Tout a commencé par une faute de français. Dieu sait pourquoi j'ai dans ma bibliothèque cette collection du Ménestrel, journal de musique qui, à partir de 1833, publiait tous les dimanches une romance inédite. Ce sont de grands volumes encombrants que je n'ai fait que feuilleter. Fallait-il que je fusse désemparé pour les rouvrir en 1960, quand mes yeux tombèrent sur l'une de ces chansons dont les paroles sont de M. Victor le Comte, de qui je ne sais rien, et la musique de Mlle Pauline Duehambge, cette amie de Marceline Desbordes-Valmore, et pourtant ce n'était pas cela qui me retint, mais le titre : La Veille de la prise de Grenade, en raison d'une obsession longue de ma vie, comme, vous savez, ces rêves qu'on retrouve, ces rêves rerêvés qui vous ramènent à une maison qu'on n'a jamais vue, un monde uniquement nocturne, avec ses fleurs et ses lumières, des rapports entre les gens qui n'ont rien à voir avec les liens entre ceux qui nous entourent éveillés, tout y est changé, les sentiments, les hiérarchies, la philosophie ou la religion, les codes, les coutumes, les vêtements... pourtant on les retrouve après des mois, parfois des années d'absence, avec une réalité poignante, si bien qu'il arriverait facilement qu'on dît : tiens le fauteuil qui était là, la dernière fois, n'y est plus, ou d'un personnage : vous avez vieilli, mon ami... Grenade, la Grenade aux derniers jours, la Grenade assiégée par les Rois Catholiques, a passé, je ne sais d'où la première fois, peut-être d'un journal d'enfants, dans ma songerie, et sans doute qu'ici c'était une Grenade comme sont cathédrales les reliures romantiques, un couple doré sous la cloche de verre d'un dessus de pendule :
Mais avant de courir où le clairon m'appelle
viens encor sur mon cœur, car, à l'amant fidèle,
un adieu de sa belle
porta toujours bonheur
porta toujours toujours bonheur...
Ce n'était pas la porte de mes songes, et j'aurais avec mauvaise humeur refermé ce grand in-quarto sur hollande, imprimé chez Poussielgue, 12, rue du Croissant-Montmartre, n'était qu'au premier vers de la romance me retint une sonorité de corde détendue, une bizarrerie dans le premier moment dont je ne compris point où elle résidait :
... La veille où Grenade fut prise
à sa belle un guerrier disait..
Pourquoi l'amertume était-elle dans ce premier vers si grande à l'oreille, et comme dans la bouche ? La veille où Grenade fut prise..., je le répétai trois ou quatre fois avant d'entendre que tout le mystère en résidait dans une faute de syntaxe : on dit, bien entendu, la veille du jour où..., et non la veille où... C'était précisément de ce divorce des mots, de cette contraction du langage que venait le sentiment d'étrangeté dans ce poème de parolier, une de ces beautés apollinariennes qui résident dans l'incorrection même. Là était la clef des songes, et j'allais répétant La veille où Grenade fut prise... la veille où Grenade fut prise... jusqu'à ce que cette persistance machinale engendrât de moi une manière de chanson que je crus d'abord venir d'une image parallèle, ce terrible 13 juin 1940, quand, avant que le courant fût coupé, dans une maison du Maine, j'entendis la nouvelle de Paris tombé... ou peut-être était-ce l'un de ces « adieux au monde »... Enfin, je venais de me prendre en flagrant délit de vol, d'un vers de romance j'avais fait le crochet d'une serrure singulière, et voilà que le pêne fonctionnait... La veille où Grenade fut prise... Il y avait dans la chanson, pour moi, un tout autre mystère : les mots m'avaient engagé sur un chemin inattendu, m'identifiant avec le roi de cette ville mythique, ce Boabdil dont je sais bien comment il a pénétré dans mes rêves, mais pouvais-je vraiment, et dans quel miroir, me voir sous les traits de ce personnage, dont apparemment l'image déformée est née de la poésie espagnole, du romancero morisque, de la légende ennemie ? Drôle de Hamlet, à qui tout un monde est le pauvre Yorik ! Oui, je sais, d'où il m'est d'abord venu, comment il est monté sur les tréteaux de mon théâtre intérieur. Depuis cette année de ma première communion, j'ai retenu, comme le texte d'un catéchisme hétérodoxe, ces phrases d'un livre de prix paradoxal qu'on m'avait donné à l'École Saint-Pierre de Neuilly :
