SAFAR
I
Ô MON TORRENT
Quand vint l'aube du péril grand
Fut le mot d'ordre Ô mon torrent
Ils t'ont dit Tue et sois tué peuple admirable
Et comme tu croyais ce qu'ils t'avaient appris
Tu n'as pas d'eux refusé le chemin terrible
Ils t'ont dit Tu n'as rien Ni ton bras ni ton âme
Vente en fut faite à Dieu le Paradis pour prix
Acquitte de ta vie un échange sublime
Ils t'ont dit que la vérité gagne à ta mort
Et tu t'es réjoui que fût d'avance écrit
Ce jour par Dieu dressé devant toi comme un mur
Ils t'ont dit que ton sort est celui de ton sabre
Toi qui de la Lumière ayant fait ton pari
La portes jusqu'au bout dans le domaine sombre
Ils t'ont dit que ta guerre ignore la retraite
Et souffrance éternelle à qui n'a point péri
Tu les as crus coupant derrière toi ta route
Tu les as crus jusqu'à te mettre les étraves
Tu les as crus jusqu'à te porter le mépris
Tu les as crus jusqu'à te renier en rêve
Tu les as crus jusqu'à la pointe de ta force
Tu les as crus jusqu'en ton cœur le sang tari
Tu les as crus ô mon torrent jusqu'à ta source
Tu les as crus jusqu'au couteau qui te fait brèche
Tu les as crus jusqu'à la nuit de ta furie
Tu les as crus jusqu'au silence de ta bouche
Tu les as crus jusqu'à la terre à ta rencontre
Tu les as crus jusqu'à la plaie en ton esprit
Tu les as crus jusqu'à l'épouvante du ventre
Tu les as crus jusqu'à ne plus croire tes larmes
Tu les as crus jusqu'à ne plus croire tes cris
Tu les as crus jusqu'à ce que tes yeux se ferment
Tu les as crus jusqu'à l'éclat dernier des braises
Tu les as crus jusqu'à tes membres équarris
Tu les as crus jusqu'où même croire se brise
II
Et vinrent les gens chez Ibn-Amir qui ne savaient plus que croire et que penser pour ce qu'il avait si souvent chanté l'avenir et si répandue était la croyance qu'il possédait un miroir où l'on pouvait le lire
Et vinrent les gens chez Ibn-Amir lui demander ce qu'il y voyait d'eux et des temps lointains et du temps proche et vinrent chez Ibn-Amir les gens qui ne pouvaient imaginer la fin de Grenade
Un peu pour qu'il les réveillât d'un mauvais rêve un peu parce qu'ils ne s'y résolvaient point un peu même d'un mensonge ayant espoir qui sait
Car s'ils avaient repris même à tort confiance qui sait un mot vous rend la force et la foi de l'impossible ô Medjnoûn dis-nous que rien de tout ceci n'est vrai
Lui C'était dans la rue entouré par les autres
Il a regardé l'avenir puis il a regardé les gens
Je ne peux pas murmurait-il et c'était comme toujours ce déchirement
Il se força de leur parler
Il y a des choses que je ne dis à personne Alors
Elles ne font de mal à personne Mais
Le malheur c'est
Que moi
Le malheur le malheur c'est
Que moi ces choses je les sais
Il y a des choses qui me rongent La nuit
Par exemple des choses comme
Comment dire comment des choses qui me rongent
La nuit la nuit des choses comme des songes
Et le malheur c'est que ce ne sont pas du tout des songes
Alors ça vous parfois ça vous étouffe
Regardez regardez-moi bien
Regardez ma bouche
Qui s'ouvre et ferme et ne dit rien
Penser seulement d'autre chose
Songer à voix haute et de moi
Mots sortent de quoi je m'étonne
Qui ne font de mal à personne
Au lieu de quoi j'ai peur de moi
De cette chose en moi qui parle
Je sais bien qu'il ne le faut pas
Mais que voulez-vous que j'y fasse
Ma bouche s'ouvre et l'âme est là
Qui palpite oiseau sur ma lèvre
Ô tout ce que je ne dis pas
Ce que je ne dis à personne
Le malheur c'est que cela sonne
Et cogne obstinément en moi
Le malheur c'est que c'est en moi
Même si n'en rien sait personne
Non laissez-moi non laissez-moi
Parfois je me le dis parfois
Il vaut mieux parler que se taire
Pour peu pour peu que tu l'aies dit
Cela qui ne peut prendre forme
Cela qui t'habite et prend forme
Tout au moins qui est sur le point
Sur le point qu'écrase ton poing
Et les gens Que voulez-vous dire
Tu te sens comme tu te sens
Bête en face des gens Qu'étais-je
Qu'étais-je à dire Ah oui peut-être
Qu'il fait beau qu'il va pleuvoir qu'il faut qu'on aille
Où donc Même cela c'est trop
Et je les garde dans les dents
Ces mots de peur qu'ils signifient
Ne me regardez pas dedans
Qu'il fait beau cela vous suffit
Je peux bien dire qu'il fait beau
