font et se défont à plaisir je puis

Les regarder devant tous sans qu'on rougisse et personne

Après tout ne songe à me soupçonner dans ma force et n'y voit

Mon étreinte et ma sueur

Comme le cuir parfait de l'homme cache les mouvements de l'âme et du sang dans le monde intérieur

Ou l'écorce dans son dessin sait dissimuler l'arbre

Et même l'arbre ici secrètement imité

Je puis le décrire à voix haute arbre qui n'est plus un arbre avec l'ordonnance des feuillages

Qui ne fut jamais un oiseau ni la fleur parfumée

Je puis le décrire ce cheminement de caresses vers le ciel

Comme des mains remontant la candeur des jambes

La gorge aux étoiles renversée

Les épaules de nuages tout ce qu'il

Est licite de montrer ici dans l'élan de l'architecture

Je puis te décrire ô mosquée ainsi qu'une robe jamais revêtue

Un voile abandonné

L'oubli de ce qui respire

Je puis te décrire à mon envie et nul ne peut entendre à mes paroles le péché

 

Mais comment seulement effleurer la couleur de ton front

Comment parler de ton souffle ou ton pas ma bien-aimée

Que dire qui ne soit aussitôt profanation qui ne soit blasphème ou massacre

Offense offense à la lumière

Comment un instant prétendre à tracer par les mots ta semblance

Ô dissemblante ô fugitive ô toujours changeante et transformée

Toi que rien n'a pu fixer dans mes yeux ni la passion ni les années

Toujours neuve et surprenante amour amour au portrait qui échappes

Au trait de la parole et du pinceau

Comme la forme incernable du rire incernable comme un sanglot

Rebelle au temps rebelle aux bras qui croyaient t'enserrer dans leurs limites musculaires

Et toute comparaison pèche de pauvreté s'il s'agit de dire ta fuite

Eau qui n'es point humide et ne laisses ni trace ni reflet

Souvenir sans la mémoire et blessure sans poignard

Or s'il n'est point permis de dire la beauté vivante

Où trouver l'accord des tons à quoi se reconnaisse le sommeil

Un miroir un miroir pour l'oubli

Pour la beauté troublante et pure de l'oubli

À celui qui craint de brûler il ne reste que parler d'une flamme abstraite

Il ne reste au peintre que céder le pas à l'écriture

De droite à gauche au fronton des fenêtres

À la frondaison du pilastre

Où le calame forme sur la blancheur un caractère de jais

Comme une chevauchée au désert un profil bondissant d'armes brandies

Et chaque lettre est un pied sur le sable un départ de léopard

Ou soudain le déploiement d'une aile noire au-dessus de la poussière

Alors je m'aperçois que je t'ai donné la place réservée à Dieu

Car de tout temps ici régnaient la prière et sa gloire

Et je l'efface de ton nom fait ineffablement à la fois du sable et de l'aile

Comme un drapeau d'insurrection dans le soleil

Comme une danse de fiancés sacrilèges

Comme une pulsation d'éternîté

 

Je t'ai donné la place réservée à Dieu que le poème

À tout jamais surmonte les litanies

Je t'ai placée en plein jour sur la pierre votive

Et désormais c'est de toi qu'est toute dévotion

Tout murmure de pèlerin tout agenouillement de la croyance

Tout cri de l'agonisant

 

Je t'ai donné la place du scandale qui n'a point de fin

 

Il semblait que la cause fût entendue, et qu'importe la folie alors qu'elle est masque d'impiété ? Il n'aurait point été recevable d'expliquer l'excès de la parole, l'outrance devant Dieu, par l'insanité seule. Et d'ailleurs, l'insanité même, qui peut dire qu'elle n'est point déjà châtiment du ciel ? Qui force le criminel à avouer son crime en paroles si ce n'est Dieu ? L'homme raisonnable peut avoir au cœur de lui tous les germes du mal, les pensées de monstruosité, il peut être cent fois meurtrier d'intention, pervers, parricide, il n'importe... puisque tout cela demeure par une force, qui est la vertu, caché, de tous inconnu... Mais si le poison profond suinte de l'âme, si Allah confond le criminel inconnaissable en lui retirant le pouvoir de dompter sa démence, on dit que cet homme est un fou, quand c'est le doigt divin qui marque à son front l'infamie...

