LE FUTUR VU

Je te parle et tu me fuis

Je te suis et tu t'envoles

Tes yeux ailleurs qu'où je suis

Ton cœur pris d'autres paroles

Et dans l'aveugle aujourd'hui

Mes jours sont des jours de pluie

 

Je te parle et tu es toute

À des songes de là-bas

Tu me fuis prenant des routes

Que mon pas ne connaît pas

Je te suis et je redoute

Au loin ce que tu écoutes

 

Amour qu'est-ce que tu vois

Qu'il ne m'est permis de voir

Que disent-elles ces voix

Trop distantes pour y croire

Pour moi qu'en toi qui ne crois

Et ne puis quitter ma croix

 

Cette vie elle s'achève

Amour mon seul absolu

Pour toi des soleils se lèvent

Qui crépuscules n'ont plus

Cette vie est longue et brève

Amour d'au-delà des rêves

 

Demain n'est pas mon verset

Demain n'est pas mon domaine

Je n'y puis avoir accès

Même au bout de ma semaine

L'avenir qu'est-ce que c'est

Je l'ignore et tu le sais

 

Tu me dis d'obscures choses

Au seuil des temps lumineux

Et c'est comme avant les roses

Les rosiers ne sont que nœuds

Tout fleurit où tu te poses

Elsa des métamorphoses

 

Commentaire de Zaïd : Le sens de ce chant m'échappa longtemps, je n'en pouvais dépasser la lettre. Il fallut que j'eusse avec An-Nadjdî une conversation que je rapporterai pour approcher de sa signification. En ce temps-là je n'arrivais pas à comprendre ce que mon Maître entendait par le « futur », mot dont il se servait souvent (mais évidemment dans un sens différent de celui qu'on lui donne usuellement), ni ce qui semblait le séparer d'Elsa comme une mer océane. C'était que je n'avais point encore pris leçon de Ribbi Nahon ben Samuel, de qui je tiens connaissance de divers langages, ayant oublié jusqu'au parler dont fut ma prime enfance entourée, appartenant, me semble-t-il, à un peuple nomade (ou qui m'avait enlevé d'un village dont je n'ai souvenir) dont le visage était plus que le mien sombre et disait venir du Zend, pays lointain que j'ai longtemps pris pour le Paradis sur terre, jusqu'à ce que Ribbi Nahon m'enseignât que c'est la région des Indes où l'Émir Khosroû chanta Leïlâ, quand Timoûr en eut précisément chassé les aïeux de ceux-là qui prirent soin de mon enfance.

 

Si bien que, pour ce peuple et pour moi-même, tout autant que la notion de futur, obscure était la notion de passé.

LA CHEMISE

Une nuit d'automne il me semble

À l'odeur qu'en portait le vent

Nous étions nous étions ensemble

Où donc était-ce était-ce avant

Était-ce après rien n'a plus sens

Que la douceur d'être avec toi

Le temps a perdu sa puissance

Sa couleur son âme et sa voix

 

Une nuit d'automne ou tristesse

Une pâleur entre nous deux

Et l'odeur de quoi donc était-ce

Que nous parlions était-ce d'eux

Les autres les autres nous-mêmes

Qu'on a peur d'au miroir heurter

Et quand la lèvre a dit je t'aime

Tout n'est plus qu'une fleur jetée

 

Une nuit que j'étais peut-être

Un peu plus à toi que jamais

Et de moi-même un peu moins maître

Je n'ai pas dit que je t'aimais

Je n'ai pas dit ce qui m'éveille

Ou m'endort c'est même destin

L'ombre tourne autour du soleil

Et jamais que soi-même atteint

 

Une nuit pour qu'il m'en souvienne

Ainsi ne fallait-il que soit

Ta respiration la mienne

Et rien pourtant plus comme soi

Tu rêvas sans que rien j'en sache

Et rien plus ne m'était certain

Que de penser elle se cache

Entre le soir et le matin

 

Une nuit c'est une chemise

Où pis que l'oiseau tu me fuis

Pourquoi méchamment l'as-tu mise

Et n'es-tu plus où moi je suis

Si lointain qu'en soit l'abeillage

J'y vois s'inscrire à pas de loup

Les plis secrets de tes voyages

Les songes qui me font jaloux

 

Une nuit c'est si peu sans doute

Sauf que tu peux facilement

Y perdre mon cœur et ma route

N'importe où n'importe comment

Et dans les mouvements de l'âme

Ton corps a l'étoffe ridé

Je sais l'alphabet de la femme

Plus mystérieux que les dés

 