Même s'il pleut sur mon visage
Croire au soleil quand tombe l'eau
S'il pleut tant pis tant pis l'orage
Les mots dans moi meurent si fort
Qui si fortement me meurtrissent
Les mots que je ne forme pas
Est-ce leur mort en moi qui mord
Le malheur c'est savoir de quoi
Je ne parle pas à la fois
Et de quoi cependant je parle
C'est en nous qu'il nous faut nous taire
III
Nous étions venus dirent-ils pour voir l'avenir dans ta bouche Nous étions venus pour le feu de la parole et pour le feu
Même de mourir Un mot de toi nous eût grandement suffi
Pour mourir Nous étions venus rien que pour ce mot de ta bouche
Et de quoi parles-tu Qu'est-ce que c'est que cet égarement
Il s'agit de l'Émir avec l'ennemi qui de nous décide
Et voilà qu'ils ont fait ensemble à présent cette chose impie
Faut-il laisser livrer Grenade et tout le pays musulman
Il n'est pas d'autre question mais toi comme une coquille vide
Tu n'écoutes pas d'autre bruit qu'une mer au loin ton écho
Nous étions venus pour savoir s'il fallait courir dans la plaine
Ou d'abord porter la fureur au Palais de la trahison
Et tu pouvais ô chanteur fou nous mener au bout de nous-mêmes
Nous allions mettre dans tes pas le destin de nos pas derniers
Voilà que tes lèvres ne font qu'un noir murmure de poème
À l'heure où le peuple se lève il veut des mots prêts à saigner
Des mots pour bondir et tomber des mots dont la poitrine éclate
Des mots plus forts que n'est le bras plus pénétrants que le couteau
Des mots qui nous font oublier que nous n'avons que cette vie
Des mots qui soient comme le jour et brûlent les yeux qu'ils éclairent
Il veut des mots terriblement pour s'en griser quitte à se perdre
Il veut des mots qui font courir à ne sentir ni pieds ni sol
N'as-tu pas pour lui dans ta gorge un chant qui soit à sa mesure
Et faut-il que Grenade meure et tu lui refuses ton cri
Alors Kéïs un jour qui naquit sur la colline du Nadjd
Et qui vécut si longuement comme un pauvre à l'al-Baiyazin
Kéïs qui fut toute sa vie ainsi que sur la promenade
Ce grand peuplier qu'amoureux de leurs initiales signent
Kéïs toujours dans l'avenir qui se tournait vers cette femme
Et qui lisait le temps futur à la façon d'un livre ouvert
Sentit soudain se déchirer en lui la substance de l'âme
Et rien devant lui ne fut plus que la lumière de l'enfer
C'est alors qu'un piquet de la garde zénète au nom du Roi s'en vint saisir le Fou sans que la foule
Fît un geste pour le défendre et lorsqu'il tenta de s'enfuir
Devant lui s'est fermé le mur étranger des hommes
Pour lesquels il n'avait ni chanté ni menti
Les mercenaires l'ont jeté dans l'Alhambra comme un paquet d'orties
IV
« Pourquoi, – dit Boabdil, quand il eut lavé de ses royales mains le vieillard saignant comme s'il eût été son père, et non point ce père qu'il eut, – pourquoi t'es-tu sauvé de ceux qui venaient te chercher en mon nom ? » Car, plus que la plaie au visage ou ces entailles des bras sabrés par ses Berbères, lui était insupportable que le seul énoncé de son nom fit s'enfuir n'importe lequel de ses sujets, frappé de crainte. Il s'était souvenu du chanteur à cette heure où brûlait la tente d'Isabelle, au cœur des disputes philosophales, qui s'était, dans la cour d'un fermier du mardj, levé pour accorder son luth et les gens au soleil de l'avenir. Et comprenant soudain que c'était de ce même homme que lui avait parlé Moûssâ le mohtassib, l'ayant entendu dans les bains dire paroles si belles qu'on n'en pouvait rien retenir, le Roi dont le cœur était amer de Moûssâ disparu, qui fut le seul à défendre la ville et le Royaume, une nuit qu'il ne dormait point, avait imaginé d'envoyer quérir le Fou pour lui parler maintenant, à ce seuil du destin, encore une fois de l'avenir, de ce chant dans l'ombre d'été n'ayant souvenir que pour ce vers étrange aujourd'hui plus encore qu'alors, où il était dit que L'avenir de l'homme est la femme... Plus étrange encore aujourd'hui que Grenade sur son lit d'angoisse ainsi qu'un agonisant se retourne et nul n'a sentiment de la bizarrerie à ce que même mouvement vers la même minute ait poussé le peuple et son souverain à chercher auprès de ce possédé réponse aux questions qui les assiègent.