Le Cadî venait d'envoyer réponse à Yoûssef ben Koumiya, le hâdjib. Mais en attendait sans doute éclaircissement. Aussi se mit-il à interroger le Medjnoûn, comme s'il voulait tirer de lui révélation d'un monde et le public maugréait de la décision retardée. À certaines réponses, les éclats de voix frappaient les murs : « Pourriture ! pourriture ! » Et des gens sortaient ne pouvant plus respirer l'air de cette lente justice.

 

CADΠ: Tu dis que cette femme n'est point et qu'elle est. Explique, ô égaré, comment cela, pour toi du moins, est possible...

 

MEDJNOÛN : Elle n'est point suivant votre conception des choses, parce que tu ne peux envoyer ton exempt la chercher dans la maison telle et telle, et l'amener au tribunal. Mais dis-moi seulement, ô Juge Très-Haut et Très respectable, si, dans ton système, le Tout-Puissant est ou n'est pas : car tu peux bien faire visiter les mosquées par ta police, ou tout autre lieu qui a réputation d'être visité d'Allah, jamais tes canailles (Qu'elles soient sous la protection du Seigneur !) n'ont chance d'y trouver Dieu, ni de le produire à ton prétoire. En déduis-tu qu'il n'existe point ?

 

CADΠ: Je t'interdis, même par ce détour, de comparer ainsi cette femme avec le Miséricordieux. Elle est ou elle n'est point.

 

MEDJNOÛN : Ô juge qui as révélation des choses, comment peux-tu dire d'une femme que tu n'as ni vue ni trouvée qu'elle n'est point ? Et si c'est la comparaison qui te gêne, alors, que tu ailles en paix, car, non, je ne m'apprête point à comparer l'incomparable. Dieu, personne ne l'a vu, ne le voit, ni ne le peut voir en ce monde ou il cesse d'être Dieu. D'Elsa, je dis ce que je ne puis de lui dire : elle est, parce qu'elle va être. Dieu, si j'en comprends l'enseignement donné, ne saurait changer avec le temps, il n'a ni passé, ni futur, et c'est pourquoi il y a grand doute à élever de sa présence ou de son présent... cependant je ne veux point ici discuter de la théologie. Mais assurément quelle clameur, si quelqu'un, et ce ne peut être par ma bouche, venait avancer que Dieu va être. Juste clameur, même si les raisons diverses de l'indignation suivant les hommes peuvent prêter, par leur diversité même, à la discussion... Et si je dis d'Elsa qu'elle va être, n'est-ce en affirmer déjà l'être qui n'a pas de commencement ? Elle est pour celui-là qui voit dans le futur la réalité victorieuse, et qu'est d'autre que cela le futur, Cadî ?

 

CADΠ: Mais quand tu dis qu'elle va être, ne te donnes-tu pas pour prophète, ce qui est de suffisance que je requière contre toi croix ou lapidation ?

 

MEDJNOÛN : Ta sentence, ô Juge Très-Sage et Très-Pieux, ne dépend, je le suppose au moins, que de toi-même, et si je suis prophète ne m'en retire point la qualité, me donnant celle du martyr. Mais tout homme est-il dit tel, pour avoir employé la forme de langage qui décrit l'avenir ? Et par exemple, la loi de la Cité, simple expression du Souverain (Que le peuple devant lui se prosterne !) jamais personne sans être taxé d'impiété ne peut en prétendre que les dispositions pour le balayage des ordures ou la vente du bois à brûler sont paroles de Dieu, n'est-elle pas toujours exprimée pour les temps à venir, ordonnant que soit prescrit, que soit défendu, que ne soit point vendu... Cela signifie-t-il que le législateur se prétend prophète ? Je dis que cette femme est qui va être, c'est bon sens et non prophétie.