Une nuit j'en suis à la trace

Les pas loin de moi descendus

Allant de terrasse en terrasse

Hors de mon paradis perdu

Une nuit dont je n'ai partage

Et dans le livre que tu lis

Je vois que les mots sur la page

Sont les syllabes de l'oubli

LA FIÈVRE

J'ai passé ma vie à craindre en toi cette chose brûlante et comme tout à coup l'enfer la terreur le doute sur la durée et ces flammes de tes mains tes yeux détournés J'ai passé ma vie à redouter le mauvais rêve et tout qui recommence d'une peur imprudemment la dernière fois abandonnée ô mon amour j'ai passé ma vie ainsi qu'un marin qui retrouve dans un paquet d'embruns l'idée-angoisse du naufrage J'ai passé ma vie à côté de toi pour un bruit un mot un soupir un geste ou moins pire un silence à la gorge saisi comme le condamné comptant dans le couloir des pas d'aube approchant qui s'arrêtent s'éloignent

 

Le feu soudain s'il monte à ton visage

Quel vent l'emballe en toi qu'il dévorait

Et les oiseaux tremblent sous tes feuillages

Où va tomber la foudre ô ma forêt

 

De quel soleil intérieur vient ce calcinement de ton être comme d'une pierre par un esprit torride habitée une pierre des jours implacables Tout l'univers m'en est un champ grillé sans ombrage ni source où vainement je cherche une fraîcheur pour ton front un linge une neige une conjuration du ciel

 

Comment le mal en toi trouve-t-il place

Sans lui déjà le cœur est à l'étroit

Dans tes poignets est-ce que l'âme passe

Trop menu corps que de souffrance ais droit

 

Ce visage que j'ai qui n'a rien de moi gardé que la peur qui me l'as fait crois-tu vraiment que ce soit l'âge et tu ne m'as jamais entendu pleurer de toi derrière les portes tu ne m'as jamais entendu saigner de toi le détournant ce visage tu ne m'as pas vu sous la table briser mes doigts dans mes doigts perdre de toi respiration comme un nageur dans la tempête et ne pas croire et ne plus croire au possible impossible et déjà défaillir

 

Tu ne veux plus même que je te touche

Tu fuis ma main Tu souffles Tu gémis

Et ma peur suit ta plainte sur ta bouche

Comme un danger pour un instant remis

 

L'indescriptible était sur toi que les mots n'atténuent pas qu'en vain je jette comme aliment propitiatoire à ce brasier dans l'espoir délirant de détourner de toi cette soif de consumer cette lave d'une nappe inconnue Était je dis était pour croire à l'inaccompli pour rejeter au passé ce qui ne s'est peut-être jamais écarté que d'apparence comme cette fausse tranquillité de la terre entre deux tremblements Ô douleur de la durée

 

Dors Le temps seul sa caresse t'apaise

Laissons passer l'orage sur les toits

Je veillerai j'aviverai les braises

Je chasserai la nuit autour de toi

 

Et ton grand manteau rouge à terre avec sa doublure de toutes les couleurs et ton châle de laine blanc ta main du lit qui pend sans conscience balancée

 

Commentaire de Zaïd : Celui, dit An-Nadjdî, qui d'une femme n'a chant que pour son triomphe et l'éclat de ses yeux peut-on dire qu'il aime et preuve n'en peut être assurément donnée à moins qu'au prix d'une musique à la douleur mariable à l'incertitude d'être à l'obscurcissement du visage à l'égarement de ce qui menace à ce halètement de l'avenir...

Il pouvait ainsi prolonger une phrase à l'infini mais y préféra le silence.

Il dit encore que si les poètes ne montrent jamais leur bien-aimée autrement que dans l'éclat de la santé c'est qu'ils tiennent plus du chien que de l'homme.

LE TIERS CHANT

Je suis la croix où tu t'endors

Le chemin creux qui pluie implore

Je suis ton ombre lapidée

 

Je suis ta nuit et ton silence

Oublié dans ma souvenance

Ton rendez-vous contremandé

 

Le mendiant devant ta porte

Qui se morfond que tu ne sortes

Et peut mourir s'il est tardé

 

Et je demeure comme meurt

À ton oreille une rumeur

Le miroir de toi défardé

 

Te prendre à Dieu contre moi-même

Étreindre étreindre ce qu'on aime

Tout le reste est jouer aux dés

 

Suivre ton bras toucher ta bouche

Être toi par où je te touche

Et tout le reste est des idées

 

Commentaire de Zaïd : Ce jour-là, j'avais trouvé mon Maître hors de chez lui, la porte fermée, et il tendait vers elle une main-sébile... Il semblait donc qu'il eût dans sa demeure pour ainsi chanter quelqu'un à qui s'adressât ce chant, qu'il appela lui-même tiers, non pour l'alternance des vers, mais pour la personne tierce vers qui se tournait sa supplication.