« Pourquoi, – dit Boabdil, – ne voulais-tu pas venir me voir à ma demande ? »
MEDJNOÛN
Ô Roi (Qu'Allah t'ait en sa garde, et soit sa volonté faite en toutes choses !), ne sais-tu point qu'il a été écrit que devoir était au Musulman de s'abstenir de fréquenter les princes et sultans, et même de les rencontrer ? À qui les rencontre, il est malaisé d'éviter envers eux cette forme de l'hypocrisie appelée usuellement politesse, et n'a-t-il pas été prescrit à qui, par force, y est contraint d'éviter de les complimenter, car Dieu est en colère quand on loue les oppresseurs et les scélérats... Ne fronce point, ô Roi, ton sourcil redoutable, il ne se peut que tu ne saches que ces mots ne sont miens, mais appartiennent à Al-Gazâlî, l'Imâm de Bagdad, disant encore que demander au ciel longue vie à un Roi n'est que souhaiter voir Dieu désobéi sur la Terre.
BOABDIL
Vieillard, le temps n'est plus de ma colère, et sans doute l'excès de ta langue ne tient-il que d'avoir été battu par les gardes, desquels je te promets qu'ils vont souffrir mille morts pour chaque meurtrissure de ta chair. Vous qui de loin voyez l'Émir, sans comprendre quelle est la part au juste de ce que l'on commet en son nom, vous n'avez que représentation vague du pouvoir, ignorant qu'il s'exerce d'abord à l'insu de son possesseur, contre ce possesseur même... Le pouvoir n'est pas du prince, ô Medjnoûn, mais de Dieu. Du moins, c'est là ce qu'on nous enseigne, à nous, qui nous en trouvons les tremblants dépositaires. Tu crois que j'ai voulu que l'on te frappe, alors que j'avais demandé seulement qu'on te trouve, et te dise, ainsi qu'on s'adresse à un saint homme, en te saluant très bas, que le Roi de cette ville expirante, à l'heure de son supplice, avait désir de te parler et de parler à toi seul. Mais ainsi sont forgés les instruments du Pouvoir, qu'ils ne peuvent rien imaginer que la violence et le commandement. Toute forme donnée à l'ordre dont ils avaient exécution ne pouvait à leurs oreilles d'âne signifier que détour, par raffinement royal, à la mission confiée. Ils n'avaient retenu que le désir du Roi, l'implacabilité de l'assouvir.
MEDJNOÛN
Tu sais mieux que moi sans doute Émir par qui seul est au peuple expliqué le sens des paroles divines, l'exacte force de ton bras, mais d'où vient que tu n'en sais mesurer l'effet ? Tu rejettes sur tes serviteurs la responsabilité du sabre et du sang, mais d'où leur vient droit et capacité de frapper, sinon de toi, c'est-à-dire de Dieu, par le chemin de ta volonté ? Comment peux-tu me demander de distinguer entre le Pouvoir et toi ? Commande, s'il en est temps encore, que ces malheureux soient épargnés, qui ne me frappèrent que parce qu'il était pour eux naturel que tu l'ordonnes... Non, ne te cache point derrière eux, ne trouve pas dans leur brutale obscurité l'explication des choses. Tu portes responsabilité de ce qu'ils sont !
(Et Boabdil ordonna qu'il en fut fait ainsi sur-le-champ si bien que vinrent devant le chanteur des rues s'incliner les gardes zénètes à qui l'on n'avait encore eu le temps que de casser à l'un l'épaule, à l'autre la mâchoire...)
BOABDIL, qui s'est détourné de cet écœurant spectacle.
Ne m'as-tu point reconnu, non pour le maître de Grenade en sa splendeur, mais plutôt ce calandar comme les autres sous les étoiles, qu'on disait cette nuit-là comme au secours de leur âme humiliée être tous fils de roi. Te souviens-tu de celui qui avait le secret des arbres, de celui dans ses mains qui avait connaissance de la terre et des germinations ? Te souviens-tu de celui qui niait Dieu pour en mourir ? Et le grammairien parlait du futur, mais toi tu chantais l'avenir...
MEDJNOÛN
Ô fou qui mérite son nom, je chantais l'avenir... mais n'était-ce point toi qui m'y avais provoqué ? Qu'étais-tu donc venu chercher sous un déguisement parmi ces hommes ? Et croyais-tu pouvoir par un mensonge en eux trouver la vérité ? Je me souviens de toi maintenant, portefaix, après le travail, semblait-il, venu t'instruire d'une science en secret transmise : un homme de toile grossière, en qui ne se résumait qu'une seule interrogation...
