CHAOUOUÂL ET DOÛ'L KA'DA

I

Mais il advint que le mieux relatif rendit force à la colère, et qu'ayant eu à manger au mois du grand jeûne rituel, loin d'à suffisance, cependant assez pour la nuit, les Grenadins se prirent de courage les uns contre les autres, et les factions se réveillèrent. Et, comme le pire leur paraissait le bas peuple dont les ambitions s'étaient manifestées par le saccage de la maison d'un homme de gabelle, nobles et notables se disputaient de la méthode à employer pour le réduire à merci. On vit réapparaître les convulsionnaires sur les places, et les uns excitaient l'auditoire à s'armer contre l'envahisseur castillan, les autres clamaient que c'était dans la cité même à la trahison qu'il fallait s'en prendre, désignant aussi bien l'Emir ou le parti militaire ou les Juifs. D'autant que, l'accès de Grenade à nouveau possible, y pénétraient des files de paysans obscurs prêts à croire à toutes les incantations de la magie, à la fois, et des fugitifs des villes de la province de Toudmîr, dont est Moursiya capitale, et de la Côte du Soleil, où les Juifs étaient nombreux poussant leurs ânes chargés d'enfants, leur couverture rayée sur la tête, et déjà le cri chrétien les suivait qui les disait empoisonneurs de puits : dans cette cité où se levaient des fièvres qui déroutaient la science des médecins, et que de tout temps traversait le chant des porteurs d'eau, la crainte que les Juifs approchassent les citernes les y faisait parquer dans les quartiers à l'écart des réserves de pluie. Et là, les uns sur les autres, il arrivait qu'on les laissât mourir de soif. Aussi les hommes de savoir qu'on écoutait à l'Alhambra dénonçaient-ils ces pratiques, comme stupides et funestes, disant que la sagesse serait ou d'exterminer les Juifs ou de les traiter humainement : car ils devenaient dans Grenade comme plaies infectées, et d'eux s'échappaient les miasmes de maladies qui ne regardaient point à la race, et des musulmans fidèles mouraient du traitement d'Israïl. Outre que tout cela sortait des traditions grenadines, mais allez lutter contre les imaginations d'un peuple qui a faim, que l'ennemi de toutes parts encercle, à qui sans aucun doute les espions de Castille venaient souffler des légendes empoisonnées !

Et s'élevait à la limite de la vue, quand on montait sur les hauteurs, dans les chantiers castillans, une ville de pierre dont on faisait d'abord moquerie et chansons, mais bientôt dont on suivit avec curiosité l'élévation hâtive. Et des émissaires qu'on avait envoyé rôder alentour rapportèrent que par modestie insigne d'Isabelle, la Reine ayant refusé que d'après elle fût la cité baptisée, on avait pris décision de lui donner non point comme l'eût voulu Ferdinand ce nom de galanterie, mais un de piété, croyant par là se rendre favorable leur Dieu crucifié et la foule polythéiste des saints figurés sur des images de couleur, et par des statues à grands frais amenées de leur Royaume, si bien qu'au heu dit Fuentes de Guëtar s'élevait sous l'invocation de la fausse croyance la nouvelle Santa-Fé, déjà qui avait son duc, déjà que les cartographes situaient sur les plans embellis des possessions catholiques. Et d'abord, au cœur des échafaudages, avait monté l'Église où l'on chantait les cantiques de la Vierge, l'on voyait des processions y faire le tour des murs ébauchés avec des cagoules et des croix.

C'est en ce temps que, sur les contreforts descendant de l'al-Kassaba vers l'Ouâdi Hadarrouh, par l'orifice d'une poterie d'aération sans doute, au milieu de cris et d'imprécations obscènes, parvint à un jeune couple qui s'était assis là ne pensant qu'à soi-même, le chant d'une voix comme le vent de la ravine, d'une voix connue et inconnue, comme la ruine d'une maison familière...