 

CADΠ: Je ne te comprends point, Ibn-Amir, si tu prétends annoncer quelque chose dans quatre siècles, ne te donnes-tu par là pour prophète ?

 

MEDJNOÛN : Si je dis qu'il va pleuvoir vendredi (Ce qui ne peut être que selon la volonté du Tout-Puissant, qu'il soit honoré ce jour-là comme les autres !) est-ce que j'usurpe une qualité ? De deux choses l'une, avant de me juger : attends le vendredi, et s'il n'y tombe l'eau des nuages, alors tu dis simplement que j'ai parlé à la légère, et s'il pleut, me fais-tu décapiter pour avoir dit vrai ?

 

CADΠ: Tu es plus retors dans ta folie que ce procureur qui a parlé, et ne sait prolonger la vie de ses clients que par chicane et procédure... Si, t'écoutant, je prolongeais de quatre siècles le prononcé du jugement pour voir s'il y eut ou non prophétie d'Elsa...

 

MEDJNOÛN : Ô Cadî, est-ce moi qui suis retors dont se jouent ici la douleur et la vie ? Ou toi qui m'accuses de te vouloir faire prendre quatre siècles de réflexion quand, sans pour cela tomber sous l'accusation de jouer les prophètes, tu te sais bien être poussière dans un infiniment plus petit délai...

 

CADΠ: Homme, ce n'est point ici de ma mort qu'il est débattu, mais de la tienne.

 

MEDJNOÛN : Il te semble, ô lumière de l'Émir, à qui pouvoir est donné de départager l'ombre ! il te semble apparemment que c'est de ma mort qu'il s'agit... Pourtant, chaque minute du monde est début de la vie et de la mort de tous, et non d'un seul homme, fût-il un poète insensé dans une ville, ni un juge, si proche de lui que soit le silence. Et si tu me faisais mettre en croix, parce que je dis que tu vas mourir, et que je prédis la décomposition de ta chair, alors c'est toi, pour perversion de ton pouvoir, qui es condamnable à la croix ou à la hache.

 

CADΠ: C'est assez jouer le bouffon. Justice soit faite...

 

Il avait d'abord semblé que jeter ce chanteur à la foule était d'heureuse diversion. Car à l'habitude on versait volontiers ce sang de l'esprit d'autant qu'il coûte si peu aux Rois de le répandre, et le Medjnoûn avait au Cadî paru d'autant meilleur bouc émissaire, que cette odeur d'idolâtrie permettait de le condamner moins pour le caractère séditieux de certains de ses chants que pour la défense de la religion. Mais une communication du Palais lui signifia que satisfaire à la foule, par sacrifice de l'hérésiarque, était contraire aux intérêts du Royaume, donnant l'apparence quand les choses n'étaient encore tranchées par le Conseil de l'Émir, de faiblesse devant l'exaltation populaire pour le djihâd, qui confond respect et religion avec le sentiment contre les polythéistes. De plus, un émissaire de l'ancien wazîr de ville (lequel avait gardé accointance avec le Cadî) lui vint dire de la part de son maître que celui-ci souhaitait qu'aucune décision ne fût prise, l'al-Kassaba sans doute assez profonde, assez épais ses murs pour y garder les criminels et que, entrant en ville, les vainqueurs éventuels en statuent, leur sort n'étant point défini dans les capitulations. Un cadeau d'une grande beauté accompagnait l'expression de ce désir : et c'était une fille de douze ans dont les prunelles étaient aussi grandes qu'aux chevaux du Nadjd, comme un morceau de camphre qui se serait voilé par crainte donner jalousie à la lune.

Et les gardes emmenèrent le Medjnoûn dans les caves de la forteresse qui est proue à l'Alhambra, au-dessus du Darro tumultueux, descendant par des escaliers étroits, de salle en salle, vers cette nuit où reviennent les suppliciés, où moins que partout ailleurs semblent utiles les formes futures du langage...


1 Kibla, littéralement ce qui est devant, et par extension ce qui doit être devant (pour la prière), en Espagne, signifie sud à la fois, et direction de La Mecque.