BOABDIL
Oui, j'étais uniquement une question posée, et vous ne l'entendiez point, déchirés de querelles où je n'avais entrée. Une question, rien d'autre. Et c'était pour elle que j'avais dépouillé la splendeur, que je m'étais fait le plus humble d'entre vous. Pour elle, uniquement. Une question qui s'est levée en moi dès mon enfance. Un jour que dans le clair-obscur des eaux j'avais vu les yeux de mon père. Une question qui m'a suivi dans l'exil et l'abaissement. Une question dont j'ai cherché réponse entre les bras des femmes. Une question dont j'ai cru trouver réponse dans la perfection qui sort d'une main d'homme, et longtemps la beauté m'a conduit par les chemins que je croyais être ceux du Bien. Et c'est pour y connaître la réponse que j'avais voulu sans attendre être Roi. Pour la connaître que j'ai conduit à l'ennemi mon armée. Et quand j'étais prisonnier des Chrétiens, rien d'autre ne me tenait éveillé la nuit : oui ou non, le Mal est-il de Dieu voulu ? Sache, ô Medjnoûn, que c'est là profondément le drame des Rois. Le drame du Pouvoir qui ne peut se maintenir que d'injustice. Et si le Pouvoir est délégation de Dieu, c'est sur son ordre alors que le Roi fait le mal pour prouver Dieu, voilà ce que je me répétais dans mon jour intérieur... Voilà la question à quoi je demandais cette nuit d'incendie encore une fois à l'étrange assemblée au cœur du mardj éclaircissement, qui me rendît possible d'exercer mon emploi royal, sans aussitôt me voir dévoré par le doute de Dieu...
MEDJNOÛN
Ainsi tu venais demander à ceux-là dont tu fis par la suite trancher la tête, ou que tes juges ont jetés vivants à la moisissure... tu venais demander prétexte à continuer ton jeu sacrilège, excuse à ton pouvoir, justification de tes crimes... Comme tout à l'heure à mes yeux tu prétendais te sauver accusant tes gardes... Mais, quand il s'agit du Pouvoir, alors il t'est besoin d'un boucher plus large, une ombre plus épaisse, et tu te caches derrière Dieu...
BOABDIL
Pourquoi m'accables-tu, vieillard, à cette heure où la partie est jouée et perdue ? Peux-tu croire un instant que, si je ne croyais pas tenir d'Allah ma puissance, j'eusse pu l'exercer, et consentir à ce sang répandu ? Mais il est difficile à une pauvre tête d'homme de concilier la grandeur et la bonté de Dieu avec le Mal qu'il exige de moi que je fasse... Toute ma vie aura passé dans ce cauchemar de Dieu, source à la fois du Bien et du Mal : et quand je voulais laver Dieu de cette souillure d'inspirer à sa créature un mal pour lequel ensuite il le punit, comme un agent double, alors l'épouvante me revenait de penser que si le mal existe en dehors de Dieu, s'il n'est point de sa création, Dieu n'est plus Dieu, le seul, et le Mal s'oppose au Bien, comme le peuple au Roi...
MEDJNOÛN
Ainsi tu t'es donné cette longue incertitude... Que te cachais-tu donc par là, ne le vois-tu point ? Si le Mal et le Bien pour toi demeuraient inconciliables en Dieu, cependant tu voyais le Bien, tu voyais le Mal. Ils existaient. Mais avais-tu jamais pu voir le terrain de leur lutte ? Avais-tu jamais vu ce Dieu qui se devait d'être d'en être la source jumelée ? Décidément les rois n'ont guère d'intelligence. L'idée en toi n'a donc jamais surgi que cette difficulté se pouvait aisément résoudre à la seule condition d'abandonner le prédicat de Dieu ?
Il se fit un grand silence des oiseaux et des fontaines. Ce Roi sait bien qu'où l'a mené le chanteur de zadjal il a souvent erré sans qu'une main le guide. Il a souvent flâné dans ces parages d'hérésie, il a souvent atteint ce seuil terrible et ne l'a point passé. Ses lèvres ne se sont pas descellées sur ce qu'imaginait sa tête. Encore une fois, il refuse un chemin qui s'ouvre à lui, comme un puits à la chute. Encore une fois, il a l'air de ne point comprendre ce qu'il a souvent presque pensé. Encore une fois, l'invite lui demeure sans suites, il évite donner à sa songerie un cours irréversible... Et pourtant s'il a fait quérir Ibn-Amir, était-ce pour que tout subsistât en lui comme si le Fou n'était point venu, qu'il n'eût parlé dans sa sagesse ? N'y a-t-il pas à l'éternelle question posée aujourd'hui perspective de Grenade perdue ? Et Dieu peut donc aussi vouloir cela ?