La chute de Grenade est aussi fameuse que la chute de Troie : la romance qui fait soupirer se fixe dans la mémoire des hommes qu'elle amuse comme la tragédie les affermit. El rey Chico, le petit roi Boabdil, lâche, traître et assassin, est pour nous caché à demi par les branches tombantes de ce laurier-rose sous lequel il se déroba, un jour que ses soldats mouraient bravement pour sa cause. Nous lui sommes indulgents et nous le parons, parce qu'on l'avait surnommé Zogoïbi, le malencontreux, et qu'il était né sous une mauvaise étoile. En regardant la porte par où il quitta l'Alhambra et dont il demanda, pour suprême faveur, qu'elle fût à jamais murée, en descendant le chemin qui va du côté de Saint-Antoine-le-Vieux et qu'il fit construire pour fuir au camp des chrétiens sans rencontrer ses Maures, on se dit que ce roitelet méprisable, pour tant tenir à l'existence, avait dû connaître d'incomparables voluptés...
Ce n'est que bien plus tard que je m'avisai de la nature des sources barrésiennes, et que l'idée me vint que toujours un roi vaincu doit être lâche et traître quand ce sont les vainqueurs qui écrivent l'histoire. Lorsque, dans les années vingt, je rendis visite à Maurice Barrès, lui en faisant la remarque, il me regarda d'un air de surprise où peut-être y avait-il quelque soupçon du mauvais esprit en moi, de l'Allemagne amnistiée, de je ne sais quel prince de Hohenzollern dont j'eusse voulu prendre la défense, ou Parsifal qui n'est pas sans ressemblance avec l'Enfant-Roi, dont il avait péché pour ce Regard sur la prairie dans Du sang, de la volupté et de la mort et il murmura moins pour moi que pour le masque de Pascal qui lui faisait vis-à-vis : « C'est bien la première fois que je rencontre un défenseur de Boabdil... » Ce qui n'était pas répondre. Et, à vrai dire, j'attendis quarante années pour être ce défenseur... Ainsi l'auteur de L'Amateur d'âmes allait me devenir ce que fut à Wieland Lucien de Samosate. C'était quand, ayant traduit la diatribe de cet auteur sur la vie et la mort de Peregrinus, Wieland s'imagina si fortement l'homme décrit qu'il fut saisi de doute sur la véracité de l'image et se prit à penser que les actions reprochées au modèle n'apparaissaient si odieuses que parce qu'on en ignorait les mobiles. Il les chercha dans les auteurs anciens tout un soir et une partie de la nuit, tant qu'il finit par s'endormir : alors Peregrinus Protée le visita dans son sommeil, racontant son histoire, que Wieland écrivit au réveil... Moins heureux, j'ai dû chercher Boabdil, qui se dérobait derrière son buisson de lauriers-roses, c'est-à-dire sous les fleurs arabes portées à partir du pays de Nadjd, des temps anté-islamiques à la chute de Constantinople, vers le nord et l'Asie par la Perse, à travers le brasier d'Afrique jusqu'à l'Andalousie où ruissellent les eaux de neige. Et Boabdil n'avait point pour moi l'empressement de Peregrinus à renseigner Wieland sur lui-même. À sa recherche, par toute la forêt d'Islâm, je me perdais dans Bagdad et Alexandrie, au fond des sables touareg, à l'extrême occident des îles musulmanes, où tout venait démentir les données reçues. Et il n'y avait pas que de l'Enfant-Roi chemin faisant que je devais réformer mes idées. J'appartenais par la tradition, l'enseignement et les préjugés au monde chrétien : c'est pourquoi je ne pouvais avoir accès à celui de l'Islâm par la voie directe, l'étude ou le voyage. Seul, ici, me guiderait le songe, comme ceux qui descendirent aux Enfers, Orphée ou Dante...