Tout à coup, il ouvrit la porte et me montra que la chambre était vide, avec un grand rire triste qui roula jusqu'à l'Ouâdi Hadarrouh, ce torrent dont il ne reste qu'un écho dans la vallée entre l'al-Baiyazin et l'Alhambra, quand les Castillans en réduisent le roulement aux deux syllabes Darro, qui ne charrient plus de galets et semblent bien incapables d'emporter les ponts.

L'AUBE

Qui jamais eut songé sans cet amour de toi

Sans ce tourment sans cette étoile

Comme à l'oreille de la femme un noir grenat

Qu'il y eut ce fou dans Grenade

Sans toi je n'eusse été que ce jongleur de mots

Ce bal de lueurs et de modes

Un caillou détaché sous le pied des démons

Le jouet du monde et des monstres

Ma tête était ouverte au caprice des vents

Comme une maison mise en vente

Il ne roulait en moi que les dés de l'écho

Dont les hasards m'étaient écoles

Quand tu m'es apparue un soir t'en souviens-tu

Où commença notre aventure

Toi qui m'appris le sens et le goût de la vie

Qui rendis vue à mes yeux vides

Toi qui tournas mes pas sur la route d'autrui

Qui me relevas de mes ruines

Grâce à qui j'ai passé par merveille le temps

Autrement que sans rien entendre

Grâce à qui j'ai donc pris ma part d'homme au fardeau

Que les autres hommes endossent

À leur enfer ma place et ma peine et mon lot

Et j'ai du moins vu poindre l'aube

 

Commentaire de Zaïd : Mon Maître avait lu ces vers à des poètes qui l'en querellèrent pour l'étrangeté de ses rimes. Il leur dit : « Est-ce que le soleil levant rime suivant la règle avec la terre qu'il inonde ? Appelez ce poème Al-Fadjr, c'est-à-dire l'aube, comme la quatre-vingt-neuvième Sourate, qui commence par l'invocation du pair et de l'impair. » Il ajouta qu'ici les rimes avaient cette imparité merveilleuse qu'il y a entre l'homme et la femme, et qui donne à la femme l'avantage du dernier mot.

Il me dit encore, plus tard y revenant, que la seule rime parfaite est l'homme et la femme qui ne riment point suivant les traités, et que pour lui toute poésie est art de vivre double. Qu'un jour va venir où cette perfection nommée couple sera l'innombrable roi de la terre.

STROPHES DES LIEUX OÙ S'ASSEOIR

Je suis assis au bord des sables

Chantant la mort et les baisers

À l'heure où le ciel embrasé

M'offre portrait reconnaissable

De l'avenir couleur de fable

 

Je suis assis au bord des vents

Où ne s'entendent que bruits d'ailes

Ne se meurent clameurs que d'Elle

Que d'Elle orages Dérivant

Nuages d'après ou d'avant

 

Je suis assis au bord des mers

Dont les murmures naufragés

Parlent de pays étrangers

Où comme ici vivre est amer

Mais d'autres comme nous s'aimèrent

 

Je suis assis au bord du temps

Qui bat qui bat vite plus vite

Veut-il vraiment que tu me quittes

Ce cœur fou qui va l'imitant

Je ne puis l'arrêter pourtant

 

Je suis assis au bord des rêves

Qui sont uniquement de toi

De toi l'étoile sur le toit

De toi la douleur qui fait trêve

De toi l'aube enfin qui se lève

 

Je suis assis au bord des cris

Au bord des guerres et des drames

J'ai joué j'ai perdu mon âme

J'ai maintenant les cheveux gris

Ce que j'aimais on me l'a pris

 

À chacun disent-ils son lot

Se lamenter est inutile

M'entendent-ils Qu'entendent-ils

Ceux-là qui sont sourds aux sanglots

Les larmes c'est pour eux de l'eau

 

Ne sachant qu'acheter et vendre

Ce cri de toi voient-ils comment

Il fut fait de tous les tourments

Tous les feux et toutes les cendres

Comment le peuvent-ils entendre

 

Siècle martyr siècle blessé

C'est de sang que sa bouche est peinte

Je suis assis parmi les plaintes

De souffrir n'a-t-il pas assez

Passez passants passe passé

 

La saison vienne avant son tour

Qui n'aura que toi d'horizon

Ô ma raison de déraison

Par qui minuit règne en plein jour

Autre midi n'est que d'amour

 

Bonheur de l'un n'y étant plus

Payé par le malheur de l'autre

Alors ce chant qui fut le nôtre

Prenant le sens par toi voulu

Avec d'autres yeux y soit lu

 

Même au-delà de son mourir

Ce fou que je suis aujourd'hui

Si haut ton nom l'ayant conduit

Murs et cieux à partout l'écrire

Nul n'en puisse ou doive plus rire

 

Assise alors sur les chemins

Nouveaux ouverts de l'outre-azur

Où rien n'a plus même mesure

Le soleil humain dans tes mains

Dis simplement que c'est demain

 

Ce poème fut chanté le jour où les ponts du Darro furent emportés avec les maisons dont ils étaient couverts. C'est le seul qui n'ait point été noté par l'enfant Zaïd, parce que cela se passa bien avant qu'il prît service auprès du Medjnoûn1. Personne ne le comprit et tout le monde le reprit.