BOABDIL
As-tu jamais entendu parler des rois fâtimides qui régnèrent il y a cinq siècles en Ifrikiya ? Nous tenons d'un Esclavon qui servit l'un d'eux le texte d'une lettre que celui-ci lui fit écrire. Je le sais par cœur, mieux qu'aucune Sourate du Coran... Écoute ce que disait Al-Mou'izz qui rêvait de quitter son royaume, d'emporter avec lui, qui sait ? en Sicile, en Égypte... son armée et ses biens, ses fidèles et son État : S'il est, disait-il, une âme brûlant de son feu propre et du feu qui se dégage du corps où elle a résidence, c'est bien mon âme de toute part en proie aux chagrins sans personne pour me porter secours, et ne trouvant que désespoir. Si je tente de m'évader de ces chagrins, ce n'est jamais que pour me perdre dans la vanité des détails quotidiens, qui ne sont d'utilité ni pour cette vie, ni pour la vie éternelle. Alors je me vois ou bien comme un fou parmi les sages, ou bien comme un sage parmi les fous... Qu'as-tu donc à hocher la tête, ô Medjnoûn, comme si tu m'allais dire que c'est là commune aventure pour toi... Mais Al-Mou'izz rapporte aussi ce mot de désespérance qu'avait déjà le père de son père qui se donnait pour le Madhî : Tu les as devant toi qui te regardent sans volonté de te voir... Ô désespoir des Rois ! N'est-ce pas ce que je pourrais répéter après le Madhî, qui mourut il y a cinq cent soixante années lunaires de cela, car tous tant que vous êtes, gens de Grenade, vous me regardez, et toi-même, vous me regardez sans me voir. Je suis l'absence de vos yeux, pour Roi que je vous sois, qui tiens d'Allah ce pouvoir de faire le Mal, de vous traiter avec injustice, mais en vain : vous me regardez sans me voir...
En effet, Ibn-Amir pouvait tenir, par déférence, sur le Roi Mohammed le Dernier, ses yeux indifférents : ce n'était pas lui qu'il voyait, mais au-delà de lui l'avenir, le désespoir de l'avenir. En tout son corps criait douleur, en lui montait la fièvre et fleurissait la déraison...
V
De chaque jour qui passe à chaque jour qui vient
Ce peuple au milieu d'un rêve se réveille
Il mesure le temps qui lui demeure sien
Dormir et voir pour lui sont souffrances pareilles
Il mesure sa mort à chaque jour qui vient
Ce peuple c'est moi-même et le mal qui le ronge
Est celui dont je suis sourdement habité
Partagé par l'horreur de la vie et des songes
L'enfer imaginaire et la réalité
Et le mal qui le ronge est le mal qui me ronge
Grenade à ses malheurs n'espère de matin
Elle sait sans miroir ce qui croît dans sa chair
Comme elle je connais ma borne et mon destin
Et l'inutilité d'une dernière enchère
Ni Grenade ni moi n'espérons de matin
Et tout ce que tu fus tes chants et tes chagrins
Que tout soit dispersé qui n'était que toi-même
Cette Grenade au vent ouverte dont les grains
Tombent comme de toi s'arrachaient les poèmes
Et chantant d'autres chants pleurent d'autres chagrins
VI
Or le peuple de Grenade était en proie au désespoir et dans tous les quartiers de la ville on voyait s'attrouper les gens, agitant des bâtons et des haches, qui menaçaient les palais. Pris d'épouvante, les wouzarâ, les notables se concertaient sur la façon de détourner l'orage. Comment prendre la tête des plus pauvres, des plus obscurs, pour les faire servir à persuader le Souverain de renoncer à ces quatre-vingt-dix jours de trêve, avant que les capitulations eussent force de loi, à le persuader d'appeler la seule armée qui pût désormais protéger leurs maisons et leurs biens, maintenant que même le djound, Moûssâ disparu, ne pouvait être tenu pour sûr, aucune troupe musulmane n'étant prête à obéir à ceux-là qui livraient Grenade aux Roûm.
Jamais peut-être dans l'histoire des hommes il n'y eut pareil désarroi, quand donc une nation fut-elle ainsi sur le point de perdre et sa terre et sa gloire, et sa religion ? Tout ce qui demeurait ici de foi profonde s'était réfugié chez les humbles, ceux qui ne possédaient qu'elle, et pour qui mourir était peu de chose au prix de cette totale dépossession du corps et de l'esprit. Comment se mirent-ils à croire à cette fable d'où vint que démence en prit comme le feu ? On mourait ferme dans la ville où la peste frappait aux portes. Il se disait que c'était là l'œuvre des Juifs et cela n'avait aucun sens d'abord, nulle créance auprès de la douleur populaire. Qui pouvait bien répandre ces bruits ? Mais un peuple est moins frappé par les idées générales que par les faits particuliers qui les illustrent. Il se trouva quelqu'un de qui volèrent les paroles, ayant vu traces sur les murs d'une ordure pestiférée, afin qu'on s'y frotte en passant. Cela n'était d'abord ni clair, ni croyable, mais bientôt s'en levèrent des témoins, de plus en plus nombreux, qui déjà savaient que cette substance, cet enduit mis aux maisons des étroites venelles, était de la bave, disaient les uns, des excréments, les autres, par quoi les fils d'Israïl répandaient le mal afin d'affaiblir Grenade, au point que, si les Berbères à nouveau traversaient la mer dans le délai fixé par les capitulations, il n'y ait plus personne à délivrer dans la cité morte. Déjà se trouvèrent des gens qui frappaient de leurs poings leurs yeux, en témoignage que ces yeux-là avaient reconnu les barbouilleurs des murs, des noms étaient jetés de rabbins et de tailleurs, mais le plus grand succès fut aux dénonciateurs de médecins juifs. Si bien que le hâdjib s'en émut et en fit arrêter une bonne demi-douzaine qui, sous l'effet de la torture, avouèrent tout ce qu'on voulut.