Le temps passait, il y avait des années entières sans que le rêve de Grenade me revînt. Il m'a fallu avoir les cheveux blancs pour comprendre ce qu'il y a de vertigineux dans cette expression d'indifférence, travailler à temps perdu. C'est quand on mesure enfin le peu qui vous reste, au mieux ou au pire à votre choix, sur cette terre, qu'on sait vraiment ce que c'est que perdre le temps. Son temps, comme on dit, sans frémir.
Pourtant tous les rêves ne se font pas les yeux fermés. J'ai été à Grenade, à la fin de l'automne 1926, quand déjà les vents s'y glaçaient. C'était la Grenade du Baedecker et celle de Washington Irving : The city of Granada lay in the center of the Kingdom, sheltered as it were in the lap of the Sierra Nevada, or chain of snowy mountains... Ô l'heureux homme ! Il avait pour lui seul l'Alhambra que les Espagnols d'alors laissaient à l'abandon, il y habitait pour écrire sa Conquest of Granada... Pour moi, après trois jours ici passés, et une nuit au Sacro Monte, dans la Grotte des Gitans (et le vent glacé qui venait de cette chaîne des monts neigeux me faisait bizarrement songer à son nom maure, le Cholaïr ou Mont Solaire1), j'étais parti pensant y retourner, mais l'histoire dispose de nous et, quand je revins en Espagne, déjà Grenade était marquée au front par le sang de Federico. Et là où était tombé Garcia Lorca, revenant d'Afrique avec des cavaliers maures, un autre conquérant interdisait l'accès aux gens de mon espèce. C'était quand le nom même de la ville vermeille me revint par un tout autre cheminement.
Pourquoi nous créons-nous des pays légendaires, s'ils doivent être l'exil de notre cœur ? Tout ce qui m'a jamais enivré, tout ce qui m'a tourné la tête, et la musique, et la peinture, et l'héroïsme, et la poésie, quand je me retourne en arrière, il me semble le voir couler vers moi de toutes parts, converger en moi comme pour ensemencer, fertiliser une seule terre, en lever la moisson de ma vie, préparer le terreau de mon amour. Wagner ou Tchaïkovski, Shakespeare ou Rimbaud... Vermeer ou Delacroix... un homme n'est qu'un instrument préparé pour les mains d'une femme. Et pour elles, ce sont plus que toute chose, les douleurs et les rêves qui le modèlent, le façonnent de la brute qu'il était...
Ce n'est pas coïncidence, mais convergence. Il fallait qu'un jour vînt où je tins de la femme que j'aimais uniquement, je veux dire que j'aurai uniquement aimée, un chant de son pays lointain, étrangement possédé de Grenade :
Γрeнаdа Γрeнаda Tpeнada МOЯ...
Ce poème de Mikhaïl Svetlov, je l'ai connu par Elsa, je l'ai écouté, à la demande d'Elsa, dire par son auteur alors même que sa langue m'en était inconnue, je n'y entendais que ce refrain de Grenade... ce poème où se mêlent aux coursiers arabes les chevaux cosaques, la Guerre Sainte à la guerre civile, l'Ukraine à l'Andalousie... Il devait devenir l'âme de ce roman d'Elsa, bien plus tard, où tournoie le grand tourment du XXe siècle, des hommes et des femmes à leur patrie arrachés, la voix de ce sentiment nouveau, comme une conquête moderne, l'internationalisme prolétarien, pour lui donner son grand nom ensanglanté... c'est sur ce poème qu'est bâti Le Rendez-Vous des étrangers, et je sais trop de quel prix est payé un roman pareil, pour n'y pas lire notre double destinée, le mystérieux appel de Grenade, l'expression de ce qui enlace nos deux vies, nos deux songes mystérieusement réunis...
Grenade mes amours Grenade ma Grenade...