 

Ah j'ai perdu mon cœur en toi

Qui n'est nulle part où je passe

De moi partie avec ta proie

Je ne suis plus qu'un homme en croix

Qui de ses bras l'absence embrasse

 

Tu m'as le cœur mon cœur ôté

J'en sens étrangement la place

J'en sens la plaie à mon côté

C'était pour toi qu'il m'a quitté

Pouvais-je empêcher qu'il le fasse

 

Ailleurs ailleurs où je ne suis

Mon cœur te suit comme une chasse

Comme le nuage la pluie

Mon cœur me faut mon cœur me fuit

Comme un chant s'éloigne et s'efface

 

Tu m'as pris le cœur tu l'as pris

Sans lui je ne vis qu'à voix basse

Comme font les portes qui crient

Et sans toi tout m'est volerie

Nuit m'est le jour et le feu glace

 

Et dit à Simha Zaïd qui n'avait abandonné sa main dans l'étonnement de ce chant venu de la terre, à cette époque de l'année couverte de pensées semblables à des morsures : « Il est vivant, ô nacre de ma vie, mon Maître qui n'a point cessé d'aimer ! »...

II

Cependant se poursuivait la guerre d'escarmouches, les expéditions d'une nuit, les défis jetés par les cavaliers, les tournois à des lieux convenus sur les collines, les combats dans les montagnes du sud. Et il y avait des héros ramenés sur des civières, morts ou mourants, et l'inquiétude avec la durée était plus grande, et Grenade grondait de craintes et de fureurs, de lâchetés et de résolutions, on y parlait dans des jardins écartés le langage des redditions, mais rien n'en transparaissait sur les visages du plein jour ou dans le parler des lieux publics, car le peuple était encore possédé d'un fol amour de son domaine, armé pour la plupart, et surtout ces soldats repliés dans la capitale des places tombées du royaume, enragés plus que tous, au moindre mot il fallait craindre l'insurrection, les pires excès, d'autant que depuis dix années, ces gens-là avaient, qu'on s'en souvienne, pris l'habitude de renverser les trônes, de remplacer les émirs par le premier prétendant venu, toujours considéré comme le représentant d'Allah... mais cette fois ce serait le triomphe de la populace assurément, avec tous ces agitateurs surgissant, dont on n'arrivait à mettre en prison que les plus maladroits ou les moins soutenus de l'opinion publique.

Et c'était peu que l'entassement des criminels, des prophètes d'hérésie et des libertins dans les caves profondes de l'al-Kassaba, des suppliciés aussi dont parfois les têtes fleurissaient aux murs de la forteresse, après qu'on eut sur eux épuisé les moyens de conviction comme les tortures pour arracher de leur gorge aveu des complicités, des subversions, des contacts avec l'ennemi, dénonciations de leur propre pensée. On disait que Boabdil n'aimait pas ces pratiques, et sans doute était-il trop raffiné pour prendre plaisir d'y assister, mais il lui en était fait récit par le sâhib-al-madîna, les vendredis. Et de ces récits il avait intérêt, moins comme de relations véritables, que d'un genre littéraire à quoi l'Émir se complaisait. Le lui reproche qui n'a jamais pris plaisir aux contes des bas-fonds, de la police et des mœurs souterraines ! Boabdil oubliait les écoutant l'implacable beauté des palais où la mort rôde autrement.

Et d'ailleurs quelle part avait-il au juste à ces arrestations soudaines de citoyens jusque-là tenus pour honorables, à cet arbitraire qu'on finit par trouver naturel dans une place assiégée, dont toujours qui sait si ce masque ne va pas livrer la poterne... Même les familles qui s'étaient vu arracher l'un des leurs étaient prises de doute, et ne criaient pas leur douleur. Chaque disparition amenait, avec la crainte, une sorte de soulagement, comme si l'on eût trouvé l'explication de la situation dramatique où était la ville. Les complots étaient utiles à l'espoir, on en découvrait à tout bout de champ, pour rendre confiance par le sentiment à la fois d'avoir été trahi et celui d'être défendu. Puis cela détournait des projets réels que les notables caressaient chez eux, cela déviait l'esprit populaire...