Prédication en était faite dans les rues, et l'on vit apparaître le fakîr Hamet ben Sarrâdj qui mêlait dans ses paroles les Juifs et l'Emir, si bien qu'il y avait même des hommes simples qui se prenaient à souhaiter l'entrée des Castillans, afin d'être débarrassés d'un même coup de ce Roi fourbe et de ses complices, parlant des bûchers chrétiens comme d'une chose salutaire. Les petits groupes d'hier dans les recoins, les impasses, étaient devenus des attroupements nombreux qui débordaient sur les places. Les clameurs montaient, on s'armait de tout ce qui pouvait frapper, trancher, assommer, détruire... Des foules se portaient en courant devant les synagogues. Les menaces et les pierres jetées n'étaient encore que signes avant-coureurs de la tempête. Les femmes se mirent de la partie à cause d'un enfant mort, était-ce de la peste ou de quelque crime rituel, bien que ce ne fût point l'époque pascale, on ne savait. Elles accompagnaient les hommes frénétiques de leurs youyous et de leurs sanglots.
C'est au soir du 25 de Safar, par un vent d'enfer, et la nuit prématurée d'un ciel sombre comme leur âme, et l'Ouâdi Hadarrouh s'était enflé dans l'ornière entre l'Alhambra et l'al-Baiyazin, que les Grenadins atteignirent le comble de la douleur et de la honte, et leurs groupes s'unirent dans les sentiments divers dont ils étaient déchirés, le patriotisme et la foi des uns, la peur insupportable des autres, leur commune haine des riches qui porta les premiers coups sur des maisons de dignitaires, et l'incarnation de tout cela dans les Juifs, vers qui des agitateurs véhéments les tournaient, au point de les jeter sur des maisons misérables, des familles de besogneux, parce que tout le peuple des Écritures à cette heure de la colère et de l'aveuglement leur paraissait les banquiers de la Couronne, que la pauvreté même, ils la prenaient pour une infâme comédie, et, pénétrant où la faim régnait, y cherchaient l'or caché, qui est la marque d'Israïl.
Toute une longue nuit la rage et le pillage ouvrirent les demeures juives, en jetèrent au vent les tapis, les ustensiles, les livres, la vaisselle et la verrerie. Le sang coulait, les passions les plus basses défiguraient le désespoir lui-même. Et pourtant tout cela d'abord était venu de l'humiliation devant l'injustice, de la sainte fureur de la patrie bafouée, de ce qu'il y avait dans ces hommes de dévouement et de pureté, de croyance aveugle en un Dieu pour lequel ils défendaient ici l'ultime forteresse, comme une Thulé perdue à la pointe extrême de l'Islâm, et ils avaient raison contre les Grands qui les livraient aux Rois Catholiques moyennant garantie de leurs trésors, ils ne savaient pas que Boabdil jusqu'à la dernière minute avait encore essayé de rompre les conventions de Santa-Fé, à nouveau parlé de mourir plutôt que de se rendre, ils ne savaient pas que leur Émir fût en réalité prisonnier d'Aboû'l-Kâssim et des wouzarâ, ils avaient perdu le sens de tout ce qui n'était pas leur colère, il suffisait qu'un petit enfant levât vers eux les mains en criant grâce, qu'ils le tinssent pour un ennemi, et l'écrasent sous leur talon.
Toute une longue nuit comme une armoire renversée...
Et c'est alors que chez son père, Ribbi Nahon ben Samuel, fut souillée et tuée à treize ans Simha dont le nom signifie en hébreu la joie, et je ne puis me représenter par des mots formant phrase ce qui fut à Grenade entre le crépuscule du 21 et l'aube du 22 de Safar, je ne puis me représenter Simha que sous les traits d'une autre enfant, dans le siècle où j'ai vécu, dans ce pays des Ifrandj qui est le mien nous appelions ce village des hommes de chez nous Saint-Donat-sur-l'Herbasse, laquelle à sa mère demandait, le temps qu'elle survécut Dis-moi, alors, je vais avoir un petit Allemand ? Elle était de la religion catholique, et son père n'avait pas de boucles pendant le long de son visage. Cela ne se passait pas en hiver mais dans la pleine chaleur d'août. Pourtant plus que les traits dissemblables, les ressemblances ici m'assaillent, et je comprends par ce que j'ai vu ce que j'imagine : le cœur humain s'arrête toujours et partout de même façon.