LES FEUX

J'arrive d'un lointain oubli

J'arrive du bout de mon drame

Pose ton cœur à terre et plie

Ton genou dessus ma pauvre âme

 

Le courant de neige qui vient

Des monts perdus où rien ne pousse

Rien ne pleure et ne brûle rien

Bois-le dans la paume des mousses

 

Où passent les vols saisonniers

J'ai rêvé la nuit près des mares

Le branle-bas que vous sonniez

Ô cauchemars mes cauchemars

 

Comme un vin du verre brisé

Où suis-je et vais doublant mon ombre

Des violettes écrasées

Saoulent mes pas d'un parfum sombre

 

Déjà le silence des houx

Déjà déjà la sarabande

N'importe quand et n'importe où

Un trou suffit qu'on y descende

 

J'ai descendu plus loin dans moi

Je connais le fond de l'abîme

Allumez les feux qu'on y voie

Encore un coup ce que nous vîmes

 

Quand c'était encore le temps

Où l'étoffe tient à l'usure

Quand c'était le temps palpitant

Où le cœur cogne à sa mesure

 

Douceur douceur ma destinée

Et sur la lèvre du dormeur

Comme une à une les années

Tous les baisers donnés se meurent

 

Allumez les feux c'est fini

Dispersez les gens les charrettes

Voici la halte qui me nie

Voici la pierre où je m'arrête

 

J'écoute d'un coup ce qui fut

Les jours d'ennui les jours d'errance

L'amour plus grand que le refus

Tout le plaisir et la souffrance

 

Celui-là me donne survie

Si le nom d'Elsa fait qu'il tremble

Si le mot d'amour l'alouvit

Je renais dans qui me ressemble

 

Ma main sur l'ardoise effacée

Ne croit plus aux mots qu'elle touche

Je ne suis plus qu'un chant passé

Qui garde une forme de bouche

 

Qu'ils aient perdu fleurs et parfums

Les champs d'hiver demeurent verts

Et descendu chez les défunts

J'y vais garder les yeux ouverts

 

Aimer mourir ont même éclat

Je veux voir le bout de moi-même

Allumez les feux Me voilà

J'aime

Au contraire du précédent, c'est longtemps après que Zaïd l'eut quitté qu'An-Nadjdî prononça ces paroles, et je ne saurais aucunement justifier qu'elles trouvent ici place à contre-courant du temps, comme une épave qui remonte vers la source du fleuve. Mais peut-être était-ce précisément qu'il s'adressait à Zaïd et, ne sachant où le trouver, se tournait vers l'époque où l'enfant le servait.

L'ENCORE

Faut-il qu'un jour le chant finisse

Le temps va-t-il tantôt changer

Et comme oiseaux se désunissent

Se défaire ce cœur que j'ai

 

Avant l'avenir et l'averse

Avant notre histoire effacée

Avant que le soleil disperse

Aux vitres nos noms enlacés

 

Une minute une minute

Avant que soient partis les gens

Rappelez les joueurs de flûtes

Jetez-leur des pièces d'argent

 

Qu'encore une fois retentisse

La musique de nos amours

Avant qu'au loin s'anéantissent

Les derniers bruits du dernier jour

 

Il est des « islamistes », comme on appelle au-delà des régions où pousse le palmier une certaine sorte de foukahâ, qui tiennent ce poème pour apocryphe : qui l'aurait pu noter ? demandent-ils. D'autres disent qu'il n'est point d'An-Nadjdî, avançant les noms de plusieurs auteurs qui avaient apporté dans le Magrib la tradition d'al-Andalous. Je le crois bien postérieur, et serais facilement prêt à l'attribuer à un poète du siècle d'Elsa lequel avait connaissance du langage qu'on parle en son pays, tout au moins assez pour connaître ce tableau peint vers 1851 où l'on voit un jeune officier qui pour faire une fois de plus sauter un caniche sur sa canne lui dit : Ankor iécho ankor, c'est-à-dire Un « encore » encore un « encore » par une manière d'affectation du langage ifrandjî.


1 882 de l'hégire (1478 apr. J.-C.), précisément cette année où Christophe Colomb refit le voyage de Pétrarque en 1337 à l'extrême terre de Thulé. Mais c'était au siècle passé l'une des Orcades qu'on tenait pour l'Ultima Thyle de Sénèque, Colomb et ses contemporains l'avaient déportée à l'ouest, en Islande. Ainsi varient les rêves de l'homme avec le temps.