 

Les jours après les jours passèrent

Les jets d'eau pleuraient dans la nuit

Il vint d'étranges émissaires

Sur des chevaux aux pieds de bruit

Ils entraient dans un grand vacarme

Comme le sort qu'on joue aux dés

Vêtus de noir et chargés d'armes

En deuil de leur Dieu de Judée

Ils déclinaient leurs noms superbes

Leurs domaines et leurs aïeux

Prêts à verser leur sang sur l'herbe

Pour un sourire dans les yeux

Prêts à se battre un contre dix

Sur leurs étriers d'argent droits

Pour que les Maures se rendissent

Rappelant sa parole au Roi

 

Émir tu juras sur la Bible

Sur la Croix et sur le Coran

Si mon maître était invincible

D'ouvrir Grenade et dire Prends

L'Alhambra le Généralife

Et nous avions t'en souviens-tu

Gardé ton fils entre nos griffes

Si tu nous trahis je le tue

Faut-il énumérer les villes

De l'arbre tour à tour tombées

Alméria comme Séville

Sous mon joug Malaga courbée

Ô Prince que te reste-t-il

J'ai pris Loja sur mon chemin

Et je campe au bord du Xénil

Guadix et Baza dans mes mains

Ne sont que ruines et que cendres

Et l'Alhambra si je le veux

Raison ne vas-tu pas entendre

Ou j'y fais pleuvoir notre feu

Tes plafonds peints tes cieux de gypse

L'oubli sur eux d'avoir été

Car j'ai l'arme d'Apocalypse

Si je ne m'en sers c'est bonté

Tu le sais bien que je peux faire

Barrer Grenade comme un nom

Y porter la mort et le fer

Dans le chant chrétien du canon

 

Alors il se faisait un frémir des murailles

Ceux qui portaient ici le soleil à leur front

Et dont les cœurs saignaient déjà comme une taille

Où le rossignol chante encore aux bûcherons

Cherchant leurs femmes et leurs chiens d'un œil oblique

Imaginant l'horreur des fontaines blessées

Tournaient de tous côtés leur prunelle panique

Sur l'incroyable mort dont tout est menacé

Ni la Thora ni l'Évangile

Ne me sont des livres sacrés

Pour le Coran dit Boabdil

Rien sur lui n'est jamais juré

Qui soit contraire à sa nature

Mais si tu touches mon enfant

Et profanes tes Écritures

Faisant ce que tout Dieu défend

Le feu du ciel sur toi retombe

Dussions-nous sous le même drap

Trouver notre commune tombe

Entre les bras de l'Alhambra

Comme amants même mêlés morts

L'âme des Rois je te le dis

Trouve à la flamme qui les mord

Toi l'enfer moi le paradis

Il vient un temps qu'il faut qu'on meure

Les royaumes comme les gens

Et croule sur moi ma demeure

Nul après moi n'y soit régent

Me faut-il mendier des jours

Comme les miettes du festin

J'ai suffisamment fait l'amour

Pour voir en face mon destin

Roi de Castille par ta Reine

Maquereau qui compte tes sous

Entre à Grenade et je t'entraîne

Où tu puisses dormir ton saoul

Mais étranger dans cette terre

En sais-tu goûter le parfum

La jouissance et le mystère

Les fleurs et les baisers défunts

Et même un jour ta race y règne

Toujours aux jardins profanés

Clos lui soit pourquoi le ciel saigne

Jusqu'à leur Méditerranée

De quoi peut la nuit défaillir

Et de quoi parle le torrent

Pour quoi le vent d'El-Djezaïr

Souffle une haleine de safran

 

Alors on entendit la plainte des notables

D'où te vient-il le droit de disposer de nous

Fils de Nasr au malheur assis comme à la table

Qui cache à l'univers ta honte et tes genoux

Tu brûles de brûler nos biens et nos personnes

Enfant qui dans ta main n'eus qu'un sceptre brisé

Promis à ce destin voici que l'heure en sonne

Avec les Rois du Christ il vaut mieux composer