Ibn-Amir au matin traînait par la ville son corps rompu, ses blessures... Et le sang battait à sa tempe et le délire habitait son sang...
VII
Al-Baiyazin ô charogne où tournent les mouches
Règne de la terreur Et des objets épars en plein midi
Racontent le ravage avec des morts disposés comme les mots d'un proverbe par les rues
Le viol de vivre et le verre cassé
Et la maison tinte encore des pas du saccage
Quand évitant l'âne abominable ô plaie entrailles dans les pattes renversées
Pivoine douce des narines
Dans la clarté décroissante An-Nadjdî descend
Dépouillé jusqu'à l'os de l'âme à l'atroce du sang
À la fosse du ventre à la nuit de la poitrine
fl a quelque part oublié la rime d'or et l'instrument
Plus rien ne reste en lui qu'une absence physique
Que cette attraction du vide et l'astre éteint des sentiments
Plus rien ne reste en lui de l'ancienne musique
Plus rien de ce qui fut son orgueil et son chant
Plus rien de cet amour qu'il portait aux pauvres gens
Que la place d'ombre et la blessure
Tu t'en vas par la ville où ceux qui donnaient à toute chose raison malgré tout d'être surent
Te prouver d'une nuit que d'eux que d'eux naïf
Ô ce canif en toi dans ton cœur le plus tendre
Même d'eux-mêmes d'eux tu ne peux rien attendre
Tu es là devant cet abîme avec la désolation de tes mains
Voilà qu'est remontée en eux la marée amère
D'autrefois le reflux du fleuve à l'égout
Le reflux du naufrage à l'écume des mers
Le reflux de l'enfer dans l'homme tout à coup
Qu'avez-vous fait de votre longue et lente patience
Péniblement de père en fils
Qu'avez-vous fait de nous vous jusqu'ici
Mes semblables
Qu'avez-vous fait comme le feu dans son délire
Et voilà qu'à nouveau sur vous la marque de la bête excuse explique la tyrannie
La violence reine et je ne puis me jeter à genoux devant un dieu qui me comprenne
Prendre le soleil à témoin pour qu'il nie
Ce que je vois
Le temps passe et je pense et rien n'a même poids
Le malheur était si grand la trahison sur vous la menace conquérante
Et dans la serrure déjà vous entendiez tourner la clé
Ce que vous teniez dans vos doigts déjà vous était volé
Vous voyiez le couteau dans votre fils et votre oreille
Entendait les monstres jouir
Plus une pierre à votre tête une ombre où cacher le sommeil
Un mur debout dans votre imagination
Alors Mais que ne vous êtes-vous plutôt portés à l'ennemi
Vous-mêmes jetés à l'ennemi pour en mourir
Avec des briques et des barres de bois avec la colère et les poings
Vous qui de préférence avez tourné fureur contre les vôtres
Le malheur était si grand dites-vous la douleur de si loin
De si profond criait
Et vous avez été comme le jeune père étranglant son petit parce qu'il veut farouchement dormir
Qui vendit l'aube pour un moment noir
Le scorpion que la fournaise entoure et qui s'en prend à sa propre ombre
Voici les objets familiers la vaisselle et les vêtements
Piétinés saccagés au hasard du mépris pour rien pas même le pillage
Le voisin s'est précipité sur le voisin pour un mot vague et lui a mis les pouces dans les yeux
Toi qui dis Mais c'était un Juif n'as-tu pas honte de ta langue
Tout un jour a passé dans mes pas égarés par la honte
Et déjà le soir sourd à ce qu'ouït le jour
Couvre tout d'un manteau lourd et lent de silence
Une rose fleurit encore au ciel des toits
Une rose qui ne craint point passer pour sang versé
Regarde où tu marches poète et cet
Enfant sous ton pied comme du lait répandu
Qu'adviendra-t-il des hommes dès lors que le plus démuni de tout
Ne redoute plus d'ouvrir comme une orange
La femme enceinte ou comme un pain de seigle
Briser le mendiant aveugle
Dès lors que celui-là jamais qui ne fut assis à la table du partage
Se lève à son tour avec le meurtre et le visage du collecteur d'impôts
Qu'il entre dans la famille assise autour de son brouet de misère
Quand déjà le valet d'écurie et le fainéant s'en arrachent les hardes
Ah tant que j'attendais le mal de la puissance
Crime n'était qu'envers au manteau blanc du Roi
Et les larmes coulaient sans avoir connaissance
Du bonheur de souffrir d'avoir faim d'avoir froid
Lorsque c'est un bourreau qui te cloue à la croix
Ô peuple égaré qu'as-tu fait de ton frère
Et que devenir si toi qui dormais sur la terre dure
Si toi qui jetais tes doigts mutilés sous les chevaux harnachés d'or
Si toi sans égard à qui gagnait son pain comme toi comme toi
Dans une main de fer outil Si toi comme nous qu'on brime et qu'on brise
Si toi que le pied comme braise éteint
Si toi comme grain que la pierre écrase
Si toi comme chair que le bras étreint
Comment achever ma vie et ma phrase
Ainsi pensait le Medjnoûn et ce qu'il ne disait point tordait sa bouche et de ruelle en ruelle et d'horreur en horreur Et ses oreilles battaient et son cœur était pris dans les griffes d'un dragon.