Je vous dis que je n'avais pu si longtemps rêver d'elle que ce ne fût pour que s'y trouvât liée finalement celle sans qui pour moi tout n'est que sable aride. Peut-être est-ce de ce livre de 1956 enfin que me vint nécessité d'écrire une sorte de poème où se retrouveraient, s'étreindraient, se mêleraient, se féconderaient tant de pensées secrètes, de musiques intérieures, toute ma vie en moi portées, et qui demandaient que je leur donne épanouissement. Que m'était Grenade avant Elsa, qu'une nostalgie après tout comme une autre ? Toute graine, il lui faut à la fois le sol et le soleil pour fleurir. Et c'est ainsi que Grenade se leva de la terre de mes songes à la lumière de la femme, qui en avait prononcé le nom... À ceux qui diront que c'est artifice, et croiront que son entrée ici dans le poème, par la voix d'un vieil homme et de sa folie, est simple fiction de théâtre, à ceux-là qui ne verront que rhétorique à l'écho dans le vieillard de Grenade, à l'âge qui est à des mois près le mien, du poème de Medjnoûn et Leïlâ que Djâmî acheva d'écrire à Hérât huit ans environ avant la chute de Grenade, alors qu'il avait, lui, soixante-dix hivers, à ceux qui prendront cette histoire pour une simple fiction, que voulez-vous donc que je dise ? À ceux qui me reprocheront d'y avoir mêlé la prose et le vers, et des formes hybrides du langage qui ne sont ni l'une ni l'autre de ces polarisations de la parole, me faudra-t-il apprendre que la poésie arabe est le plus souvent l'illustration d'un commentaire en prose ou d'un traité de poétique, qu'interrompent des exemples ou poésies ? Et que le français comme l'arabe peut se plier à tous ces intermédiaires du vers compté au langage courant, et parmi eux la prose savante au sens qu'on le dit de la musique, dont le sadj arabe est l'exemple donné par le Coran. À ceux qui ne liront Le Fou d'Elsa qu'en s'y tenant à la lettre, je dirai d'accompagner Boabdil écoutant dans la nuit le disciple d'Averroès... Ou je rappellerai ces mots de Chateaubriand en tête des Aventures du dernier Abencérage, expliquant pourquoi son livre n'avait point paru quand il l'écrivit : La résistance des Espagnols à Buonaparte, d'un peuple désarmé à ce conquérant qui avait vaincu les meilleurs soldats de l'Europe, excitait alors l'enthousiasme de tous les cœurs susceptibles d'être touchés par les grands dévouements et les nobles sacrifices. Les ruines de Saragosse fumaient encore, et la censure n'aurait pas permis les éloges où elle eût découvert, avec raison, un intérêt caché pour les victimes... Il n'y a point aujourd'hui de censure, mais c'est que nous avons perfectionné tout cela. Au reste, les Espagnols du temps de Goya ne ressemblent guère à ceux d'Isabelle la Catholique ; d'ailleurs les Maures se disaient Espagnols, et Chateaubriand n'avait point connaissance du vrai Boabdil autrement que Washington Irving ou Barrès. Le massacre des Abencérages sur l'ordre du Rey Chico, pour quoi Barrès l'appelle assassin, est la chose la moins certaine du monde : les auteurs musulmans estiment que ce fut le fait du vieux roi Aboû'l-Hassân, ou de son frère Al-Zagal, mais non de Boabdil dont les Ibn es-Serrâdj étaient l'appui principal pour s'en tenir au témoignage d'Auguste Müller. C'est la belle Chrétienne qui, au héros de Chateaubriand, montre la fontaine à l'Alhambra qui reçut les têtes défigurées des Abencérages... Au vrai, l'auteur ne tint l'anecdote que de Perez de Hita, dont le livre ne fut traduit que deux ans après sa visite à Grenade. De quels mensonges s'écrit ainsi l'histoire, il ne semble pas que les siècles y aient rien changé. Et ce n'était pas la censure qui retarda la publication du Dernier des Abencérages, où l'histoire n'était que le masque d'un amour : le manuscrit, François-René de Chateaubriand le lisait à Méréville, chez son ami Alexandre de Laborde, de qui, sans doute, tout le monde en Bianca reconnaissait la sœur, Natalie de Noailles, et devinait sous l'apologue cette rencontre par quoi se termine l'Itinéraire de Paris à Jérusalem en Andalousie. Mais fallait-il imposer à Mme de Chateaubriand cette proclamation publique de la passion de Bianca et du voyageur qui s'en revient de Tunis à Grenade ? En 1817, Natalie aura sombré dans la folie, René huit ans encore attend l'assurance de l'irrémédiable, et Louis XVIII ne lui aura suffi qui n'avait raison de perpétuer la censure napoléonienne... L'histoire, il s'agit bien de l'histoire, et Grenade, qu'est-elle à Chateaubriand ? que m'est-elle ?
Les desseins qui sont ici profondément les miens, ou trop facilement sous la métaphore apparaissent, ou détournent peut-être le lecteur de ce que je dis pour moi seul, pour d'autres plus tard, et qui est au-delà de la lettre des mots, pour moi le sang des choses. De ces choses, dont le Coran prétend que l'interprétation n'est connue que d'Allah.
Mais je ne défends pas ce que j'écris ou vais écrire. J'ouvre ici seulement le rideau sur un univers où l'on m'accusera peut-être de fuir le temps et les conditions de l'homme que je suis. C'est peut-être de cet homme-là que je sais ce que de moi l'on ignore... Le rideau, toujours, est de pourpre et lourd à soulever. Je le répète, il a suffi d'une chanson naissante, d'un vers volé, d'une phrase fautive...
Tout a commencé par une faute de français.
CHANT LIMINAIRE
J'ai tout mon temps d'homme passé
Sans lendemain dans les fossés
Attendant une aube indécise
La mort à mes côtés assise
Enfant-roi du palais chassé
La veille où Grenade fut prise
J'ai vécu comme un insensé
Dans l'Alhambra des vents glacés
Les yeux défunts la lèvre grise
Jet d'eau qui murmure et se brise
Miroir par avance blessé
La veille où Grenade fut prise
Je suis une nuit dépensée
Qui cherche au matin ses pensées
Un joueur qui n'a plus sa mise
Déjà déchirant sa chemise
Qu'on vise un cœur déjà percé
La veille où Grenade fut prise
La veille où Grenade fut prise
D'abord il y eut un long temps de guerres qui ressemblaient à des tournois. Et c'est ainsi que va la légende, et qu'elle renaît pour Delrio, le héros d'Un amateur d'âmes : Depuis la porte d'Elvire jusqu'à celle de Bivarambla, il voulait que tous les lieux de l'Alhambra prissent dans l'imagination de son amie leur sens grand et naïf, et que par leurs légendes ils s'animassent des dames morisques et de chevaliers sarrasins en jupons verts, manteaux rouges, éperons d'or, larges étriers d'argent, montés sur des cavales baies et sur des genets tout fiers de leurs harnais et de leurs plumes... On ne croit pas à la guerre quand elle n'entre pas dans la maison ; on ne croit pas au destin quand il ne met pas sur vous sa griffe. Il y a le peuple pacifique, et chaque jour le murmure de vivre inépuisablement repris. Le cheval à la noria qu'il tourne, la nà'oûra disaient les Maures, apprendra le désastre de la flèche égarée dans son ventre. En attendant...
Et nous vivions sans trop savoir ce qui se passait au loin sous nos couleurs, les tortures, les enfants en monstres changés, la perversion de toute chose, le sang épars au rire atroce. Il ne semblait pas que jamais dût se retourner le cyclone, et les patients travaux aveugles se poursuivaient, inventant races de fleurs, ciselant pour qui des bijoux, brisant à des musiques savantes les phalanges du virtuose... et j'ai longuement regardé par la vitrine dans cette échoppe du Palais-Royal, l'artisan qui fignolait des soldats de plomb pour les faire pareils à ceux de Nerwinde ou à ceux de Fleurus...