Il se trouva soudain sur cette terrasse entre deux maisons sœurs au-dessus du torrent d'où jadis il regardait grimper comme une plante par le même escalier d'ombre il avait quinze ans ou moins celle et j'ai perdu ses traits sa voix son nom son souvenir alors n'en parlons plus
Toute la vie a passé plus personne ne va monter les marches ni s'asseoir ici reprenant son jeune souffle et regarde tes vieilles mains tu n'as plus besoin de miroir
Ici tu reviens comme un ressort sur toi-même où la parole fut dans ta bouche un feu tendre
Ici tu reviens mesurer l'étoffe longuement déroulée
Ô gens de chair et de lassitude ô vous qui mêlez vos plaintes de sommeil
Quel langage y a-t-il désormais entre mon désespoir et votre sauvagerie
Quel sens encore a pour vous l'aventure humaine
Or comme il gémissait ainsi quelque chose d'abord au coin de la venelle inaperçu
Bougea contre le mur et le vieil homme eut peur
Pauvre Kéïs quand ce serait la mort ne serait-elle point la bienvenue
Aujourd'hui que tu n'as plus à découvrir la cruauté d'autrui Mais l'épouvante est la sœur de l'épouvante
Il vit soudain se refléter son effroi dans ce qui le provoquait comme l'eau d'un puits redoute qui s'y mire
Un couple
Le jeune homme avait entouré de ses bras la femme-enfant de tout son corps faisant armure aux regards étrangers pour cette chose douce et palpitante qu'il retenait dans sa caresse
Si bien qu'à peine on devinait la bien-aimée
Tout était immobile étouffant éternel
Et le vieillard en lui sentit la blessure d'une branche d'épines par hasard saisie
Le jeune homme était beau peut-être au moins il était fort à en juger par l'épaule et le bras d'une force qui n'a mesure étant non point la sienne mais
Ce qui ne lui est que pour un temps consenti ce pouvoir qui ressemble à la coupe aussitôt à d'autres passée
Et se croyant surpris sans bien savoir encore qui survient d'abord songeant à protéger ce qu'il étreint d'on ne sait quelle arme quelle atteinte
Il se tournait sur lui-même offrant sa mort de préférence à l'assassin
Le Medjnoûn vit alors ses yeux sa bouche ouverte
Et trembla
Non pour lui-même Non pour lui-même est ce serrement en son sein
Non point pour lui-même
Il venait de comprendre une chose ici que cette femme alors de sa jeunesse avait dite il y avait si longtemps
Une chose portée avec soi cinquante ans cinquante ans passés qui n'avait eu pour lui signification précise un murmure aux buissons de la mémoire demeuré rien qu'un voile aux ronces retenu rien d'autre d'une fugitive bien-aimée
Il la tenait ici dans ses bras lui aussi
Lui aussi contre lui si près qu'il ne la pouvait voir
Et la femme avait dit tout bas bizarrement
Ce qui me plaît en toi garçon c'est ta lumière
La nuit venait vers la rivière il s'éloigna passant sa main sur son visage et pour lui seul redit tout bas C'est ta lumière
Ô nuit dérobe-moi plutôt à la jeunesse
Ah c'est moi qu'il faudrait de bras noirs protéger
Est-il vrai que jadis il rayonnait de moi
De la lumière ainsi
Et c'est ainsi qu'il avait suffi d'un éclair là-bas de ces yeux dérangés dans leur amour pour changer son chagrin de nature et le jeter dans un gouffre tout autre où grondait le torrent des années
Je ne sais comment se fit qu'il revînt à sa couche et dans ses quatre murs perdit conscience de tout ce qui n'était point son rêve, un grand manteau de fièvre jeté sur lui... Son rêve de l'homme et de la femme ensemble l'un à l'autre réponse à toute question, que rien ne peut l'un de l'autre écarter, d'où naît la bonté du monde et la beauté du jour.