Ô nuit des invasions, de quels mots ces petits lingots bariolés furent-ils accueillis par les paysans wallons, comme je le fus, tapant à une porte de ferme au mai quarante quelque part de ce côté-là, par un garçon criant à sa mère : Les soudards ! Les soudards ! Et comment cela se disait-il dans le mardj, le grand verger grenadin, quand surgissaient les cavaliers de Ferdinand ? ou les moudjâhidîn du Zagal ? Tout se mesure au territoire des vocables, au court chemin fait pour qu'ils changent... et dans le temps.
Et ce monde qui est nous, et son passé, tout y prend sa place paisible, et les cruautés, la barbarie incendiaire, les famines... chapitres de l'Histoire qu'innocemment l'écolier charrie avec lui, s'arrêtant sur sa route à la fuite des moineaux. Et pas seulement à cet âge : à tout prendre il me semble toute la vie avoir ainsi traîné entre la maison de ma mère et le pupitre où j'allais reprendre les problèmes abandonnés. Mais je m'égare à cette école buissonnière : je disais que tout cela où nous avons dans les siècles complicité, l'épicier du coin, ces dames au five o'clock, l'homme à manches de lustrine, et ces gens de charrue ou d'étable, moi-même, en un mot les Français, nous semble à jamais teinté de la douceur nôtre, oublieux des cages de Louis XI, du Palatinat ou des Dragonnades... Qui donc jamais en notre nom brûla les écoles ! Peut-on comparer à la Guerre Sainte des Musulmans notre guerre angevine ? Et dans notre gorge il ne sait, le vocable Andalousie, rouler que tendrement comme un chant de tourterelle... ayant perdu le v des Vandales avec le chant maure... Aussi bien, de bouche à lèvre, de Maure à Chrétien, les b et les v s'équivalent, et Barrès incertain parle de la Porte de Bivarambla que les plans espagnols nomment Bibarambla, mais facilement les gens prononcent Vivarambla, les Maures appelaient Bîb er-Ramla, Bâb er-Ramla, et que de toute façon je ne traduirai point Porte de la Sablière.
Dans le rêve que je faisais de Grenade, il y avait un grand jardin descendant la colline du Généralife, je ne sais appartenant à qui, et j'imaginais mal l'énorme travail des jardiniers chaque année y replantant les bulbes : mais au premier printemps, qui est encore chez nous l'hiver, il se couvrait de millions de jacinthes, bleues, roses, blanches, ou d'indigo... si serrées, si serrées, que les feuilles avaient peine à ouvrir leur éventail vert, et celui qui aurait ici perdu son alliance, jamais ne la retrouverait... une invasion de jacinthes, y serpentent de rares sentes étroites, où les amoureux ne peuvent passer de front. C'est ce jardin de mes poèmes, où tout fleurit pour toi seule, à qui la jacinthe est soupir, souvenir et caresse. Tu me reproches de n'avoir su y ménager les chemins que je puisse t'y accompagner autrement que ton ombre. Mais pouvais-je empêcher l'énorme broderie polychrome de couvrir ainsi toute la terre, sauf où j'ai ménagé cette piste de zoulaïdj, d'azulejos, large à l'étroitesse de ton pied ? Je te mènerai dans ce champ votif, par ses bouquets odorants, comme une danse de mon âme ; je te conduirai, à reculons devant toi, entre ces écueils de fleurs... Ô jacinthes, pareilles à d'immenses villes miniatures, tours et clochers, cœurs et couleurs, bourdonnantes d'abeilles, comme un orchestre de baisers...
Cette céramique florale pare encore une vie qui s'ignore menacée. Une ville de vanniers et de poètes, de charrons et de marchands, de potiers et de drapiers, de couteliers, de faiseurs de briques... Et il se chante des chansons dans les puits des rues sombres, et la campagne s'ouvre aux jeunes gens étourdis de ses parfums. Au-dessus de Grenade, hors les murs, une clameur comme d'enchères au marché des biens invisibles...
1 À vrai dire, les Maures l'appelaient Djebel Cholair es-Sadj ou « Mont du Soleil et de la Neige », le soleil est avec eux parti, la neige aux Chrétiens restée.